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Flex-sécurité, tour d’horizon entretien avec Jérôme Gautié

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Aux charmes de la simple dérégulation, le nouveau discours économique officiel préfère désormais ceux de la « flex-sécurité ». Le modèle danois qui concilie marché du travail flexible et protection sociale généreuse semble en effet riche de promesses pour un pays comme la France où chômage de longue durée et exclusion se sont enkystés après plus de vingt ans de « crise ». Jérôme Gautié est directeur de recherche au Centre d’Études de l’Emploi. Il précise quel usage on peut faire de l’exemple danois tout en soulignant qu’il constitue tout au mieux un horizon de long terme. Poursuite de notre feuilleton.

Comment définir le plein emploi ?

Il faut pour cela revenir à la façon dont le chômage « s’invente » à la fin du XIXème siècle, notamment au Royaume-Uni. Pour les réformateurs qui élaborent cette catégorie, dans un souci à la fois de lutte contre la pauvreté et de rationalisation du marché du travail, il s’agit alors de distinguer parmi les pauvres deux groupes : les « employables », à la fois parce qu’ils ont les qualités requises pour l’être, et parce qu’ils sont suffisamment normés et normalisés pour être employés ; et les autres, « inemployables », soit en raison d’une incapacité physique, soit parce que leur comportement est incompatible avec la discipline de l’emploi industriel. Si les premiers (les « employables ») sont au chômage, ce n’est pas de leur fait (i.e. ce n’est dû ni à leurs caractéristiques, ni à leur comportement) : cela résulte d’un manque d’emplois au niveau global, et donc d’un dysfonctionnement du système. Les chômeurs — ces employables sans emploi — sont notamment des pères de famille sans travail. La notion de plein emploi n’a de sens que par rapport à cette construction : elle en constitue le pendant historique. Ce que l’on appelle « plein emploi » durant les Trente Glorieuses, ce n’est donc pas à proprement parler la pleine utilisation de la main-d’oeuvre en âge de travailler : c’est avant tout le plein emploi des hommes employables, et notamment le plein emploi des male breadwinners. C’est ce qui explique que cette période est décrite comme une situation de plein emploi alors même que le taux d’emploi est relativement faible dans la plupart des pays capitalistes développés (les femmes sont « au foyer » pour plus de la moitié d’entre elles jusqu’à la fin des années 1960).

Les Trente Glorieuses articulées autour d’un mode de régulation fordiste de l’économie ne constituent-elles pas néanmoins un âge d’or ?

En France, l’emploi fordiste de l’après-guerre renvoie implicitement à la fonction publique et aux très grandes entreprises comme Renault : des emplois stables, une carrière professionnelle organisée selon des règles administratives et une progression des rémunérations à l’ancienneté. Or ces emplois ne représentent qu’une minorité des emplois. Même au Japon, le fameux « emploi à vie » n’a jamais concerné qu’un peu plus d’un tiers des emplois. Il faut en outre se souvenir que l’institutionnalisation des réglementations est tardive : elle intervient à la fin des années 1960 et surtout au début des années 1970 alors que le fordisme amorce déjà son déclin. C’est en effet en réaction au choc pétrolier que se met en place dans certains pays un système de protection de l’emploi contre les licenciements. En ce sens, le fordisme fut beaucoup moins une réalité qu’un horizon : un modèle à atteindre et à étendre à l’ensemble des salariés.

Qu’est-ce qui caractérise ce modèle ?

Le fordisme, c’est l’histoire d’une démarchandisation du facteur travail : à mesure que les entreprises fonctionnent comme des marchés internes et qu’un système de protection sociale se met en place, les activités de travail vont être de plus en plus protégées du marché et de ses fluctuations. Les revenus sont de fait déconnectés des mécanismes d’ajustement marchands puisque ce sont des règles administratives — et notamment les grilles des conventions collectives — qui fixent le niveau de rémunération et non pas, comme dans la théorie microéconomique, l’offre, la demande et la productivité marginale.

La fin du fordisme, c’est donc d’abord une remarchandisation du travail qui se traduit par une instabilité croissante des emplois.

Des travaux récents ont été menés sur l’évolution à long terme de l’instabilité de l’emploi à partir de la mesure de la probabilité de ne plus être « en emploi » d’une année à l’autre. Les résultats sont surprenants : depuis 25 ans, il n’y a pas d’accroissement général de l’instabilité. On constate bien une forte probabilité de ne plus être en emploi pour les travailleurs âgés — du fait des préretraites — et pour ceux dont l’ancienneté dans l’emploi est faible, mais pour ceux dont l’ancienneté dans l’emploi est supérieure à 5 ans, cette probabilité est constante au cours des 20 dernières années. Contrairement à une image très répandue, l’ensemble de la population ne s’affronte pas à une remarchandisation du travail par précarisation de leur statut d’emploi. La fragilisation de la relation d’emploi se traduit surtout par un dualisme croissant du marché du travail. Tout se passe comme si l’instabilité des uns (CDD, intérim) était la condition de la stabilité des autres.

