Infra-politique des groupes subalternes

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En règle générale, quand on veut dévaluer la grande histoire politique, on fait appel aux grandes structures économiques ou sociales qui dépossèdent encore un peu plus ceux qui étaient déjà exclus de la première. En 1990, dans Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, l’anthropologue James C. Scott prenait le parti inverse : montrer que sous les formes publiques de domination et de révolte spectaculaire existe toute une infra-politique cachée et obéissant à d’autres règles, qui, en vérité, constitue peut-être l’essentiel de la vie politique des dominés. Extraits du chapitre VII.

« Les formes culturelles ne disent peut-être pas ce qu’elles savent, ne savent peut-être pas ce qu’elles disent, mais elles font ce qu’elles ont l’intention de faire — à tout le moins dans la logique de leur pratique. » Paul Willis, Learning to Labour

« [L’exécution du hallebotage après les vendanges] exaspéra les esprits au dernier point ; mais il existe un si grand espace entre la classe qui se courrouçait et celle qui était menacée, que les paroles y meurent, on ne s’aperçoit de ce qui s’y passe que par les faits, elle travaille à la manière des taupes. » Balzac, Les paysans

Dans le domaine des sciences sociales où les néologismes sont déjà légion, d’aucuns diraient envahissants, on hésite à en inventer un de plus. Le terme infra-politique, cependant, semble être approprié pour évoquer l’idée que nous avons affaire à un domaine discret de la lutte politique. Pour des sciences sociales habituées aux politiques relativement transparentes des démocraties libérales et aux contestations, manifestations et rebellions bruyantes qui font la une des journaux, la lutte circonspecte menée quotidiennement par des groupes subalternes se situe, tels des rayons infrarouges, au-delà du spectre visible. C’est en grande partie à dessein, comme nous l’avons vu, que cette lutte est invisible : elle correspond à un choix tactique né d’une conscience prudente de l’équilibre des pouvoirs. La proposition faite ici est identique à celle de Léo Strauss lorsqu’il dit que la réalité de la persécution doit modifier notre lecture de la philosophie politique classique : « La persécution ne peut empêcher l’expression publique de la vérité hétérodoxe, car un homme dont la pensée est indépendante peut exprimer ses opinions en public et demeurer sain et sauf du moment qu’il le fait avec prudence. Il peut même les imprimer sans pour autant courir le moindre danger, du moment qu’il est capable « d’écrire entre les lignes » [1]. » Le texte que nous interprétons dans le cas présent n’est pas Le Banquet de Platon mais plutôt la lutte culturelle voilée et l’expression politique de groupes subalternes, qui ont toute raison de craindre d’avancer leurs opinions à découvert. Le sens du texte, dans les deux cas, est rarement simple et direct. Il est souvent censé communiquer une chose aux initiés et autre chose aux autorités et aux non-initiés. L’interprétation en est quelque peu facilitée, quand nous avons accès au texte caché [2] (analogue aux notes et conversations secrètes du philosophe), ou bien à l’expression d’une opinion plus imprudente (analogue aux textes postérieurs produits dans des conditions plus libres). Sans ces textes comparatifs, nous sommes obligés de chercher des significations non innocentes en recourant à notre savoir culturel — tout comme le ferait un censeur expérimenté !

Le terme infra-politique est, je crois, approprié pour une autre raison. Quand on parle de l’infrastructure dans le domaine du commerce, on pense immédiatement aux moyens qui rendent un tel commerce possible : par exemple, les moyens de transport, les opérations bancaires, les devises, les droits immobiliers et contractuels. De la même manière, j’ai l’intention de montrer que l’infra-politique que nous avons examinée fournit une grande partie des bases culturelles et structurelles de l’action politique plus visible sur laquelle, généralement, nous avons jusqu’à maintenant porté notre attention. La majeure partie de ce chapitre est consacrée à soutenir cette thèse.

Tout d’abord, je reviendrai brièvement sur l’idée très répandue selon laquelle le discours « en coulisse » des « sans pouvoir » est soit une vue politique creuse, soit, et pis encore, un substitut à toute résistance réelle.

