Vacarme 33 / loin d’Okinawa

l’avenir nommé Okinawa

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Le Japon fait tout pour oublier Okinawa. L’amnésie règne dans les médias, les consciences, les manuels d’histoire. Quelques Japonais de métropole résistent pourtant, avec persévérance, s’entêtant à écrire, à parler publiquement d’Okinawa. Qu’en est-il d’être Japonais, au juste, avec les meurtrissures d’une culpabilité que nul ne reconnaît officiellement
à l’égard des pays autrefois annexés ? D’Okinawa à la Corée, la Chine ou Taïwan, il n’y a qu’un pas, sur la carte et dans les dénis de l’histoire. Okinawa, la corde de la haute mer, serait-ce un nom possible pour une mémoire partagée en Asie orientale ?

Il n’est pas simple, ce vertige que j’éprouve chaque fois que je pense à Okinawa. Il tient, bien sûr, d’abord au fait que c’est là que s’est déroulé l’un des drames les plus tragiques de la Seconde Guerre mondiale. Il est déjà exorbitant que la dernière bataille terrestre de cette guerre livrée entre les Japonais et les Américains ait coûté la vie au tiers de la population et entraîné la destruction de la quasi-totalité du patrimoine culturel de ce pays. Surtout, comment comprendre qu’un bon nombre de ses habitants aient pu, dans des grottes où ils s’étaient réfugiés ou ailleurs, se donner la mort, au double sens de cette expression : se la donner à eux-mêmes aussi bien que les uns aux autres, souvent entre les membres d’une même famille ? Quoi qu’en disent les révisionnistes japonais qui, pour blanchir leur chère patrie des crimes de guerre qu’elle a commis, adoptent une méthode exactement identique à celle de leurs homologues européens, il est indéniable que l’armée impériale a joué un rôle décisif dans l’endoctrinement et la diffusion des instructions demandant aux habitants locaux et civils de se tuer : de la « débarrasser » eux-mêmes d’eux-mêmes, afin qu’ils n’entravent en rien ses opérations militaires et évitent de la « déshonorer » en restant vivants dans la captivité.

Il faut préciser dans quelles conditions historiques sont nés les contextes qui ont permis à un tel speech act (acte de parole) de produire ses effets néfastes. L’assujettissement du Royaume des Ryû-Kyû au Japon, à la suite de son invasion par le clan Shimazu, grand féodal du sud de l’archipel nippon, remonte au début du XVIIème siècle. Le Royaume survécut à ce choc en maintenant son lien politico-commercial avec la Chine et exista jusqu’à son annexion formelle, en 1879, par l’Empire japonais nouvellement proclamé. Depuis la fondation du département d’Okinawa, dans ce contexte de colonisation à la fin du XIXème siècle, le devenir-japonais pour la population d’Okinawa était synonyme du devenir-moderne. Et l’inverse était également vrai : l’effort pour s’approprier une culture occidentale scientifique et rationnelle ne pouvait pas ne pas s’accompagner chez elle d’un devoir d’assimilation à une culture japonaise qui, quant à elle, n’était pas forcément rationnelle. On sait que l’exigence de se donner la mort en toute sérénité dans certaines circonstances pour témoigner de sa fidélité à l’Empereur faisait partie de cette culture. Ces « auto-hétéro-massacres collectifs », événements qui se sont certes produits dans une situation d’exception et qui restent difficilement qualifiables, n’en sont pas moins l’aboutissement d’un processus d’imposition systématique d’une culture coloniale à un peuple colonisé.

Le vertige que j’éprouve devant ces événements ne tient donc pas seulement à l’atrocité de la scène elle-même, mais aussi au sentiment lancinant que quelque chose comme une essence du Japon moderne a dû se dévoiler là, de cette façon. Et il ne fait que se renforcer, ce vertige, du fait que cette histoire ne s’est pas achevée en 1945, que le dévoilement ne coïncide pas avec la fin, pour la simple raison qu’il n’a pas eu lieu dans le Japon métropolitain, mais dans ses colonies. Les deux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki ont conduit les dirigeants japonais à abandonner l’idée fanatique d’une « bataille décisive » qui devait avoir lieu sur les îles « principales ». Cette bataille tant annoncée et promise ne s’est pas produite : elle a seulement eu lieu sur des îles « secondaires ». Les habitants d’Okinawa l’ont vue et vécue à la place des Japonais.

