Vacarme 33 / cahier

danse

porosités, comètes pour Laurence Louppe

par

Figure essentielle du monde de la danse contemporaine, Laurence Louppe fonde depuis plusieurs décennies sa recherche sur un dialogue constant avec danseurs et chorégraphes. La qualité de son écoute nourrit une analyse et une écriture attachées au travail de chaque œuvre dans sa singularité. Elle permet d’ouvrir un espace théorique dédié aux complexités du corps en mouvement. Bref, elle élabore les modalités d’une critique et d’une pensée nouvelles de la danse. Lecture-hommage.

« En esthétique de la danse, la valeur du spectacle « réussi » est souvent secondaire à côté de l’éclat perdu qui traverse comme un météorite un moment de danse, portant la décharge de ce qui a été touché dans les corps du danseur et du spectateur. Nous sommes tous en quête de ces moments stellaires. Et du trait ineffaçable dont ils marquent notre histoire, à la mesure de la fugacité insaisissable de leur passage. Je plaide pour la poétique de ces résonances transsubjectives. »

Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine

Il n’est sans doute pas besoin de pénétrer très avant le champ de la danse contemporaine en France aujourd’hui pour se trouver confronté à la figure de Laurence Louppe. Ensemble, tour à tour et diversement critique (notamment à Art Press, depuis plus de vingt ans), poéticienne (la troisième édition de sa Poétique de la danse contemporaine aux éditions Contredanse, initialement publiée en 1997, a paru l’an passé), historienne, enseignante et responsable de formation en histoire et en esthétique de la danse, et artiste chorégraphique (on évoquera ici sa participation à la reprise par le Quatuor Albrecht Knust du Continuous Project / Altered Daily d’Yvonne Rainer, et à Dispositif 3.1 d’Alain Buffard), c’est d’abord à la force de son engagement, sans faille depuis plusieurs décennies, envers la danse contemporaine, que le nom de Laurence Louppe doit d’exister comme une véritable polarité de ce champ. Mais c’est sans doute aussi à l’épreuve des passages, des glissements, des porosités entre les différents statuts et positions évoqués à l’instant, que Laurence Louppe doit la singularité du déploiement de sa parole. Celle-ci, en plus de réaliser cette sorte de miracle de la coïncidence qui fait de la critique une recherche à part entière, peut de fait procéder de l’énonciation d’un Nous — un Nous tel qu’il peut émerger dans la formule « en danse, nous... », un Nous de l’« en danse », mais incertain et fugace, mouvant, épars —, ou conclure un article sur Trisha Brown en parlant au nom des danseurs. C’est-à-dire que son discours s’est élaboré, s’élabore, non seulement dans un parler avec, mais dans un parler à même la danse, comme relais intérieur des pratiques, des discours, des savoirs qui s’y font et s’y défont, s’y cherchent et s’y inventent — les porosités évoquées plus haut sont celles-là mêmes de la danse contemporaine. Ainsi la recherche de Laurence Louppe puise-t-elle à un dialogue constant tissé avec les chorégraphes comme avec les danseurs. Cette déhiérarchisation, le surgissement de ce « trait égalitaire », doivent déjà être salués, en ce qu’ils reconnaissent aux danseurs eux-mêmes l’initiative d’« arracher le présent de la danse contemporaine à ce qui ne cesse de vouloir la normaliser » (« la danse néo-académique, les corps-modèles, les procédés univoques et bien démonstratifs ») — le danseur n’est-il pas d’abord « un opérateur de densités, un éveilleur de possibles » ?

Et il faut ajouter que, si la figure de Laurence Louppe constitue l’incarnation d’une pensée de la danse contemporaine, c’est au prix de l’exigence première d’une pensée sans réduction qui lui soit rapportée, toute entière offerte aux complexités de chaque processus, de chaque écriture chorégraphique (contre les facilités explicatives et interprétatives, ce qu’elle appelle à l’occasion une pensée « d’approbation », faible et consensuelle). Exigence(s) : peut-être un autre versant, la face intérieure et à elle-même appliquée, de ce qu’elle nomme ses « espoirs » en la danse contemporaine, loin de toute volonté d’arbitrage face aux œuvres. Mais c’est aussi un autre trait de la pensée de Laurence Louppe que d’exposer sa propre fragilité (ce qui fait, du même coup, le coefficient de la force de son geste), et de comprendre intrinsèquement, dans et par son discours, une traversée des corps. C’est précisément depuis cette traversée de corps, comme puissance du discours de Laurence Louppe, qu’il s’agit de parler ici — depuis le redéploiement partiel, fragmentaire, de quelques éclats d’étoiles constituant la trajectoire d’un corps-pensée Louppe, quelques traits, quelques bords d’une figure de pensée, comme autant de dépôts d’expériences de corps.