Cette remarchandisation ne concernerait donc que des segments de la population ?

Ce mouvement touche les marges : les plus âgés, les jeunes, les moins qualifiés. Mais on parle ici d’une remarchandisation au sens d’une flexibilité et d’une instabilité accrues. Or la contrainte de marché s’est aussi instillée dans la relation de travail elle-même. Au-delà de la précarisation de l’emploi qui touche une partie des salariés, on assiste ainsi à l’introduction de la logique marchande à l’intérieur des entreprises (relations de fournisseurs à clients au sein même de l’entreprise, horaires fluctuants, passage de l’usager au client dans le secteur public). Or cette forme de remarchandisation touche une fraction beaucoup plus grande du salariat, y compris dans le secteur public. C’est l’une des causes de l’intensification du travail à laquelle on assiste depuis une vingtaine d’années. Comme le montrent les travaux de Philippe Askenazy ou Michel Gollac, cette intensification est aussi physique et elle se traduit notamment par une augmentation des troubles musculo-squelettiques (TMS). Ainsi, alors que la littérature insiste sur leur dimension psychologique, il importe de souligner les charges très physiques qui découlent de rythmes de travail plus intenses. Chez General Motors, dès les années 1980, les nouvelles formes d’organisation du travail ont permis de passer en quelques années de 42 à 57 secondes travaillées par minute. Or lorsque les gens travaillent plus dans leur temps de présence, les conséquences ne sont pas seulement mentales, elles sont aussi physiques, et se traduisent aussi par une remontée des accidents du travail.

Comment combattre cette forme particulière de remarchandisation du travail ?

Incitations et règles se combinent. Aux États-Unis, les compagnies d’assurance ont réagi à l’augmentation des accidents du travail en augmentant le coût des cotisations. Mais du côté des règles, les choses ont bougé aussi : les rapports d’inspection du travail sont désormais rendus publics sur internet. Les entreprises ont été obligées de réagir à la fois en raison d’une incitation négative (l’augmentation des coûts) et parce que les conditions de travail devenaient partie-prenante de l’image de l’entreprise.

Plus généralement, la fin du fordisme signifie la fin d’un régime particulier d’emploi et de protection sociale. Comment repenser aujourd’hui l’articulation entre marché du travail et protection sociale ?

Au risque de simplifier, trois pistes peuvent être distinguées. La première voie serait celle d’un retour au fordisme : il s’agirait de « re-réguler » le contrat de travail pour lutter contre toutes les formes particulières d’emploi, considérées comme des dérives, et ainsi, en quelque sorte, de ré-encastrer l’économique dans le social. La deuxième voie, dans la lignée du libéralisme classique, serait au contraire celle de la déconnexion de l’économique et du social : face à une dynamique économique jugée inéluctable et, en grande partie, souhaitable, il s’agirait d’assurer le libre fonctionnement des marchés (dont celui du travail) et d’instaurer au mieux des filets de sécurité limités. La proposition d’une allocation universelle va en partie dans ce sens. Une troisième voie renvoie dos-à-dos les deux précédentes. À la première, il est reproché d’être illusoire : le droit seul ne peut endiguer les mutations économiques et sociales en cours, dont certaines sont porteuses de nouvelles opportunités et pas seulement de nouveaux risques. La seconde fait craindre une dissolution de la société dans le marché avec tous les risques que cela comporte. Le point de départ de cette troisième voie consiste à dépasser le clivage entre marché et régulations collectives, tel qu’il est mis en scène de façon symétrique et opposée aussi bien dans l’approche « fordiste » que dans l’approche « libérale ». Il s’agit d’explorer une voie permettant d’articuler de façon étroite « flexibilité » (du système productif) d’une part, et « sécurité » des individus, d’autre part.

Pourquoi tout le monde a-t-il aujourd’hui en tête le modèle danois de la « flex-sécurité » ?

