Vacarme 32 / feuilletons

politique et sensation / 5

une pitié peu sympathique

par

Peut-être jamais comme aujourd’hui la question dite « sociale », c’est-à-dire la question de la politique à mener vis-à-vis des classes les plus démunies, n’a été aussi embrouillée. Au moins à gauche, on ne supporte pas de parler de pitié ou de compassion, mais on ne supporte pas non plus l’indifférence, le cynisme, voire la culpabilisation. Que faire alors de ce sentiment de pitié en politique ? Le nommer pour mieux le renoncer ? Le circonscrire dans une politique mi-publique mi-privée du soin ? Ou le ramener à une sympathie moins totalisante ? Premier volet de l’enquête.

On ne sait plus que faire de la pitié en politique. Parions même que notre sensibilité à l’égard des malheureux est en train de changer. Mais dire dans quel sens et avec quelles conséquences est une autre affaire. D’un côté, après plus d’un siècle et demi de refoulement dû à la mouvance marxiste, la pitié semble faire un retour éclatant dans le réel de la politique. Bien peu défendent encore qu’une « philosophie de la misère » n’est que « misère de la philosophie ». Et il faut reconnaître que le fer de lance actuel de la lutte contre la misère, et notamment la dette du tiers-monde, n’est rien d’autre que l’Eglise catholique et ses concurrents laïcs (les associations humanitaires). D’un autre côté, il est difficile de ne pas reconnaître aussi une crise de telles (non)-politiques tant celle-ci est mise au jour et problématisée par leurs propres promoteurs. Même là où la sensibilité aux malheureux se veut le moteur premier de l’action, en deçà de tout horizon partisan, elle est rattrapée par des choix politiques indépassables : dans le choix des victimes à privilégier, dans le choix entre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et droit d’ingérence, dans le choix entre soin inconditionnel et témoignage. Pour essayer de débrouiller un tel écheveau, essayons de reprendre le problème en amont.

La pitié, cette passion consistant à « s’émouvoir des souffrances d’autrui », voilà bien initialement une affaire de femmes et d’enfants, pense Socrate en chassant de sa prison sa famille éplorée : le sage est sans pitié et sans demande de pitié ; de plus, la pitié rend faible et triste, faible car triste et donc confus et impuissant dit Spinoza : on ne sait jamais sur qui on s’apitoie, sur soi-même ou sur autrui, et donc on pâtit au lieu d’agir, ou alors on agit mais sans discernement, ce qui n’est encore qu’une forme de passion ; de surcroît, la pitié renverse tout en son contraire et peut ainsi « nous procurer une espèce de méchanceté contre nous-mêmes, nous réjouir de nos peines et nous chagriner de nos plaisirs » remarque Hume ; sous couvert d’élever chacun dans l’imaginaire, elle abaisse donc dans le réel autant celui qui s’apitoie que celui qui en est l’objet ; plus encore elle nous rend « malades et mélancoliques » en renversant toutes les valeurs d’affirmation et de joie en valeurs de culpabilité et de jugement, poursuit Nietzsche. Jusqu’au XVIIIème siècle, aucun philosophe sérieux n’a pu avoir ainsi la moindre faiblesse pour la pitié, au moins pour son exhibition publique et sa justification. Quelle mouche a donc pu piquer la sensibilité moderne, et originellement française, pour faire de la « pitié naturelle » chez Rousseau l’affect le plus primitif de notre humanité avec l’amour de soi, et de la même pitié chez les Encyclopédistes le « plus doux et le plus utile des sentiments » ?

Avec Nietzsche, on peut avancer une argumentation en deux temps. La sensibilité de la pitié serait apparue en lieu et place de la sensibilité tragique ; nous ne prenons plaisir à la pitié qu’aussi loin que nous avons perdu tout sens du tragique, la tragédie étant en charge non seulement de nous purger de nos sentiments mauvais de pitié et de terreur, mais plus encore pour Nietzsche de nous porter au-delà d’eux : dans un pur amour du destin, une pleine affirmation de la joie comme de la souffrance. Cette substitution de la morale de la pitié au sens tragique des Grecs n’aurait pu alors se produire que par le triomphe des faibles sur les forts, c’est-à-dire le triomphe du judaïsme, et plus encore du christianisme : triomphe du troupeau et de la « religion de la pitié » chez ceux-là mêmes (démocrates et socialistes) qui croyaient s’en être débarrassée, donc triomphe de la décadence nihiliste, c’est-à-dire des hypocrites et de ceux que Nietzsche appelle les « incroyables » (ceux qui ne peuvent plus croire en rien et ne peuvent plus s’engager dans rien).