Une fois pointées certaines des difficultés logiques liées à ce raisonnement, j’essaierai de montrer comment la résistance symbolique et matérielle fait partie d’un même ensemble de pratiques interdépendantes. Pour cela, il faut souligner à nouveau l’importance de l’idée que la relation entre les élites dominantes et les subalternes ressemble souvent, entre autres, à une lutte matérielle dans laquelle les deux parties cherchent inlassablement à trouver leurs faiblesses et à exploiter leurs petits avantages. En guise de récapitulation d’une partie de mon propos, j’essaierai finalement de montrer que chaque domaine de résistance publique à la domination est suivi de près par une sœur jumelle infra-politique, qui poursuit les mêmes buts stratégiques, mais dont la discrétion est mieux adaptée pour résister à un adversaire susceptible de remporter une bataille ouverte.

le texte caché : une posture vaine ?

Un sceptique pourrait tout à fait accepter une grande partie des arguments évoqués jusqu’ici et cependant minimiser leur signification dans la vie politique. Même lorsqu’il se dissimule dans le texte public, le texte caché n’est-il pas un simple point de vue, une posture politique creuse rarement exprimée avec sérieux ? Cette façon de voir les choses semble signifier qu’exprimer une agression contre une figure dominante à l’abri de tout danger a une fonction de substitut — certes insatisfaisant — à ce qu’elle vise réellement : l’agression directe. Au mieux, elle a peu ou pas de conséquence, au pire c’est une dérobade. Les prisonniers qui passent leur temps à rêver de la vie au-dehors feraient mieux de creuser un tunnel ; les esclaves qui chantent la libération et la liberté feraient mieux de prendre leurs jambes à leur cou.

Barrigton Moore écrit : « Rêver de libération et de vengeance peut contribuer à préserver la domination en dissipant les énergies collectives à l’occasion de discours et de rituels relativement inoffensifs [3]. »

Les arguments qui plaident en faveur d’une telle interprétation « hydraulique » des paroles de défi qui, tel un fleuve en crue, seraient détournées vers des zones sans valeur, sont renforcés, comme nous l’avons fait remarquer, lorsque ces paroles sont essentiellement orchestrées ou mises en scène par les groupes dominants. Carnavals, saturnales et, plus généralement, tout rite de renversement encadré, en sont les exemples les plus criants. Jusqu’à il y a peu, l’interprétation qui prédominait de l’agression ritualisée ou du renversement était que le fait de jouer la comédie pour se débarrasser de tensions engendrées par les relations sociales hiérarchisées servait à renforcer le statu quo. Des penseurs aussi différents que Hegel et Trotski considéraient ces cérémonies comme des forces conservatrices. Les analyses influentes de Max Gluckman et de Victor Turner soutiennent qu’en pointant une égalité essentielle, si brève fût-elle, parmi tous les membres de la société, et en illustrant, ne fût-ce que rituellement, les dangers du désordre et de l’anarchie, ces cérémonies ont pour fonction de souligner la nécessité d’un ordre institutionnalisé [4]. Pour Ranajit Guha [5], c’est précisément parce qu’ils sont autorisés et prescrits par les dominants que les effets des rituels de renversement sont au service de l’ordre. Permettre aux groupes subalternes de jouer à la rébellion à des périodes, et dans le cadre de règles spécifiques, permet d’éviter de bien plus dangereuses formes d’agression.

Dans sa description des congés donnés aux esclaves dans le sud des États-Unis d’avant la Guerre de Sécession, Frederik Douglass, lui-même esclave, a recours à la même métaphore. Son raisonnement, cependant, est légèrement différent :

« Avant les vacances, on se réjouit des plaisirs à venir. Après les vacances, ces plaisirs deviennent plaisirs du souvenir et servent à tenir éloignés des pensées et des souhaits d’une nature plus dangereuse. Ces vacances sont des fils conducteurs ou des soupapes de sécurité qui permettent de désamorcer les éléments explosifs inséparables de la pensée humaine quand on est réduit à l’état d’esclave. Sans elles, rigueurs et servages deviendraient insupportables et l’esclave serait inévitablement si désespéré qu’il en deviendrait dangereux [6]. »

L’idée de Douglass n’est pas qu’il existe un ersatz de rébellion en lieu et place d’une rébellion réelle, mais simplement que le répit et le luxe que représente un jour de congé procurent suffisamment de plaisir pour émousser le tranchant d’une rébellion naissante. C’est comme si le maître calculait le degré de pression susceptible d’engendrer des actes désespérés et ajustait le niveau de répression juste avant que la pression n’atteigne son comble.

