avant-propos

Europe, pays des frontières : partout, même à Maastricht, on est sur une frontière, partout se rencontrent ces tracés, réels ou institutionnels, qui permettent non pas tant de délimiter que de différencier et d’établir une hiérarchie de droits. Toujours, aux confins, elles sont le lieu où sont mises en oeuvre les politiques de sécurité. Parfois (Vacarme s’y intéresse depuis longtemps), elles se déplient au-delà des limites géographiques de l’Europe, par-delà la Méditerranée ou à l’Est, avec l’institution de camps et de filtres utilitaristes en Libye ou au Maroc, en projet en Ukraine. La plupart du temps, on les rencontre à l’intérieur des territoires nationaux, partout où il y a contrôle, comme le rappelaient le Lieu et la Sonore du n°25 de Vacarme, réalisés à partir du travail du collectif Précipité dans le foyer Emmaüs de la rue des Pyrénées. C’est encore de frontières qu’il s’agit dans les pages qui suivent, celles de l’élargissement à l’Est ; elles créent une nouvelle sorte d’étranger, ceux qui sont moins qu’étrangers parce qu’à la périphérie et assimilables, dotés de droits moindres que les citoyens des pays du « centre », tandis que subsistent des étrangers plus qu’étrangers, « autres » et dépourvus de droits. Un endroit symbolise cette Europe, la place de la Transalpine qui sépare Gorizia, en Italie plus qu’européenne, et Nova Gorica, dans cette Slovénie tenue encore jusqu’en 2009, voire 2011, dans les limbes de l’UE. Symbole fort puisque c’est là que, le 30 avril 2004, fut célébrée l’entrée de dix nouveaux pays. À cette période précise, le collectif Précipité a tourné un film en marge de la cérémonie de l’élargissement : sous l’agenda politique officiel et la fausse évidence commémorative, il s’agissait de comprendre un peu mieux ce qui arrivait. De ressaisir quelque chose du réel de cette « Europe », de sa matérialité, sur un territoire à peine sorti des dernières convulsions de l’après-Yougoslavie.

Dans l’adhésion de ces nouveaux pays à l’UE, c’est sans doute moins un supplément d’universalité qui est en jeu que la mise en place d’un nouveau régime des frontières. C’est ce que développe Enrica Rigo, en montrant que les frontières nationales, en application de Schengen, ne sont pas simplement repoussées aux frontières externes de l’Union : les pays limitrophes deviennent des composants actifs de la communautarisation des frontières, dont les conséquences s’étendent jusqu’à leurs législations, en les impliquant dans les politiques européennes d’immigration. Presque une réactivation du vieux rideau de fer, par le biais d’un programme européen innocemment nommé PHARE (à l’origine Pologne-Hongrie ; Assistance à la reconstruction économique, il concerne actuellement dix pays). La déterritorialisation de la loi allant de pair avec la prolifération des statuts, l’élargissement à l’Est est un laboratoire de la transformation des frontières nationales, où s’observe le refus d’un droit à la libre circulation au nom des « impératifs d’ordre public et de sûreté nationale ». Loin de correspondre aux seules frontières extérieures d’un espace commun, ces limites de la citoyenneté européenne traduisent aussi sa division interne. Nulle part ailleurs que dans les pays d’Europe centrale ou orientale n’apparaît mieux cette dimension inégalitaire du processus d’européanisation. L’entrée échelonnée des anciens pays socialistes dans l’UE reproduit des différences inscrites dans l’histoire du continent européen, en même temps que des frontières qui n’existaient souvent pas aux yeux des populations. Exemplaire est à cet égard l’histoire, racontée par Andrej Kurnik, du mouvement des Effacés : des milliers de personnes issues de toute la région des Balkans ont été rayées des registres d’état civil, payant le prix lourd de l’intégration du jeune État slovène à l’UE. Et ce sont les mêmes qui, le 1er mai 2004, prenant l’Europe au mot, se sont rassemblés à la frontière de Gorizia et de Nova Gorica pour revendiquer, face à Romano Prodi, une citoyenneté européenne post-nationale. Si l’élargissement crée un ordre juridique et territorial nouveau sur le continent, l’Europe n’est pas toujours là où elle se montre. Il y a urgence à la documenter ; et à s’en saisir.

Dossier réalisé par Thierry Braibant, Emmanuelle Cosse, Pierre-Vincent Cresceri, Jean Jover, Jean-Baptiste Leroux,
Isabelle Saint-Saëns & Élise Vallois. Images : Précipité & Ivan Saksida (Vitel TV).