renverser le gouvernement avant-propos

Ce dossier vient poser une vieille question, en la renversant : que devient l’enjeu du gouvernement — entendu au sens classique du terme — arraché au monopole des gouvernants et pensé depuis la seule position de gouvernés ?

Se poser cette question, c’est admettre, au préalable, quatre postulats.

Premier postulat : le gouvernement est partout, et pas seulement au sommet de l’État. On ne parle pas là prioritairement des régimes politiques — monarchie, oligarchie, démocratie directe, démocratie représentative — mais bien des techniques de pouvoir, c’est-à-dire des manières de faire faire, telles qu’elles s’appliquent dans de multiples champs, de la famille à l’école, de la médecine aux prisons, de la rue au travail. Ici, nous en explorerons essentiellement trois : le gouvernement carcéral et pénitentiaire (Gilles Chantraine), le gouvernement salarial (Danilo Martuccelli), le gouvernement médical (Aude Lalande).

Deuxième postulat : le gouverné n’est ni un être entièrement écrasé par les techniques de gouvernement dont il est l’objet, ni un héros capable, par la seule force de sa révolte individuelle ou collective, de s’inventer un destin véritablement alternatif. Autrement dit, l’effort de compréhension des savoirs et pratiques des gouvernés doit échapper autant à la posture misérabiliste, qui réduit la situation du gouverné aux mécanismes de pouvoir qui la constituent, qu’à la posture populiste, qui conçoit les choix et actions des gouvernés comme des univers autonomes de significations. La notion d’« infra-politique », proposée par James C. Scott, permet, au-delà de l’évitement de ce double écueil, de saisir, entre les lignes claires de la domination, la dynamique à l’œuvre entre résistances invisibles, pratiques apparemment conformes aux demandes du pouvoir, et contestations publiques.

Troisième postulat : le gouvernement a changé. On ne gouverne plus les écoliers comme sous Ferry, ni les prisonniers comme dans les prisons disciplinaires classiques, ni les malades comme si l’épidémie de sida n’avait pas eu lieu, ni les salariés selon le « vieil esprit du capitalisme » compris comme un mixte de fierté au travail et de respect de l’autorité. Qu’il faille relativiser la portée de ces changements, leur simultanéité, leur convergence, cela est certain. Il n’en reste pas moins qu’une tendance générale se dégage, qui semble nous avoir fait entrer, pour reprendre les réflexions du dernier Foucault, dans un âge post-disciplinaire. Apparemment — cela s’éclairera, espérons-le, au fil du dossier — le processus serait le suivant : partout, dans les salles de classe comme dans les manuels de management, dans la manière d’encadrer les détenus comme dans la manière de soigner les toxicomanies, la vieille conformation des âmes par le dressage des corps (discipline) semble avoir cédé le pas à une nouvelle — et paradoxale — injonction à l’autonomie : vous voulez les assujettir ? subjectivez-les ; autrement dit, n’en faîtes plus des sujets au sens ancien, des sujets purement assujettis à la personne du souverain, mais des sujets au sens moderne, dotés de conscience et de responsabilité, donc capables de répondre aux attentes des dominants sans passer par les formes, souvent contre-productives, de la coercition brutale.

Quatrième postulat : les arts de gouverner sont pluriels. Qu’on puisse esquisser la fresque de leur « grande transformation » ne signifie pas, en effet, que les vieilles formes sont mortes (le mitard n’a pas disparu), ni que celles qui le sont ne sont pas susceptibles de ressusciter (vu la tournure des débats pour l’élection présidentielle, il est d’ailleurs étonnant qu’aucun candidat putatif n’ait encore proposé de réinventer les workhouses), ni que les nouvelles s’équivalent exactement d’un champ à l’autre. Conséquence première : quand on est gouverné, on peut l’être de plusieurs manières, dans un même champ de pouvoir et en passant d’un champ à l’autre. D’où, immédiatement, une question simple mais indépassable : lesquelles préférons-nous ? Entendons-nous bien : la question n’est plus celle de savoir quel est le bon gouvernement ou le meilleur régime politique, le plus juste ou le plus libre, le plus rigoureux sur les principes ou le plus pragmatique dans ses effets, mais celle, à la fois plus modeste et plus étendue car se diffusant à tous les échelons de l’organisation sociale, de savoir comment faire avec la domination, avec les différentes techniques de gouvernement et leurs injonctions souvent contradictoires.

Dossier coordonné par Gilles Chantraine, Stany Grelet & Pierre Zaoui