Vacarme 32 / feuilletons

point d’écoute / 3

taupologie : du jardin d’Éden au terrier

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Pour peu qu’on prête attention à ses significations anciennes, l’écoute devient affaire d’espions et de sentinelles, activité inquiète et secrète qui ne se déploie jamais aussi bien qu’à l’abri des murailles ou dans l’obscurité des galeries souterraines.

Laissant Harry, le protagoniste de Conversation secrète, au milieu des décombres qui sont comme les vestiges de son impossible quête (celle de l’introuvable pointdepuis lequel on l’écoute), je voudrais remonter loin, très loin dans le temps : jusqu’à ses mythiques ancêtres, jusqu’aux plus anciens espions aux aguets, jusqu’aux plus vieilles taupes à l’écoute dont je pourrais retrouver la trace.

Je rêve d’un immense saut, d’un fabuleux flash-back qui me reporterait à l’instant où s’est ouverte la toute première oreille humaine. Je rêve que je pourrais sinon l’entendre, cette écoute première, cette archi-écoute, du moins la lire, en déchiffrer l’archive écrite.

Et je songe par exemple [1] à ces tout premiers écoutants qu’auraient été Adam et Ève quand, après avoir fauté en goûtant à « l’arbre de la connaissance du bien et du mal », ils se sont cachés pour épier anxieusement « le bruit des pas » (ou « la voix », selon les versions) de l’Éternel qui marchait dans le jardin à la tombée de la nuit (Genèse, 3, 8). L’audition édénique ou adamique, me dis-je, serait-ce cette « première écoute » que décrivait Roland Barthes [2], cette écoute tendue « vers des indices », cette ouïe sur le qui-vive qu’il nommait « une alerte » ?

Avant Barthes, Nietzsche avait spéculé, lui aussi, sur une sorte d’enfance des oreilles humaines. Dans Aurore, il écrivait :

« L’oreille, organe de la peur, n’a pu se développer aussi amplement qu’elle l’a fait que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l’âge de la peur... » (§ 250, « Nuit et musique »)

Le socle, le sol du développement de l’oreille, ce serait donc la panique, l’effroi de la proie qui se terre, qui veille, qui surveille le danger alentour.

De cette primauté de l’audition espionne, toute entière vouée, comme dit Barthes, à la « capture de l’indice qui passe », l’étymologie du mot écoute témoigne également. Ainsi, le Dictionnaire de l’Académie française, en 1694, donne pour le verbe escouter : « oüir avec attention, prester l’oreille pour oüir ». Mais, étrangement, le substantif escoute ne désigne pas la simple et neutre action correspondant à ce verbe ; il signifie (je souligne) : « Lieu d’où l’on escoute sans estre veu ». L’écoute, dans son histoire française tout au moins, aura donc d’abord désigné les postes et avant-postes où se cacher pour capter ce qui se dit ou se passe. De même, par une apposition à valeur adjectivale, elle aura nommé celui ou celle qui pratique la surveillance auditive : le même dictionnaire mentionne en effet qu’une sœur escoute est « la Religieuse qu’on donne pour assistante à une autre qui va au parloir, afin d’escouter ce qu’on dit dans la conversation ».

Ces vieux sens apparentés, qui font indéniablement de l’écoute une affaire de surveillance défensive, se sont maintenus en se ramifiant jusque fort tard, à l’exclusion de tout autre. À l’article « Écoute », l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert se contente laconiquement de ceci : « en Architecture, on appelle ainsi les tribunes à jalousies dans les écoles publiques, où se tiennent les personnes qui ne veulent pas être vûes » (je souligne). Et le Grand Larousse du XIXème siècle indique encore, après avoir cité la définition précédente de l’Académie, d’autres usages semblables qui paraissent rapprocher toujours plus l’écoute d’une activité de prévention, de renseignement ou d’espionnage :

« Lieu fermé, dans un couvent, d’où l’on peut suivre l’office sans voir ni être vu...

 » Art milit. Petites galeries de mine d’où l’on peut entendre si le mineur ennemi travaille et chemine. // Sentinelles placées dans ces galeries pour suivre le travail de l’ennemi... »

L’écoute, assurément, aura donc d’abord été, dans son étymologie française, une affaire de taupes.

Creuser sous la terre, en se terrant pour entendre, c’est aussi ce que fait l’animal narrateur dans la nouvelle inachevée de Kafka, Le terrier.

Cet animal, ce pourrait être une taupe, même si, certes, rien dans le texte de Kafka ne permet de déterminer précisément de quel mammifère il s’agit. Mais là n’est pas la question : plutôt que l’identité zoologique exacte de l’habitant de ce labyrinthe souterrain, c’est son action qui compte, telle qu’elle est partout décrite dans le récit. Le narrateur du Terrier se présente en effet comme passant sa vie à fouir, à l’instar des engins excavateurs que, dans les travaux de forage, l’on nomme des tunneliers ou, précisément, des taupes.