C’est la même logique sacrificielle propre à ce colonialisme singulier qui, au-delà de la Guerre froide, pérennise la présence massive des bases américaines sur les îles d’Okinawa. Un chiffre fondamental : 75% des US oversea bases sur le sol japonais sont concentrées à Okinawa, ce département qui ne représente que 0,6% de la superficie du territoire national. Les dommages subis par ses habitants au cours des soixante dernières années sont aussi bien matériels que moraux. Des accidents militaires tuent et blessent, générant une angoisse permanente. Beaucoup de propriétés foncières restant confisquées, il est impossible d’élaborer et de mettre à l’œuvre un projet de développement cohérent pour permettre à ce pays de se dégager de la dépendance économique à l’égard de la métropole. L’industrie sexuelle, en continuité historique directe avec la prostitution militaire pratiquée en temps de guerre par les Japonais et les Américains, empoisonne la société locale. Les viols ou autres formes de violence sexuelle perpétrés par des soldats américains contre des femmes — parfois aussi des hommes — d’Okinawa ont toujours lieu.

Mais aussi, au sein de la population d’Okinawa, le sentiment d’être complices de toutes les guerres américaines après 1945 — de la guerre de Corée aux guerres actuelles en Afghanistan et en Irak, en passant par la guerre du Vietnam et celle du Golfe, est particulièrement aigu. Il est d’autant plus insupportable qu’il n’est pas partagé par les Japonais. Bien au contraire, les Japonais d’aujourd’hui peuvent d’autant plus facilement se donner bonne conscience face aux guerres du « partenaire stratégique » de leur pays que les bases américaines sont devenues presque invisibles dans leur vie quotidienne depuis la fin des années 1960. Ceci, justement, grâce à et aux dépens d’Okinawa.

On voit mieux la nature de ce vertige qui ne me quitte pas. La substitution systématique des expériences des deux peuples semble être à son origine. Les Japonais auraient dû voir cette bataille terrestre infernale se dérouler sur leur propre sol ; mon père, alors, aurait pu y trouver la mort, j’aurais pu ne pas voir le jour ; aujourd’hui c’est moi qui devrais vivre dans la proximité immédiate d’une base et sous la menace de la chute d’un hélicoptère de la Marine ; ce sentiment de culpabilité envers les Coréens, les Vietnamiens, les Afghans ou les Irakiens devrait être mien. Toutes ces expériences qui restent seulement virtuelles, conditionnelles ou abstraites pour les Japonais, sont bien réelles et concrètes pour les habitants d’Okinawa, et ils les vivent à notre place.

Il m’a fallu, toutefois, avant d’être saisi par ce vertige, découvrir le pays. Ma conscience politique s’est formée pendant les années où de nombreuses manifestations s’opposaient aux conditions fixées entre Washington et Tôkyô — sans aucune consultation de la population concernée — selon lesquelles il était prévu de « rendre » Okinawa au Japon après plus d’un quart de siècle de domination « étrangère ». On ne voyait pas encore la fin de la guerre en Indochine, et les lycéens de Tôkyô, pour peu qu’ils fussent de loin engagés dans ces mouvements, savaient que le « retour » n’améliorerait pas la situation d’Okinawa. Un ami coréen dessina alors Okinawa sous la forme d’un sac de sable, et le Japon sous celle d’un boxeur qui se délecte par avance de pouvoir à nouveau le martyriser... J’eus vite cette conviction : Okinawa n’est pas japonais.

