Vacarme 33 / feuilletons

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choix étique

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On a salué, lors du référendum sur le TCE, un débat politique enfin élargi au-delà des calculs gestionnaires, porté à la hauteur d’un choix de société. Mais faut-il s’en réjouir ? Car bien des pratiques critiques n’ont vécu, depuis un quart de siècle, que de l’éclipse de ce discours des fins, de ses bégaiements
et de ses interstices. L’affrontement renouvelé entre libéralisme et socialisme amenuise l’espace, ouvert en 68, d’un pragmatisme radical : lorsque les éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre.

En rejetant, le 29 mai dernier, le Traité Constitutionnel Européen, la majorité du peuple de gauche a manifesté son attachement au socialisme. Pour ces électeurs qui se sont offensés à bon droit d’être accusés de populisme, de xénophobie ou d’inconséquence, le progrès demeure un cheminement vers une société où le règne de la coopération s’est substitué à celui de la concurrence, et dont l’accès est frayé par des gouvernants soucieux d’assurer la pérennité, l’expansion et le contrôle des services publics. Aussi est-ce bien à l’aune de cette version du progressisme que les tenants du « non » de gauche ont mesuré les enjeux du referendum : car si le texte proposé ouvrait des perspectives inédites sur le plan des droits, des libertés et des recours susceptibles d’être utilisés par les gouvernés, force est d’admettre qu’il n’apportait pas ce surcroît d’autonomie individuelle et d’initiatives citoyennes sans entériner le processus de fragilisation que la mondialisation néolibérale et le type d’intégration pratiqué par l’Union Européenne infligent respectivement aux protections statutaires offertes par les législations nationales et au lien organique qui unit le peuple souverain à ses représentants.

En choisissant d’attendre que l’Europe soit capable de se donner un État décidé à subordonner les modes d’expression de la concurrence aux conditions d’émergence d’une société de coopération, les partisans d’un rejet progressiste du Traité Constitutionnel Européen ont donc signifié qu’à leurs yeux, l’essor d’une société civile transnationale n’était pas un objectif prioritaire. Sans doute considèrent-ils l’affermissement d’un espace public européen comme un phénomène souhaitable, pour autant qu’il se produise dans un cadre social et politique propice aux débats constructifs sur la meilleure manière de coopérer. En revanche, ils le tiennent pour une simple ruse du capital quand, intervenant dans un contexte tel que celui de l’Europe d’aujourd’hui, il ne contribue qu’à favoriser l’hégémonie de l’individualisme compétitif.

La fidélité qu’une majorité d’électeurs de gauche témoigne au socialisme n’est certes pas entièrement surprenante : ainsi peut-on rappeler les scandales suscités il y a quelques années par Lionel Jospin, d’abord lorsque confronté aux licenciements pratiqués par des entreprises profitables, l’ancien premier ministre a affirmé que l’État ne pouvait pas tout, ensuite lorsqu’il a avoué que son programme électoral de 2002 n’était pas socialiste. Il reste que l’indignation soulevée à ces deux occasions, et dont le « non » progressiste du 29 mai 2005 manifeste la persistance, n’administre pas seulement la preuve d’une allergie de l’électorat de gauche à un social-libéralisme d’inspiration « blairiste ». Elle résonne aussi comme une fin de non recevoir adressée à tous les courants de pensée qui, dans le sillage des événements de Mai 68, ont tenté de soustraire la gauche au projet de confier à un gouvernement représentatif de ses aspirations le soin d’édifier une société fondée sur la coopération.

On peut en effet avancer que les analyses de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur les articulations complexes du désir et de l’intérêt, la critique des différents modes de « gouvernementalité » proposée par Michel Foucault et la promotion de la notion de société civile par Claude Lefort — pour ne prendre que ces trois exemples indéniablement hétérogènes — ont au moins en commun de considérer que la bureaucratisation des instances mandatées pour instaurer une société de coopération n’est pas la conséquence d’une trahison ou d’une déviation qui laisserait la doctrine socialiste indemne, mais plutôt une tendance inhérente au régime de gouvernement nommé socialisme. Sans doute faut-il reconnaître que, pour certains, souscrire à un tel diagnostic est rapidement revenu à se convertir au libéralisme, c’est-à-dire à embrasser la double conviction que la compétition est indissociable de la liberté et que le marché est l’expression optimale de cette libre concurrence. Pour d’autres, cependant, l’inspiration des années 1970 s’est plutôt traduite par une détermination à demeurer aussi rétif aux chantres de la coopération des administrés qu’aux thuriféraires de la concurrence des propriétaires.

