Vacarme 33 / loin d’Okinawa

avant-propos

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« Les paysages ont incroyablement changé ces dernières années. Ils détruisent tout peu à peu, et d’abord la mémoire. Il ne restera bientôt plus rien ; rien que de la consommation de mémoire. » Ainsi parlait au mois de mars dernier Yasuhiro Tanaka dans un café de Naha, capitale de la préfecture d’Okinawa. Ce jour-là, il accepta de coordonner le dossier que Vacarme projetait de consacrer à l’archipel situé à l’extrémité sud du Japon.

Entre l’annexion du Royaume des Ryû-Kyû au Grand Empire du Japon en 1879 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, les habitants de l’archipel ont été traités comme des citoyens de seconde zone par l’État japonais : en témoigne entre autres la bataille d’Okinawa, où 180 000 personnes furent explicitement et stratégiquement sacrifiées à des fins de « protection des territoires principaux ». Après la guerre, l’archipel fut séparé dudit « territoire principal » pour être placé sous occupation de l’armée américaine. Restitué au Japon en 1972, l’archipel reste pour les États-Unis la « pierre angulaire » du Pacifique : les « occupants-gouvernants » sont devenus les « invités de marque » du gouvernement japonais ; sur les 2300 km2 de l’île qui donne son nom à l’archipel, 50 000 Américains cohabitent aujourd’hui avec la population locale.

Loin d’Okinawa, nous le sommes tous d’une certaine façon. Si les Occidentaux n’en connaissent le nom que par quelques reconstitutions cinématographiques — très partielles — de la grande bataille qui y fut livrée en 1945, les Japonais ignorent tout de son histoire et de ses tourments, n’associant à ce groupe d’îles tropicales que l’image de vacances langoureuses sur la plage.

Loin d’Okinawa : une sensation bien souvent partagée par ses habitants eux-mêmes, après qu’une double colonisation les a privés de leur langue, a transformé les exploitations familiales en terrains d’exercice militaire, a conduit à l’édification de ces American villages où les restaurants mexicains voisinent avec les drugstores géants, les parcs d’attraction, les houses of kimono et les military uniform makers.

Ce non-lieu qu’est Okinawa, dans la collusion des images imposées par le gouvernement japonais ou par l’occupant américain, Vacarme a voulu inviter des hommes et des femmes de là-bas, mais aussi un Japonais métropolitain, à se le réapproprier, à en déplier les mémoires et les lieux, précisément, où vacillent les expériences de l’histoire, y compris dans ses traces littéraires.

Tous les auteurs des textes qui suivent sont, à des titres divers, des militants de la « cause » d’Okinawa. Donner à entendre leurs voix, c’est aussi les accompagner dans leur volonté de créer et de faire vivre, de manière plurielle, un véritable espace public au Japon.

Dossier réalisé avec le concours de la revue EDGE et de l’Institut franco-japonais de Tôkyô.