Or, ce représentant de la faune endogée, quel qu’il soit, non content de creuser, ne cesse aussi d’écouter, de dresser l’oreille pour surveiller la sécurité de sa tanière. Pour veiller à l’intégrité de son Bau, selon le titre allemand de la nouvelle qui signifie aussi : sa construction, son édifice, ses structures bâties... Bref, dans ce merveilleux petit récit (qui pourrait également s’intituler La structure ou L’ouvrage, voire peut-être L’œuvre [3]), l’animal est à l’écoute de tous les bruits susceptibles d’annoncer une menace. Il est, lui aussi, une écoute. Dans le bâti de son propre chez-soi, aux carrefours des galeries qu’il a frayées, il est aux aguets :

« ... en dépit de toute ma vigilance, ne puis-je être attaqué d’un côté tout à fait imprévu ? Au plus intime de mon logis (im Innersten meines Hauses) je vis en paix tandis que, lentement et en silence, l’adversaire, de je ne sais où, se creuse un passage vers moi... Et ce ne sont pas seulement les ennemis extérieurs (äußeren Feinde) qui me menacent ; il en est aussi dans le sein de la terre (im Innern der Erde)... ils arrivent, on entend le grattement de leurs griffes juste au-dessous de soi dans la terre, qui est leur élément, et déjà l’on est perdu. Qu’on soit dans sa maison ne compte là pour rien, on est bien plutôt dans la leur (Hier gilt auch nicht, daß man in seinem Haus ist, vielmehr ist man in ihrem Haus)...  » (p. 126-127)

Étant chez elle, au plus intime de son chez-soi, l’écoute l’âme animale à l’affût qui anime l’ouvrage d’art et qui veille sur lui est déjà chez l’autre. Le dedans et le dehors se brouillent pour cette sentinelle que j’appelle une taupe, c’est-à-dire aussi un espion infiltré, enfoui, tapi dans le milieu qu’il observe.

Dans cette taupologie du terrier ou de la construction hypogée, il manque en effet un point d’observation extérieur. Pour surveiller, pour voir si menace ou danger il y a, pour l’évaluer lucidement, la taupe doit sortir de sa tanière pour accéder à mais aussi, du même coup, s’exposer à la lumière du visible :

« ... je soulève [...] prudemment la trappe et me trouve dehors, [...] et je file, du plus vite que je peux, loin de l’endroit qui peut me trahir... Je me cherche une bonne cachette et je surveille (belauere) l’entrée de ma demeure — cette fois de l’extérieur — des jours et des nuits durant. On peut dire que c’est insensé, mais cela me cause une indicible joie, mieux encore, cela me tranquillise. J’ai alors l’impression d’être non pas devant ma maison, mais devant moi-même (nicht vor meinem Haus, sondern vor mir selbst) pendant mon sommeil, comme si j’avais la chance de dormir profondément et de pouvoir en même temps me surveiller intensément (mich scharf bewachen zu können). » (p. 137-138)

Une fois rentré de ces excursions apotropaïques dans l’élément externe du visible, le guetteur redevient en revanche une écoute. À l’intérieur de ce dispositif de surveillance qu’est aussi la{}structure du terrier, tout passe par l’ouïe. La taupe souterraine, figure s’il en est de la myopie, voire de l’aveuglement, ne peut alors plus voir ses ennemis ou adversaires :

« ... je ne les ai encore jamais vus (nie gesehen), mais les légendes en parlent (die Sagen erzählen von ihnen) et j’y crois fermement. Ce sont des êtres de l’intérieur de la terre ; la légende elle-même ne saurait les décrire ; même ceux qui en ont été les victimes les ont à peine vus (kaum gesehen)... » (p. 127)

De fait, ce terrier où règne ainsi la rumeur et le ouï-dire, ce bâti souterrain ressemblerait presque à l’étrange prison que décrit ironiquement Umberto Eco sous le nom d’Anopticon [4] : à l’inverse du Panopticon projeté par Jeremy Bentham en 1787 (j’y reviendrai une autre fois), c’est une construction (Bau) agencée de façon que le surveillant soit le seul à pouvoir être vu et ne puisse quant à lui jamais voir.

Mais ce qui attend la taupe du terrier est peut-être pire encore que l’aveuglement exposé au regard de l’autre : au bout de ses galeries d’écoute, elle pourrait, à l’instar de Harry, se retrouver elle-même sur écoute....

Notes

[1En me laissant guider par ce que me souffle, non sans malice, mon ami Gil Anidjar, qui a d’ailleurs consacré de belles pages à l’écoute des voix spectrales dans la mystique juive (cf. Our Place in al-Andalusn Kabbalah, Philosophy, Literature in Arab Jewish Letters, Stanford University Press, 2002).

[2Roland Barthes, « Écoute » (1976), repris dans L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil, 1982, p.217 sq.

[3Synonymes de Bau, il y a les occurrences du mot Werk dans le texte : par exemple lorsqu’il est question de cet « ouvrage tout en petits zigzags » (ein volles kleines Zickzackwerk) qui fut la première partie construite du terrier, c’est-à-dire les « prémices de l’œuvre » (Erstlingswerk) de son architecte ou auteur animal.

[4« L’Anopticon », dans Il secondo diario minimo, Bompiani, 1992, p.176 sq.