Si cette double rétivité procède d’abord d’une égale antipathie pour la jouissance de l’actionnaire caressant les courbes de profit de ses investissements et pour celle du bureaucrate refusant un service au motif que le règlement l’interdit, les hommes et les femmes qui lui demeurent fidèles partagent également une même obstination à ignorer les questions relatives à la destination et à la condition de l’humanité. Autrement dit, il n’entre pas dans leur approche de la politique de se demander si la coopération est bien le mode de relations promis à la société humaine, une fois celle-ci délivrée des classes qui la divisent, ou si, à l’inverse, la compétition est bien ce trait irréductible de la nature humaine dont le libre épanouissement conduit à la prospérité de tous. Seuls leur importent les régimes de pouvoir qui s’autorisent de chacune de ces deux propositions, l’un pour assujettir les conduites des administrés à l’ordre des priorités fixé par les préposés à l’institution de la société de coopération, l’autre pour limiter l’expression légitime de la liberté des individus à une compétition entre propriétaires de biens solvables.

Irréductible à une protestation purement libertaire ou « spontanéiste », la critique de ces deux régimes relève d’un souci d’accroître la prise que les gens sont susceptibles d’acquérir sur leur propre vie. Sans doute socialistes et libéraux s’accordent-ils eux aussi à reconnaître la légitimité d’un pareil souci : toutefois, les uns comme les autres considèrent que la réalisation de leurs préoccupations prioritaires conditionne l’agrément de l’aspiration des hommes et des femmes à se gouverner. En d’autres termes, les pasteurs de la société de coopération et les promoteurs de la compétition enrichissante soutiennent respectivement que l’inégale répartition des richesses et la dissuasion de l’initiative individuelle n’autorisent guère ceux qui les subissent à s’interroger sur l’épanouissement de leur autonomie. Il reste que celle-ci n’est pas moins étouffée par les normes qui soustraient les administrateurs de l’égalité au contrôle de leurs administrés que par celles qui restreignent la liberté de choisir à la seule panoplie des conduites rentabilisables. Or, en vertu de ces deux types de normes, on peut avancer que des officiers de la puissance publique enclins à ménager des aires de coopération dont ils laissent le contrôle à leurs usagers sont des êtres aussi improbables que des agents du capital favorisant l’ouverture de la compétition à des initiatives répondant à d’autres critères que celui de la rentabilité. Par conséquent, une gauche informée par la notion d’autonomie puisée dans les pensées des années 1970 n’est pas plus portée à choisir son camp entre l’État et le capital qu’à chercher un juste milieu entre l’excès d’administration et les maux de la dérégulation : sa vocation consiste plutôt à évaluer, au cas par cas, les mérites et les périls des politiques socialistes et libérales, et surtout à décider de ses postures comme de ses alliances en fonction de ses propres priorités.

Largement absente des débats publics au cours des deux septennats de François Mitterrand, cette sensibilité « post-soixante-huitarde » a semblé connaître une nouvelle jeunesse en irriguant les « nouveaux mouvements sociaux » de la seconde moitié des années 1990. Toutefois, il se peut que ce second printemps n’ait été qu’un trompe-l’œil. Comme l’atteste le vote négatif d’une bonne partie de la gauche associative et « mouvementiste » au referendum du 29 mai dernier, il se peut qu’en dépit d’innovations de forme — les coordinations ad hoc plutôt que les centrales syndicales et les militants encartés — et de composition — mobilisations autour des sans-papiers et des sans-domicile, collectifs de chômeurs, intermittents du spectacle... — lesdits nouveaux mouvements sociaux aient poursuivi un objectif traditionnel, à savoir, exiger que l’État prenne ses responsabilités.