Le 15 mai 1973 à Kyôto, jour du premier anniversaire de la « restitution » d’Okinawa, les forces de l’ordre se montrèrent particulièrement brutales envers les manifestants. Deux ans plus tard, l’année de la fin de la guerre du Vietnam, nous nous mobilisions contre l’Exposition maritime universelle qui se tenait à Okinawa. À l’époque, la presse japonaise pouvait encore montrer l’image du prince héritier Akihito (l’Empereur actuel) tombé sur les fesses après qu’un militant d’Okinawa lui eût jeté un cocktail molotov pour protester contre sa visite à l’occasion de l’ouverture de l’exposition — la première visite d’un membre de la famille impériale depuis la fin de la guerre. Le commando solitaire se terra pendant des jours sans boire ni manger dans la grotte où, trente ans auparavant, un groupe de lycéennes mobilisées comme infirmières et connu sous le nom de « la troupe des Lys » (Himeyuri gakutotai) s’était donné la mort. Okinawa restait pour moi d’abord et surtout politique.

Mais, depuis le milieu des années 1970, l’archipel a commencé à me montrer d’autres faces de lui-même. Un film de Takeshi Takamine,Okinawan Chirudai, m’a révélé de manière saisissante un peuple qui sait résister à l’assimilation néo-coloniale par le Japon d’après-guerre, par une forme de langueur tropicale (chirudai), cultivée, stylisée, raffinée et revendiquée comme une culture originale. Des dieux farceurs comme Kijimuna, tout comme des animaux tels le cochon, le chien ou le serpent y tiennent un rôle propre au même titre que des êtres humains, en tant que citoyens à part entière de cette république du désœuvrement.

Vint ensuite la musique. Sadao China, alors âgé d’un peu plus de 30 ans, avait déjà l’allure d’un maître de la musique traditionnelle (shimauta) quand il est venu donner un concert inoubliable à Seibukôdô, la construction en bois située aux confins du campus de l’Université de Kyôto, qui était (et est encore) un haut lieu de la culture alternative. Le groupe de rock Condition Green, dont le nom vient de la consigne américaine appelant les soldats à regagner leur base en cas d’alerte, représentait, quant à lui, le désir de confrontation de jeunes musiciens d’Okinawa avec les soldats enragés qui rentraient du Vietnam et qui constituaient l’essentiel de leur audience. Enfin Shôkichi Kina et son groupe ont su porter à une harmonie inédite la rencontre des cultures musicales nationales et internationales et y ajouter un puissant message politique, mettant ainsi au monde la première world music en Asie de l’Est.

Lorsque j’ai fait mon premier voyage à Okinawa, en 1979 en bateau avec des amis, j’avais donc déjà de ce pays une image à la fois politique, culturelle et sociale. Mon intérêt était aussi économique : je m’étais sérieusement interrogé, dans le sillage de mes lectures de Samir Amin ou de Claude Meillassoux, sur la possibilité pour Okinawa d’accéder à une autonomie en la matière.

Ce voyage n’a pas manqué de rebondissements, mais je me contenterai d’évoquer ici la représentation d’une pièce de théâtre que nous avons eu la grande chance de découvrir la veille de notre départ. Elle s’intitulait Pavillon de l’Humanité(Jinruikan), une histoire de « zoo humain ». Un couple d’Okinawans, exposé au public supposé japonais, se voit menacé par un « dompteur ». Tour à tour, celui-ci prétend expliquer, à coups de préjugés raciaux, leurs « traits ethniques », leur donne à apprendre ce que veut dire « être japonais », et tue l’enfant de la femme dans la grotte. Tout en restant « dompteur », il se métamorphose donc en enseignant, en officier, en policier, etc., conduisant ainsi à se demander s’il n’est pas lui-même un homme d’Okinawa qui aurait poussé la voie de l’assimilation jusqu’à son terme. Le couple jouant lui aussi alternativement plusieurs rôles, cette pièce raconte une histoire d’Okinawa à l’époque moderne, dans une étonnante condensation à la fois amère et cocasse.