Leçons d’une poétique

Ce qu’il faut tout d’abord noter, c’est ce qui irrigue et oriente la poétique de Laurence Louppe. À savoir, face à « l’aventure de l’œuvre », les événements de rencontre, les résonances effectives, les inventions de valeurs (des conditions mêmes de la valeur en chaque œuvre comme question, devant dès lors plus au déséquilibre qu’au repère). C’est-à-dire la reconnaissance de ce principe premier que l’œuvre est à elle-même son propre critère, et invente par elle-même, par ses déplacements, les conditions de sa validité. Ce qui implique entre autres, quand il le faut, de montrer la résistance de telle proposition en danse à l’égard des « critères de qualification ou d’analyse en usage » ; ainsi, par exemple, du solo Good boy d’Alain Buffard.

Ce qui implique aussi que le discours ou l’écriture censés ressaisir l’œuvre se douent eux-mêmes d’une puissance plastique suffisante et sachent se mettre eux-mêmes en état de réinvention continue ; sous peine, comme on sait, de ne trouver dans l’œuvre que ce que l’on y met. En cela la recherche de Laurence Louppe est exemplaire, et présente rien de moins que les leçons d’une poétique. Et c’est également ce qui fait l’insaisissable de son discours, son mystère propre : sa capacité de déplacement face à chaque œuvre, chaque problématique traversant le champ de la danse contemporaine, qui lui imprime cette qualité rare d’une matière en perpétuelle vibration. Mais c’est aussi qu’en outre la poétique de Laurence Louppe est tout entière tendue par la récusation des postures de savoir spécialisé, et se passe de tout titre de reconnaissance qui viendrait légitimer par avance son propos. Bien au contraire, identifiant un « vide épistémologique », il s’agit d’établir une poétique en ne la référant d’abord qu’à ce qui s’élabore comme pensée dans le champ propre de la danse contemporaine, et aux savoirs qui en émanent (et notamment chez ceux qu’elle appelle les « théoriciens du compositionnel », au premier rang desquels, sous sa plume, Rudolf Laban), et en reconnaissant dans le danseur la figure d’un « nouvel archéologue du savoir ». Cela afin d’éviter les déboires d’un recours hâtif aux cohérences préalables et aux grilles de lecture toujours déjà appliquées, venant se subordonner les explorations propres aux propositions chorégraphiques ; d’où une défiance, à juste titre, à l’égard de certains usages des sciences humaines ou des cultural studies.

C’est dès lors, dans et par la rencontre des œuvres, au recueil de ces inventions de valeurs, de ces déploiements d’imaginaires perceptifs, de mondes indissolublement corporels et conceptuels — c’est bien une poétique du mouvement comme pensée qu’elle cherche à établir —, que procède Laurence Louppe, autour de propositions fortes ; on n’en esquissera ici que quelques-unes, comme autant de jalons d’un discours à reprendre. Inventions de valeurs et déploiements de mondes qui sont, contre toute visée essentialiste, autant d’inventions de corps, d’états de corps, de puissances de corps. Tant tout d’abord, en danse contemporaine, le corps n’existe pas ; est dès lors récusé tout présupposé d’« un corps neutre à partir de quoi pourrait s’articuler n’importe quel motif chorégraphique ». Ainsi, aux côtés d’un corps-Graham ou d’un corps-Humphrey, un corps-Bagouet émerge-t-il, « corps « déconcerté » », au double sens d’une « rupture de connexion » et d’une « incertitude étonnée ». Et c’est précisément par l’écriture chorégraphique qu’une neutralité corporelle sera réinventée chez Merce Cunningham, pour ne prendre que cet exemple, « corps neutre », « simple passager (...) non investi par les affects ou les jugements de valeur » ; par l’activité de l’écriture, et non comme reconduction d’un état de neutralité du corps, préalablement constitué et unifié.

Et cette recherche elle-même ne se fait pas sans référer sans cesse, indissociablement, le « travail de l’œuvre » aux modes de perception des spectateurs, et à leur modification même. Car c’est aussi dans cet inter-corps que surgit l’événement de danse, qui a la transformation du sensible pour enjeu. Il y a lieu ainsi de faire apparaître, à propos de Waterproof de Daniel Larrieu, cette « grande œuvre des années 80 » chorégraphiée dans une piscine, une circulation de l’expérience de l’apnée, « entre le souffle des spectateurs, et la vacuité pulmonaire du danseur, retenu entre deux eaux comme une poche flottante d’où tout contenu organique se serait absenté », rien moins qu’une modification de l’expérience de la durée même, « amphibie ».

