Vacarme 33 / loin d’Okinawa

la frontière entre ce monde et l’autre parcours photographie, cinquième étape

par

photo Isao Nakazato (DR)

C’était comme succomber à l’illusion que l’on se noie dans un trou d’air. En montant la pente, guidé par un chemin, je tombai sur la clôture. Le long de celle-ci, courant sur la limite entre le talus et le plateau, des arbrisseaux poussaient dru. D’ordinaire, à cause de son aspect particulièrement abrupt, ce lieu était presque sans vie.

On eût dit que la boîte à vitesse du temps était soudain repassée en première, et que le vent avalait une grosse bouffée d’air. Allongé sur un gazon impeccable, un soldat blanc s’adonnait aux joies du bain de soleil. La lumière intense et aveuglante de l’après-midi traversait sa chair, rendait sa peau transparente. Le casque d’un walkman planté dans les oreilles, il écoutait de la musique, les yeux clos. Des séchoirs à linge, semblables à d’étranges pierres tombales, étaient alignés et, en face, on pouvait apercevoir la caserne et les hangars à hélicoptères.

Le rêve et la réalité folâtraient à l’intérieur du grillage.

C’était l’un de ces moments où la frontière entre ce monde et l’autre donne encore davantage de relief à l’insensé. Les deux espaces n’étaient pas de la même couleur. À la réflexion, il se peut que ce côté-ci du monde, à force de porter cette gigantesque absurdité à bout de bras, ait fini par se déformer.

Ce qui sépare ces espaces, c’est évidemment le militarisme. Mais ce n’est pas tout, et c’est bien ennuyeux. Sont également à l’œuvre des puissances complexes. Ces forces supérieures ont débordé à travers les mailles du grillage, se sont infiltrées dans ce monde-ci. Dépassant l’ordre militaire, elles ont même fait d’Okinawa un lieu pluriel, en y important la pop et le kitsch. Elles ont créé de nouvelles mœurs, d’abord distinctes des cerveaux, puis intégrées par eux.

L’américanisation s’infiltrant par les mailles du grillage. C’est le photographe Tômatsu Shômei [1] qui utilisait cette habile métaphore pour désigner le phénomène. Bien que l’on parle ici d’américanisation, on pourrait également prendre pour concept quelque chose comme le pop-kitsch, dont le père serait le militarisme. La formulation est certes inattendue et disproportionnée, mais, si l’on cherchait à procéder au décodage idéologique des secrets du pôku-tamago [2], ce chef-d’œuvre de la cuisine populaire de l’Okinawa d’après-guerre, nul doute que sa mixité extravagante apparaîtrait comme la force qui organise et chorégraphie ce monde-ci, en l’abandonnant à un guide nommé « nécessité ».

Le G.I. de l’autre côté de la clôture. Est-il en train de rêver à son retour vers la lointaine Amérique ? Pourtant, pas de pôku-tamago pour lui. La saveur de ce plat est peut-être un mélange mystérieux que seul ce monde, lui qui réussit à tisser en lui-même l’absurde, sait créer.

Notes

[1Tômatsu Shômei : photographe japonais né en 1930 à Nagoya. Il a fait du Japon d’après-guerre l’objet de ses principaux travaux, en explorant notamment Nagasaki, Hiroshima et Okinawa.

[2Pôku-tamago, de l’anglais pork (porc) et du japonais tamago (oeufs). Plat composé d’une sorte de pâté de porc en conserve excessivement gras (Spam), et d’oeufs brouillés. Bon marché et pouvant être conservé très longtemps, le Spam (nom de d’une marque américaine, souvent employé comme terme générique) fut introduit à Okinawa par les G.I. après la guerre et adopté très rapidement par les habitants de l’archipel, pour être par la suite intégré à sa culture culinaire.