Vacarme 32 / feuilletons

un territoire

une nature meilleure / 4 les villas

par

Peut-être travaillait-il dans les vignes proches car il avait, incongruité presque obscène désormais, ce bronzage qu’autrefois on qualifiait dédaigneusement d’agricole. Autrement dit une couleur cuivrée aussi intense sur les avant-bras, le visage et le cou qu’elle s’absentait du reste du corps. Mais il avait aussi les mains saccagées que l’on gagne à travailler dehors en toutes saisons et le corps noueux, nerveux, de qui n’est jamais en repos. Comparé à lui, les habitants des villas avaient un bronzage harmonieusement réparti sur l’ensemble du corps et du visage, la silhouette un peu grasse et flegmatique de qui boit trop de Bordeaux et dévore trop d’entrecôtes, la démarche satisfaite et ralentie que l’on adopte en arpentant le gazon souple et moelleux des greens, le ventre débordant confortablement de bermudas amples et flottants, en coton doux, volontairement élimé et aux couleurs pastel délavé.

Lui et son jeune fils portaient à l’inverse des maillots de bains moulants aux couleurs sombres et dont l’esthétique, afin de ne pas laisser la place à l’expression de la moindre oisiveté ou féminité, s’inspirait manifestement des uniformes militaires : bleu marine avec des bandes rouges placées sur les hanches comme des galons sur les épaules, pour l’un, kaki avec un motif camouflage et des poches supposées contenir des munitions, pour l’autre. De même qu’il eût été inconcevable, profondément déplacé, pour cet homme vif, énergique et joyeux, de s’allonger sur le sable, de fermer les yeux et de tendre son visage vers le soleil. Au mieux, lorsqu’il désirait s’accorder une pause, il s’asseyait avec un retourné preste et acrobatique, effectuant une sorte de plongeon intrépide sur sa serviette de plage décorée de poissons, de crabes et de palmiers.

Et d’ailleurs si tout, dans une immédiate perfection jouée et saisie par chacun des membres de cette communauté éphémère et quotidiennement renouvelée que formaient les personnes présentes sur cette plage difficilement accessible, théâtrale dans sa dimension réduite et sa forme demi-circulaire, ne l’avait déjà indiqué, le signe le plus fiable et rapide pour distinguer l’habitant des villas de l’occupant provisoire eût été la façon de chacun de venir et de se comporter à la plage. Les premiers y débarquaient, les mains vides, le corps vaguement entouré d’un bout de paréo défraîchi, annoncés par une avant-garde de labradors chargés, en somme, de faire place comme autrefois les laquais frayaient un chemin dans la foule devant les cortèges princiers, quand les seconds signifiaient par l’abondance de leurs bagages, la complexité et la lenteur de leur installation, le grand éloignement de leur habitation et l’exil, le séjour en terre étrangère, que constituait, malgré tout, pour eux, la plage.

L’absence de vêtement et d’effet personnel signifiait à tous, en effet, que la plage était le prolongement de la maison, qu’on s’y rendait d’ailleurs en quelques pas désinvoltes, qu’il suffisait pour cela d’enjamber une barrière et que, de toutes manières, on venait uniquement pour piquer une tête, qu’il n’était pas question de s’installer là, au milieu des campements des promeneurs, parmi ce fatras inélégant et débraillé de parasols, de pliants et de glacières que l’on tolérait du bout des lèvres parce qu’il le fallait bien, parce qu’une administration imbécile et doctrinaire, comme on aimait tant le répéter le soir sur les terrasses, avait décidé, à Paris, que le littoral, du moins lorsque la mer le dégageait et bien que sa défense incombât aux dépenses somptuaires de quelques riverains, relevait du domaine public.

Seules les femmes, accompagnées de sœurs, cousines et belles-sœurs — être seule eût indubitablement révélé un caractère trop orgueilleux et trop bizarre et donc eût suscité la gêne —, pouvaient sans déroger, entourées d’une meute d’enfants en bas âge, demeurer sur la plage. Elles portaient autour des poignets de lourdes gourmettes en or, avec, pour chaque enfant mis au monde, une médaille frappée du prénom et de la date de naissance. Étaient-elles seulement conscientes que ce bracelet était aussi lourd, aussi bruyant et aussi encombrant qu’un boulet et sa chaîne, que ces médailles étaient semblables et répondaient, au bout du compte, à la même implacable logique de propriétaire que celles qu’on accrochait aux oreilles des vaches victorieuses et fertiles des comices agricoles ? De même ignoraient-elles que les chevalières ornant leur petit doigt, frappées de blasons fantaisistes dont la surenchère décorative laissait présager qu’ils avaient été dérobés à des enseignes de pâtissiers, les apparentaient à des pigeons voyageurs dont on voulait s’assurer le retour.

Ils avaient commencé, dès leur arrivée matinale, par installer ce qui serait leur bivouac du jour. Serviettes, instruments de pêche, provisions avaient été méthodiquement rangés dans un souci de confort et de disponibilité constante, empruntant aux usages militaires sa parfaite organisation. Une des tâches de la femme consistait à allumer les cigarettes, pour eux deux, comme le font des camarades de combat, par souci d’économie, parce que l’un est chargé de la mitrailleuse et que l’autre a les mains libres. Elle lui tendait la cigarette allumée avec vivacité mais sans brutalité. Il la prenait sans ciller, sans même songer à remercier et il était visible que, de manière générale, ils ne s’encombraient d’aucun protocole superflu, comme était visible leur satisfaction devant cette journée qui s’avérait parfaitement réussie. Ils se réjouissaient du beau temps, du pique-nique, de la pêche, du seau de palourdes qui se remplissait au fur et à mesure du descendant et du travail inlassable de la mère, incapable qu’elle était de rester assise à ne rien faire. Elle s’octroyait cependant des haltes régulières, comme, sans doute, elle était accoutumée de faire entre les rangs de vigne, s’accroupissant sous le parasol, les talons sous les fesses, les mains croisées entre les genoux ouverts, dans une position de veille vigilante qu’elle pouvait immédiatement interrompre, plus que de repos. Elle allumait à nouveau les cigarettes, grillait la sienne, et repartait immédiatement à l’assaut.

Le jeune garçon avait refusé d’aller, en compagnie de ses parents et de sa sœur, pêcher des palourdes, des coques et des lavagnons et, durant l’après-midi, il était resté à jouer sous l’un des parasols, dessinant, solitaire et docile, des lettres sur le sable. Mais quand après leur retour elle avait proposé, finalement compréhensive, esquissant son premier geste de douceur, « tu viens pêcher avec Maman ? »,il avait accepté sans hésitation et on les avait vus s’éloigner, comme pour une dernière mission de reconnaissance, main dans la main, chacun flanqué d’un seau qui leur battait les mollets, offrant involontairement aux derniers spectateurs qui, comme moi, étaient incapables de quitter le théâtre des opérations, une parfaite image de générique de fin, leurs deux silhouettes se détachant en ombres chinoises sur le soleil couchant, vers l’eau désormais noire et froide du Bassin.