Depuis cinq ans, la référence au Danemark est omniprésente, prenant la place occupée avant lui dans les débats économiques par les modèles japonais et allemand. Un marché du travail flexible (un quart des travailleurs environ passent par le chômage chaque année), un taux de chômage faible, des travailleurs mobiles et adaptables, des transitions « sécurisées » par une protection sociale généreuse (au début des années 2000, le Danemark consacrait avec un taux de chômage inférieur à 5% environ 1,4% du PIB à l’indemnisation de ses chômeurs, soit à peu près autant que la France qui avait un taux de chômage deux fois plus élevé) ; une politique de l’emploi très active (les chômeurs sont tenus d’entrer dans une mesure « active » — formation, emploi subventionné dans le secteur public ou privé — au bout de six mois ou un an de chômage et un refus peut entraîner une suspension des droits) ; une formation tout au long de la vie (les dépenses publiques dans le domaine de la formation professionnelle, en proportion du PIB, y sont trois fois plus élevées qu’en France, vingt fois plus qu’aux États-Unis) : on comprend que le Danemark puisse servir de modèle. Avec la forte baisse du chômage qu’il a connu ces dernières années, il a fait la démonstration qu’un haut niveau de protection sociale ne bloquait pas la croissance. Au passage, on peut aussi rappeler que la Suède, bien qu’ayant un niveau de protection de l’emploi nettement supérieur à celui du Danemark, a connu aussi de bonnes performances au cours des dix dernières années — et un boom de la net-économie.

Le modèle danois est-il pour autant exportable ?

L’économie danoise reste très particulière : beaucoup de PME, une éducation initiale forte, un taux de syndicalisation élevé (90%) et des syndicats très puissants. Au Danemark, les règles de droit ne définissent en effet que quelques grands principes et les syndicats jouent un rôle très important dans la formation et l’indemnisation des salariés. Mais surtout, l’économie danoise, comme celle des autres pays nordiques, constitue un modèle productif fondé sur l’ouverture sur l’extérieur, porté par la conviction que l’on peut concilier les contraintes du marché et une forte protection sociale. En France, en revanche, les termes de flexibilité et de sécurité semblent inconciliables, notamment parce la France est un des pays qui est allé le plus loin vers l’horizon fordiste.

Ce concept de « flex-sécurité » est parfois aussi utilisé pour caractériser les marchés du travail suédois, néerlandais voire anglais. Dans ce dernier cas, peut-on véritablement parler de sécurisation des trajectoires professionnelles ?

L’Angleterre, ce n’est pas la « flex-sécurité », c’est la vraie voie sociale-libérale au sens où l’horizon social-libéral, ce n’est pas d’équiper le marché pour l’individu, mais d’équiper l’individu pour le marché : de transformer les individus en portfolio-workers, des individus mobiles, sans attaches, et dont la carrière est sans frontières (boundaryless career). Ces nouveaux travailleurs monnayant leurs compétences comme des pourvoyeurs de services incarnent tout ce que le libéralisme peut avoir de libérateur. Alors qu’auparavant, la protection s’échangeait dans le cadre du salariat contre la subordination, chaque travailleur devient désormais indépendant, littéralement entrepreneur de lui-même. Cette figure idéale du travailleur réactive l’utopie héritée de Paine et de Rousseau, et que l’on retrouve aussi plus tard chez Rawls, d’une société de petits propriétaires indépendants et égaux. C’est aussi le retour des sublimes, nom donné à la fin du XIXème siècle à ces travailleurs très qualifiés qui changeaient d’employeur en fonction des opportunités afin de préserver leur liberté professionnelle. Mais l’Angleterre est un marché très flexible qui n’a pas d’institution pour la sécurisation des trajectoires professionnelles. À l’ombre des sublimes, il y a ceux à qui il ne reste que le workfare, poussés sur le marché du travail par la contrainte, et dont on soutient le revenu avec des impôts négatifs.

Une véritable conjugaison de la flexibilité de l’emploi et de la protection des salariés est-elle envisageable en France ?

Seules les jeunes générations pourront entrer dans la flex-sécurité. Pour les ouvrières de Moulinex ou pour les ouvriers de Michelin victimes des restructurations qui ont fait l’actualité, ça n’a pas de sens. Beaucoup sont entrés dans l’entreprise avec peu de qualifications, ont été pris dans des formes d’organisation du travail peu qualifiantes, ont travaillé vingt ans dans la même entreprise, et sont aujourd’hui très peu mobiles, très peu reclassables car ils n’ont acquis aucune compétence : ce type de travailleurs incarne, en quelque sorte, les dernières gueules cassées du capitalisme fordiste. Pour eux, la flex-sécurité arrive trop tard. Ils en ont conscience et adoptent en conséquence des réflexes fordistes face à la montée du chômage en réclamant une protection accrue de l’emploi et un durcissement des règles de licenciement, enjeux traditionnels des luttes syndicales. Or ces générations constituent la base traditionnelle des syndicats.

Ce conflit des générations est-il propre à la France ?