Le problème d’une telle interprétation est triple. D’abord, elle s’inscrit dans l’horizon de ce qu’elle dénonce. Conspuer la décadence, le triomphe des prêtres et des hypocrites, l’égoïsme utilitariste, c’est l’horizon même de Rousseau qui ne voit partout que corruption, duplicité et amour-propre. Ensuite, elle nous laisse sans armes si une telle sensibilité à la pitié constitue effectivement le sol de notre sensibilité. Dénoncer le nihilisme compatissant de son temps oblige à y reconnaître son appartenance, et on ne peut « s’affirmer soi-même » quand son soi s’enracine dans l’apitoiement. Ne ressentir aucune pitié ne se décrète donc pas, sauf à user contre soi des armes mêmes de la pitié : le ressentiment et la mauvaise conscience. Nietzsche finira sa vie consciente, éploré au cou d’un cheval, comme crucifié par une pitié rejetée mais insurmontable, comme emporté par une contradictoire « tragédie de la pitié ». Enfin, l’interprétation nietzschéenne à la fois atténue la rupture qui s’opère entre « religion de la pitié » et ce qu’Arendt appellera « politique de la pitié » dans l’Essai sur la révolution, et manque l’autre rupture de notre modernité, celle entre souverainistes et libéraux, et notamment entre Révolution française et Révolution américaine. Dans la première comme dans un certain libéralisme social, si la pitié est valorisée, c’est seulement dans une expérience pré-politique, toujours liée à un contexte singulier. En ce sens, pour reprendre les termes d’Arendt, il s’agit là davantage d’une valorisation de la compassion que de la pitié, celle-là ne pouvant jamais se généraliser et porter au-delà de son seul présent. De plus, une telle valorisation y est ambiguë : ambiguë dans le catholicisme qui ne vante la pitié qu’aussi loin qu’elle ne fait pas scandale ; ambiguë dans l’orthodoxie qui ne vante la compassion qu’aussi loin qu’elle ne se vende pas en « amour des faibles » (c’est l’opposition de Dostoïevski entre Jésus revenant sur terre et le Grand Inquisiteur) ; ambiguë plus encore dans le protestantisme qui voit dans la misère d’autrui aussi bien le signe de sa damnation. Au contraire, dans la « politique de la pitié » qui naît avec la Révolution française après la chute de la Gironde, la pitié pour le plus grand nombre, donc une pitié universelle, sans contexte et occupant la totalité de l’espace public, devient la racine exclusive de toute politique.

En passant de Nietzsche à Arendt, l’accent se déplace donc d’une critique de la pitié en général à une critique de la seule politique de la pitié. Le problème n’est plus la pitié privée, c’est-à-dire la compassion. Celle-ci serait même le signe de notre humanité pré-politique, et Arendt a des mots très durs contre la plupart des révolutionnaires américains qui ne ressentaient rien face à la misère, qui ne la voyaient même pas, notamment celle affreuse des esclaves. Le problème apparaît uniquement quand la pitié envahit le champ entier de la politique, quand elle se donne en spectacle et en discours jusqu’à en dévorer le principe moderne : la liberté et non le bonheur. On doit prendre au sérieux son réquisitoire contre la Révolution française et ses avatars (socialisme et communisme) tant il est encore pertinent. On peut le résumer ainsi. Par principe, une politique de la pitié renverse totalement la hiérarchie des maux : le « vice des vices » n’est plus la malignité ou le crime mais l’égoïsme et l’hypocrisie qui le dissimulent (l’intégrité peut continuer à exister sous le crime, mais « l’hypocrite seul est pourri jusqu’au cœur »). Du même coup, ériger le « zèle compatissant » en pierre angulaire de toute politique conduit à soupçonner chacun de ne pas être assez sensible au malheur : la politique de la pitié se donne un « ennemi » dans le cœur de chacun et fait ainsi de l’espace public un tribunal permanent de tous par tous. Enfin, puisque la pitié érige en mal absolu l’hypocrisie, elle conduit logiquement à une politique sans pitié vis-à-vis de tous les traîtres et dissimulateurs : la vérité de la pitié c’est la Terreur sans fin (puisque « dès qu’il faut faire état de ce qui vous inspire, l’hypocrisie se met à empoisonner les rapports entre les hommes ») et sans lois (« toute tentative pour résoudre la question sociale par des voies politiques conduit à la Terreur »). Il faut donc reconnaître que les révolutionnaires américains furent plus sages, par leur aveuglement même aux affres de la pauvreté : le but unique d’une politique moderne est d’élaborer une Constitution libérale en admettant que celle-ci ne soit jamais un « remède contre la pauvreté ».

Mais qu’est-ce alors à dire ? que tout engagement politique ne peut que renoncer à résoudre la « question sociale » et espérer seulement que celle-ci retourne à son invisibilité ou s’étouffe dans le libre jeu d’associations caritatives ? à se constituer ainsi une sorte de nietzschéisme bourgeois et réaliste ? On peut en fait trouver deux alternatives à une telle tristesse. La première, dans le droit fil de la critique arendtienne, consiste à séparer radicalement les plans et les temps de la politique en restreignant la politique de la pitié à un cadre infra-étatique et orienté vers le seul présent. C’est la voie qu’explore notamment Luc Boltanski dans La souffrance à distanceet les politiques américaines du care. Une autre consisterait plutôt à sortir définitivement de ce cadre de la « politique de la pitié » en ramenant cette émotion pétrie d’imaginaire et de comparatisme à sa source bien distincte, à savoir la sensation de sympathie. En quoi peuvent consister plus précisément ces deux alternatives d’une « politique non-étatique de la pitié » et d’une « politique de la sympathie », c’est ce que nous examinerons la prochaine fois.