(non)origine

Mais il est aussi une proposition forte de Laurence Louppe qui concerne le balisage même de la danse contemporaine et du champ qu’elle entend explorer sous ce nom, pour autant qu’il soit celui de l’activité de questions, de problèmes. Car elle fait dépendre les contours de sa propre définition de la danse contemporaine d’une rupture inaugurale : ainsi la danse contemporaine, à l’aube du vingtième siècle, ne naît-elle pas de la danse, de formes de danse préexistantes, mais a-t-elle une absence de danse pour coordonnée originelle. Parmi les « récits fondateurs » possibles, c’est bien plutôt en effet dans les recherches du chanteur et acteur (et non danseur) François Delsarte qu’il faut voir les prémisses du « surgissement d’un autre corps » dans le « projet contemporain de danse : la découverte d’un corps recelant un mode singulier de symbolisation, étranger à toute grille constituée. » Car les recherches de Delsarte, en plein XIXe siècle, découvraient, dans l’univers de la « fracture irrémédiable entre mouvement et verbe », une production signifiante du corps, et spécialement du corps en mouvement, déplaçant infiniment le partage entre corps et langage-identifié-au-logos, sans pour autant en rabattre sur une spécificité non-verbale du corporel. Le corps comme « autre scène », dès lors, « où le geste n’est plus le support mimétique d’un référent déjà structuré. Mais au contraire une émanation (sinon un constituant) de cette scène même, dont il est à la fois l’agent d’ouverture et l’agent de lecture. »

Dans le même temps, Laurence Louppe prend aussi le parti d’une indistinction entre moderne et contemporain. Ce qui évite une dépolitisation de ce dernier, et revient aussi à faire le pari qu’il puisse exister autrement que comme pur label institutionnel — si le contemporain se confond avec le moderne, c’est d’abord en vertu d’une puissance critique des œuvres (et d’abord critique de la notion même d’œuvre). Les œuvres, dans leur dispersion, se cherchent alors comme autant d’« historicités éparses ». C’est aussi de ce point de vue, de la recherche d’un aujourd’hui comme mouvement d’une historicité (d’une appropriation de l’histoire), que doivent être compris l’écoute et le relais qu’elle mène de la « quête exacerbée de l’anamnèse » des danseurs contemporains. En sont exemplaires les travaux qu’a conduits le Quatuor Knust, reprenant « des œuvres emblématiques de la modernité » (en l’occurrence, de Doris Humphrey, Kurt Jooss, Yvonne Rainer, Steve Paxton, L’après-midi d’un faune) « tout en mettant en lumière (et en problématisant) l’identité et l’intérêt de la partition », travaillant à partir de la notation élaborée par Laban (la cinétographie Laban). Et c’est aussi, du reste, ce sur quoi se greffe la réflexion séminale de Laurence Louppe sur les problématiques des notations en danse et de la partition chorégraphique, ce qu’elle appelle le « partitionnel » [1].

Quels enjeux, pour (provisoirement) finir ?

Mais, ces quelques amorces étant posées, on n’aura rien dit tant qu’on n’aura pas rappelé que, si riches ces propositions soient-elles sur le plan théorique, elles ne se laissent pas isoler de ce que l’on pourrait appeler, en s’inspirant d’Alain Buffard, le processus camp de Laurence Louppe. Il a ainsi ces mots pour évoquer leur collaboration dans Dispositif 3.1 (pièce dans laquelle Laurence Louppe se lançait entre autres dans des improvisations vertigineuses qui rendaient le commentaire sur l’art contemporain au délire comme à sa seule condition possible) : «  Dispositif 3.1 était à l’origine un projet de duo avec Laurence Louppe, autour de la notion de « camp » et de l’œuvre de Jack Smith. J’ai découvert ses talents de performeuse dans Continuous Project Altered Daily [la reprise de cette pièce d’Yvonne Rainer par le Quatuor Knust, à laquelle Laurence Louppe et Alain Buffard participaient] où elle amorçait un strip-tease. Je ne l’ai plus alors imaginée comme critique ni diseuse de textes. Laurence n’a rien à faire, elle est déjà “camp”. » (« ils s’exposent », Art Press n°270, juillet-août 2001)

Alors, en tentant un écho, on pourrait pour finir célébrer le repérage qu’elle mène de la mise à mal des organisations hiérarchiques du corps et du mouvement. Ou bien celui de toutes les subordinations par lesquelles les recherches en danse contemporaine sont pensées (et donc réduites et entravées), celles qui attendent de la danse qu’elle ne soit qu’un récit, linéaire et mimétique, ou une illustration, quand ce n’est pas un pur exercice de virtuosité. Ou encore la vigueur jamais démentie avec laquelle elle s’attache à produire l’irréductibilité des œuvres face aux logiques institutionnelles du spectaculaire et du patrimonial. Mais il se pourrait que, dans l’acuité de son écoute face aux urgences qui traversent, qui secouent le champ de la danse contemporaine, se tienne un enjeu autre, qui paraîtra sans doute plus ténu, ou moins perceptible. C’est qu’il est d’autant plus crucial. Car c’est dans le fait que le discours, l’écriture, la recherche de Laurence Louppe ont pour enjeu l’existence même de la danse contemporaine, et parviennent à passer par la production même de cette existence, que ce discours, cette écriture, cette recherche, sont le plus immédiatement politiques.

Notes

[1Cf. L. Louppe, « Du partitionnel », in Art Press, Médium : danse, n° spécial, 2002, et le catalogue Danses tracées qu’elle a dirigé, aux éditions Dis Voir, Paris, 1991.