Le niveau de formation est très différent selon les pays. Pour les 25-34 ans, en 2002, le niveau second cycle du secondaire (upper secondary dans les comparaisons de l’OCDE) est atteint par 85% de la tranche d’âge au Danemark, 79% en France, 35% au Portugal. Mais pour les plus de 50 ans, il est de 72% pour le Danemark, de l’ordre de 48% pour la France (soit un écart de trente points entre les deux génération), et de 8% au Portugal. Le marché du travail est donc traversé en France (comme dans d’autres pays d’Europe du Sud) par un profond dualisme entre les générations. La France a certes fait un effort de formation, mais celui-ci a eu des effets pervers en entraînant des blocages de carrière : plutôt que de former en interne les anciennes générations, les entreprises ont préféré embaucher des jeunes. Le système des préretraites a ainsi permis aux grandes entreprises d’économiser toute réflexion sur la formation des âges.

C’est donc un leurre de se dire que l’on va atteindre l’horizon post-fordiste de la flex-sécurité tout de suite : des mesures transitoires seront nécessaires. La formation n’est pas le seul enjeu. En part du PIB, le Danemark dépense dix fois plus que les États-Unis pour la politique de l’emploi et consacre des sommes très élevées au financement des préretraites et de l’invalidité professionnelle.

Avant d’envisager ces transformations du marché du travail, il faudrait donc un double préalable : une augmentation des impôts et des taux de syndicalisation plus élevés.

Oui. Lorsqu’il y a eu un débat au Danemark sur le niveau trop élevé des indemnisations chômage, les employeurs ont pris position, à la suite des syndicats, contre la baisse. Ils avaient en effet parfaitement conscience qu’une indemnisation forte était la condition d’une forte flexibilité de l’emploi et que la baisse du niveau d’indemnisation appellerait une revendication syndicale pour une plus forte protection de l’emploi. On oublie souvent qu’en France les entreprises furent favorables à l’indemnisation du chômage au moment où elle s’instaurait car elle permettait la mobilité des travailleurs.

Mais le patronat a-t-il besoin de la flex-sécurité ? Il dispose déjà de la flexibilité.

Oui et non. Oui, parce qu’il dispose de l’intérim, et des CDD, mais cette flexibilité reste cantonnée, et pour les salariés en CDI depuis longtemps, on peut parler de rigidité, d’où les multiples propositions de contrat de travail unique à durée limitée. De leur côté, les syndicats ont changé d’horizon : la priorité n’est plus simplement « le plein emploi dans une société libre », selon le titre du rapport Beveridge ; ils réfléchissent à la sécurisation des trajectoires professionnelles dans un contexte où le CDI ne constitue plus la seule norme d’emploi. La CGT parle de « sécurité sociale professionnelle » - même si c’est un peu selon un modèle « tous fonctionnaires », avec maintien du contrat de travail entre deux emplois comme un fonctionnaire détaché ; la CFDT préfère les termes de « sécurité des parcours professionnels ». Cependant, les syndicats sont eux-mêmes traversés par des clivages forts : il y a un écart entre le nouvel horizon affiché au niveau des directions et la base, les salariés qui continuent de former les bastions syndicaux. Sur ce thème comme sur celui des retraites, la CGT ne peut pas trop s’avancer car objectivement sa base est composée de salariés qui ont beaucoup à perdre à l’abandon de l’horizon fordiste. Reste que les syndicats ont un rôle primordial à jouer dans la transition vers la flex-sécurité. Mais il doit se concevoir dans un cadre rénové, à la fois plus universaliste (ne plus se cantonner à la défense prioritaire des salariés à statut et des male breadwinners), et plus individualisé, pour tenir compte de l’hétérogénéité croissante des situations.

Quelle est l’urgence ?

On s’affronte à un décalage entre ce qui est nécessaire à long terme pour passer à un nouveau régime de croisière type flex-sécurité, et ce qui est nécessaire à court terme. Maintenant, il reste à imaginer comment les rapports de forces des acteurs sociaux vont rendre possible une trajectoire vers la flex-sécurité. Deux dangers nous guettent : la flexibilité sans sécurité ou bien la flex-sécurité pour un noyau, et le reste fait comme il peut. Les travaux de Menger soulignent ainsi que le marché du travail des artistes avec ses fortes inégalités et un segment très précaire pourrait préfigurer le marché du travail de l’ensemble des travailleurs, si on laisse libre cours au modèle marchand des compétences individuelles et de l’injonction généralisée à incarner le portfolio-worker. L’enjeu aujourd’hui n’est pas d’outiller ce nouvel horizon, de construire des usines à gaz, il y a déjà trop de choses produites sur le plan théorique. La question fondamentale est : comment l’ensemble des acteurs peut-il se coordonner pour gérer la transition vers ce nouvel horizon ?