Or, à un moment de la représentation, l’homme et la femme commencèrent à parler dans une langue que nous ne comprenions pas, en l’absence du « dompteur ». Autour de nous, les spectateurs, pour la plupart d’Okinawa, éclatèrent de rire. Que se passait-il ? Nous n’en savions rien, sinon que c’était désormais en okinawaien qu’ils communiquaient, et que l’envers du spectacle de ce « zoo humain » apparaissait à présent sur scène. J’en suis sûr aujourd’hui : mon vertige a commencé là, à ce moment précis.

Derrière le théâtre, il y a des faits. Seishin Chinen, l’auteur de la pièce, ne l’a pas inventée ex nihilo. Un véritable zoo humain a été construit en 1903 à Ôsaka. Deux femmes d’Okinawa, au lieu du couple de la pièce, ont été exposées à côté d’autres pauvres gens qui « représentaient », qui l’Aïnou, qui le Coréen, qui le Chinois, qui le Taïwanais etc., — ces peuples alors colonisés ou opprimés par l’Empire du Soleil Levant. En important ce dispositif raciste, en l’imposant à leurs voisins, les Japonais s’installèrent décidément du côté du « voyant », sinon du « voyeur », et voulurent croire qu’ils avaient échappé une fois pour toutes au risque d’être eux-mêmes l’objet d’une discrimination raciale et/ou d’une investigation anthropologique occidentales. Simone Weil n’aurait pas pu mieux dire :

« Les Américains n’ont d’autre passé que le nôtre (européen) ; ils y tiennent, à travers nous, par des fils extrêmement ténus. Même malgré eux, leur influence va nous envahir et, si elle ne rencontre pas d’obstacle suffisant, leur ôtera leur peu de passé, si l’on peut s’exprimer ainsi, en même temps qu’elle nous privera du nôtre. De l’autre côté l’Orient s’est accroché obstinément à son passé jusqu’à ce que notre influence, moitié par le prestige de l’argent, moitié par celui des armes, soit venu le déraciner à moitié. Mais il ne l’est encore qu’à moitié. Pourtant l’exemple des Japonais montre que quand des Orientaux se décident à adopter nos tares, en les ajoutant aux leurs propres, ils les portent à la deuxième puissance. » [1]

Encore une fois, cette histoire n’est pas terminée. C’est pourquoi Okinawa doit être considéré par les Japonais, non comme le lieu d’un simple éveil, mais comme celui d’une conversion profonde, expérience qui ne va pas sans un vertige. Saül ne s’est-il pas vu démonté en cheminant vers Damas avant de devenir Paul ? J’avoue pourtant que ce vertige, dans mon cas, ne provoque pas que des nausées, des pertes de l’équilibre psychosomatique. Il recèle, me semble-t-il, un autre affect plus positif, que je n’ose nommer cependant ni joie ni plaisir. Il s’agit du sentiment obscur qu’Okinawa est porteur de notre avenir. Découvrir ce pays avec ses charmes et ses difficultés, apprendre son histoire douloureuse, se rendre à l’évidence de la responsabilité japonaise dans tout cela, se rendre compte de ce que signifie le voisinage des Américains, se laisser surprendre par une culture si inventive, se demander enfin comment ce peuple, malgré tant de souffrances, a pu garder en réserve cette capacité de résistance qui lui permet de persévérer dans l’effort d’une décolonisation interminable : toutes ces expériences touchent si profondément à l’être d’un Japonais qu’il ne pourra plus regarder tout ce qui l’entoure, chez lui, au Japon, du même œil. N’est-il pas évident, et Simone Weil l’aurait approuvé, que sans ces expériences, nous autres Japonais ne retrouverons pas notre propre passé, et, partant, nous priverons à jamais de notre avenir ?

Post-scriptum

Satoshi Ukai est professeur à l’Université de Hitotsubashi (Tôkyô). Spécialiste de la pensée française contemporaine, il est le traducteur de Jean Genet et de Jacques Derrida.

Notes

[1« À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple français » (1943), in Écrits historiques et politiques, Gallimard, 1960.