Bien plus, si l’analyse des suffrages conduit à constater que le « non de gauche » de mai 2005 est l’héritier légitime des luttes qui se sont succédées depuis les grèves de décembre 1995, alors il faut ajouter que l’injonction adressée par le peuple de gauche aux pouvoirs publics ne consiste pas à presser ceux-ci d’octroyer des droits, de dégager des libertés et d’édicter des règles susceptibles de rendre les joutes sociales moins inéquitables ou d’ouvrir la compétition à d’autres processus de valorisation que celui du rendement financier : à cet égard, il est significatif que l’inscription dans le Traité Constitutionnel d’un article célébrant la concurrence libre et non faussée ait été fustigée comme le cheval de Troie de la fameuse directive Bolkestein sur la dérégulation des services publics, alors que celle-ci pourrait parfaitement être déclarée anticonstitutionnelle, précisément parce que le dumping social qu’elle encourage fausse la concurrence. Ce n’est donc pas à permettre aux gouvernés de mieux affronter les conflits où ils sont engagés — en tant qu’employés, chômeurs, femmes, étrangers, patients, usagers, consommateurs... — que les « nonistes » de gauche invitent les gouvernants : ceux-ci se voient plutôt sommés de régler les différends — soit de revenir sur l’aveu que l’État ne peut pas tout — et, dans la mesure du possible, de substituer leur protection à la concurrence entre leurs administrés.

Toutes les revendications qui méritent le label de gauche se ramènent-elles à de telles sommations ? Répondre par l’affirmative revient à considérer qu’aujourd’hui comme avant-hier, l’espace politique est polarisé par le choix entre libéralisme et socialisme — de sorte que pour éviter d’apparaître comme le cache-nez moderniste du premier, les militants engagés dans les nouveaux mouvements sociaux seraient condamnés à devenir les satellites sociétaux du second. Pour qui n’aurait pas la patience d’attendre que « la France s’ennuie » à nouveau d’une pareille alternative, il est certes possible de ranimer la perspective évoquée plus haut : celle-ci, on l’a vu, consiste à négliger les missions revendiquées — la coopération à organiser ou l’initiative à encourager — pour ne se soucier que des conduites adoptées en leur nom par les missionnaires. Autrement dit, il s’agit de jauger ces derniers à l’aune du mode d’organisation qu’ils mettent en œuvre pour assurer l’avènement de l’égalité ou du type d’initiatives qu’il privilégient pour favoriser le rayonnement de la liberté.

Il reste qu’à elle seule, la revendication du pragmatisme radical forgé dans les années 1970 ne peut suffire à conjurer le rétrécissement que le referendum de mai 2005 menace d’infliger au champ de la réflexion politique. Pour que la problématique post-soixante-huitarde de l’autonomie puisse encore servir à échapper au choix entre une « deuxième gauche » au bord de la « troisième voie » et une « première gauche » prête à jeter les bases d’un nouveau « programme commun », encore faut-il se pencher sur le rapport que l’émergence des mouvements dont elle s’est extraite — mouvements de femmes, de minorités, de patients, d’usagers, de consommateurs,... — entretient avec le démantèlement de l’État-providence auquel le néolibéralisme triomphant s’est depuis lors appliqué.

Le premier de ces deux phénomènes a-t-il eu une incidence sur le second ? Tous ceux qui, à gauche, ont hâte de solder l’héritage de 68, en sont persuadés : s’ils reconnaissent volontiers que la critique des normes qui caractérise la période d’après Mai est parvenue à ébranler l’autorité d’institutions aussi impliquées dans la conservation de l’ordre social que l’État, la nation, la famille ou les partis politiques, ils ajoutent aussitôt que, ce faisant, elle a largement contribué au délitement de la discipline nécessaire à la mobilisation des exploités ainsi qu’à la corrosion des liens filiatifs et affiliatifs susceptibles de faire obstacle à la marchandisation du monde. Bien plus, certains d’entre eux soutiennent que l’exaltation supposément radicale de l’autonomie — aux doubles dépens de la demande de sécurité et du besoin d’authenticité que la gauche s’était jusque là efforcée de satisfaire — doit être tenue pour la matrice d’un « nouvel esprit du capitalisme » dont le souffle ravage aujourd’hui la planète, et dont les agents partagent avec les gauchistes d’antan la fierté de sacrifier la stabilité au nomadisme, la fidélité à la disponibilité et la sûreté au risque. Pour leur part, certains fidèles des revendications apparues dans les années 1970 ne sont pas loin de parvenir à des conclusions identiques, même s’ils en tirent de tout autres enseignements : attachés aux aspects libertaires des mouvements post-soixante-huitards, ils estiment que le cadre institutionnel le plus conforme à leur sensibilité anti-autoritaire consiste en un libéralisme politique également intransigeant à l’égard des privilèges traditionnels, des discriminations relevant d’un dogme moral et des protections statutaires.

