Vacarme 33 / loin d’Okinawa

un champ de bataille

par

Je suis né en 1976. Je n’ai bien entendu aucun souvenir de la bataille d’Okinawa qui coûta la vie à plus de cent mille personnes — soit un tiers des habitants ; ni de l’époque de l’occupation américaine, pourtant longue quelques vingt-sept années ; ni même de la « restitution » au Japon en 1972.

Quand, le 13 août 2004, un hélicoptère de l’armée américaine s’est écrasé dans l’enceinte de l’Université internationale d’Okinawa, les forces de police et les soldats, munis d’armes anti-émeutes, ont évacué l’université et délimité, avec du ruban adhésif jaune, une « zone de sécurité » dont ils ont refoulé tous les civils et habitants. Considérant que l’armée américaine n’avait pas compétence légale à restreindre la circulation ni à contrôler l’accès des alentours de l’université, des gens franchissaient la « ligne ». Pour ma part, je n’ai pu y parvenir : comme paralysé devant la « ligne » délimitant le périmètre de sécurité, je n’ai pas pu bouger.

En 1995, des informations relatives au viol d’une écolière par trois soldats américains ont été diffusées par les médias. Pour que les faits soient véritablement restitués dans leur gravité, il a pourtant fallu un mouvement à l’échelle d’Okinawa tout entière : le 21 octobre, une « Assemblée générale de protestation » rassemblait 85 000 personnes. C’est alors que les chaînes de télévision nationales se sont mises à traiter du problème des bases américaines pendant plusieurs jours d’affilée. Des artistes et vedettes originaires d’Okinawa se sont aussi engagés sur la question des bases, et au-delà. La chaîne publique de télévision NHK a produit une série de mélos dont l’héroïne était incarnée par Chura-san, une actrice née à Okinawa. Pendant quelques temps, il n’y eut guère de jour sans que, d’une manière ou d’une autre, Okinawa n’apparaisse sur les écrans de télévision. Des chanteuses ou des actrices retiennent davantage l’attention que des viols commis par des soldats américains.

Au cinéma ou à la télévision, la publicité qui promeut « l’île de la guérison » ou « l’île de la longévité » donne d’Okinawa une image dépolitisée en la réduisant à ses atours culturels. Pour tout dire, si bouleversé que j’aie pu l’être par « l’affaire de 1995 », je m’étais moi-même habitué à l’occultation des images du réel d’Okinawa. Entre cet « incident » et moi-même, j’avais opéré une séparation, comme s’il n’était pas mon problème, comme si je croyais qu’aucun viol puisse jamais m’atteindre dans ma chair. Aujourd’hui je m’interroge sur cette séparation : l’accident d’hélicoptère suscite encore en moi un trouble et un sentiment douloureux

Confronté à ce que j’ai ressenti comme une « scène de guerre » et à la violation de mes libertés, je me suis trouvé alors douloureusement incapable de la moindre action. Pourtant, conscient des menaces qui pèsent sur la conservation et la transmission de la mémoire autochtone de la guerre, et averti de la façon dont l’information peut être manipulée, je me fais fort de vivre désormais en me figurant et en éprouvant quotidiennement Okinawa comme un« champ de bataille ».

Post-scriptum

Satoshi Gabe est doctorant à l’Université de Tokyo. Il travaille sur la littérature moderne d’Okinawa.

Traduction :Guillaume Ladmiral