Sans doute de telles interprétations s’avèrent-elles aisément contestables. Ainsi peut-on avancer que le souci d’autonomie distinctif de la pensée d’après Mai s’investit davantage dans la construction d’une existence singulière que dans la défense d’un patrimoine inaliénable de libertés fondamentales, de sorte qu’il ne se laisse pas facilement traduire dans le langage libéral des droits individuels. Celui-ci permet en effet de dénoncer les lois abusives, ou encore de réclamer de meilleures garanties contre leur application, mais il ne suffit pas à débusquer les normes qui, en les faisant passer pour « normaux », soustraient les abus et les négligences d’une législation au regard critique des hommes et des femmes qui y sont assujettis. Quant à l’assimilation entre l’obstination à se gouverner distinctive de l’activisme post-soixante-huitard et un péché d’orgueil dûment puni par ce que Saint Augustin appelait déjà un « châtiment réciproque » — en l’occurrence, le déchaînement du capitalisme le plus impudent — elle ne persuadera que ceux qui tiennent la liberté des hommes pour une grâce dont ils ne sauraient abuser impunément, et qui fondent leur égalité sur la gratitude dont ils sont tous tributaires.

Faut-il pour autant considérer que l’affaiblissement des institutions, des procédures de délégation et des modes de représentation qui assuraient le fonctionnement de l’État-providence n’est aucunement imputable à l’élaboration d’une pensée et à l’invention de pratiques essentiellement investies dans l’exposition critique des normes — normes régissant les rapports entre hommes et femmes, parents et enfants, médecins et patients, enseignants et étudiants, employeurs et salariés, fonctionnaires et administrés, commissaires politiques et militants de base, producteurs de services et usagers, nationaux et étrangers, groupes majoritaires et minorités ethniques, religieuses, régionales ou sexuelles ? Réciproquement, peut-on estimer que la mise en œuvre des conditions nécessaires à la recomposition d’une puissance publique suffisamment sûre d’elle-même pour frayer le chemin d’une société de coopération — soit pour prendre des mesures telles que le rétablissement de l’autorisation administrative de licencier, la réglementation de la circulation des capitaux ou encore la nationalisation de certains secteurs de l’économie — s’accommoderait sans peine de la poursuite de mouvements, de questionnements et d’initiatives motivés par le souci d’autonomie dont les premiers héritiers de Mai 68 avaient fait leur trait distinctif, et auquel la fin des années 1990 semblait avoir donné un nouvel essor ?

Depuis dix ans, la plupart des militants de gauche qui ont adhéré aux grèves de décembre 1995 se sont soigneusement gardés d’aborder ce type d’interrogations. Confrontés à l’hégémonie néolibérale, ils en ont tiré le bénéfice moral et le confort intellectuel de se définir comme des « résistants » à la triple dynamique de privatisation des biens et services publics, de commercialisation des conduites humaines et de soumission des représentants de la souveraineté populaire aux diktats des marchés financiers. Autrement dit, le constat des dégâts causés par le démembrement progressif de l’État-providence leur a permis de se reconnaître dans la nécessité de résister à la poursuite de ce processus, mais également d’éviter de se prononcer sur la désirabilité d’un remembrement à l’identique de l’appareillage institutionnel caractéristique du « compromis fordiste » et, plus généralement, sur l’allure et l’extension souhaitables d’une réappropriation sociale des moyens d’existence.

Or, c’est paradoxalement en acceptant de soulever ces lourdes et embarrassantes questions que les tenants du pragmatisme radical hérité des années 1970 ont une chance de repousser le choix étique auquel le referendum de mai 2005 risque de réduire le débat public. Non pas parce qu’ils se proposeraient de leur apporter une réponse péremptoire et définitive — à l’image des interprètes « augustiniens » et « libertaires » de « l’esprit de Mai » — mais au contraire parce qu’ils s’appliqueraient à faire en sorte qu’elles demeurent posées concrètement, à chaque fois qu’il s’agit de décider si une initiative est mieux servie par un financement public ou privé, par une gestion étatique, associative ou commerciale, par une stricte restriction ou au contraire une extension du régime de concurrence : car s’il est vain de se demander si le souci d’autonomie s’épanouit davantage en milieu libéral ou socialiste, celles et ceux qui s’en réclament sont en revanche bien inspirés de rappeler que son sort dépend moins d’un « choix de société » entre compétition et coopération que de la manière dont les gouvernants aménagent la liberté et administrent l’égalité de ceux qu’ils gouvernent.