L’élément le plus intéressant concernant les théories de la soupape de sécurité sous leurs diverses formes est peut-être celui qui est le plus souvent négligé. Ces théories se fondent toutes sur l’hypothèse selon laquelle la subordination systématique engendre une forme de pression qui vient du dessous. Elles affirment de plus que si rien n’est fait pour soulager cette pression, celle-ci grandit et engendre une explosion d’une nature ou d’une autre. On spécifie rarement de manière précise d’où vient cette pression et en quoi elle consiste. Pour ceux qui vivent sous le joug de cette subordination, que cela soit M. Douglass ou l’imaginaire Mme Poyser, la pression est une conséquence indiscutée de la frustration et de la colère nées de l’incapacité de se défendre (physiquement ou verbalement) contre un oppresseur puissant. Cette pression engendrée par une injustice manifeste, mais face à laquelle on est impuissant, trouve son expression, nous l’avons montré, dans le texte caché, dans sa taille, sa virulence et son abondance symbolique. En d’autres termes, la thèse de la soupape de sécurité admet implicitement un certain nombre d’éléments-clés de notre plus ample thèse concernant le texte caché : à savoir que la subordination systématique suscite une réaction et que cette réaction contient un désir de vengeance ou de réponse au dominant. Mais les deux thèses divergent dans la supposition que ce désir puisse être en majeure partie assouvi, lors de conversations « en coulisses », ou lors de rituels de renversement bien surveillés, ou bien encore lors de festivités qui, de temps en temps, apaisent le feu du ressentiment.

La logique de la thèse de la soupape de sécurité repose sur la proposition socio-psychologique selon laquelle l’expression de l’agression en coulisses — lors de rêveries communes, de rituels ou de contes populaires — produit autant ou presque autant de satisfaction (par conséquent une diminution de la pression) que l’agression directe contre l’objet de la frustration. Les preuves apportées à cette thèse par la psychologie sociale ne sont pas tout à fait univoques, et même la plupart d’entre elles ne vont pas dans son sens.Au contraire, ces preuves suggèrent que les sujets injustement contrariés n’éprouvent pas moins de frustration et de colère sauf s’ils sont en mesure de blesser directement l’agent responsable de leur frustration [7]. De telles preuves n’ont rien de surprenant. On pourrait s’attendre à ce que les représailles à l’encontre du responsable de l’injustice aient des effets cathartiques plus grands que les formes d’agression qui laisseraient le responsable de l’injustice indemne. Et certes, il existe de nombreux témoignages expérimentaux qui montrent que rêves et jeux agressifs font croître plutôt que décroître la possibilité d’une réelle agression. Mme Poyser se sentit très soulagée quand elle déchargea sa bile directement au visage du châtelain, mais n’était vraisemblablement pas soulagée, ou bien alors pas suffisamment soulagée, par les discours qu’elle répétait et les serments qu’elle faisait dans son dos. Il y a donc autant, voire plus, de raisons de considérer la colère « en coulisse » de Mme Poyser comme une préparation de son éventuel éclat, plutôt que comme une alternative satisfaisante.

Si les témoignages socio-psychologiques corroborent peu ou pas du tout l’idée d’une catharsis opérée par un tel mécanisme de substitution, les arguments historiques en faveur de cette thèse restent à réunir. Serait-il possible de montrer, toutes choses égales d’ailleurs, que plus les élites dominantes ont fourni ou autorisé des exutoires aux agressions à leur endroit, les contenant dans des formes somme toute inoffensives, moins elle ont été exposées à la violence et à la rébellion d’un groupe subalterne ? Si une telle comparaison était entreprise, il faudrait tout d’abord commencer par distinguer l’effet du déplacement de l’agression en soi, et les concessions plus matérielles que représentent ces festivités : celles de la nourriture, de l’alcool, de la générosité, et du soulagement procuré par l’arrêt de travail et l’absence de discipline.

En d’autres mots, « le pain et le cirque », qui, de toute évidence, sont souvent des concessions politiques conquises par les classes subalternes, renforcent peut-être l’oppression indépendamment de la ritualisation des formes d’agression [8].

Si l’on suivait cette ligne de pensée, il resterait à en expliquer une anomalie importante. Si, effectivement, l’agression ritualisée détourne l’agression réelle de sa cible, pourquoi tant de révoltes d’esclaves, de paysans et de serfs ont vu le jour précisément au cours de rituels saisonniers (par exemple, le carnaval de Romans décrit par Le Roy Ladurie) créés pour éviter ces mêmes révoltes ? [...]

la résistance souterraine

Nous sommes maintenant en mesure de résumer une partie de notre argument. Jusqu’à il y a peu, la majeure partie de la vie politique active des groupes subalternes a été ignorée parce qu’elle a souvent lieu à un niveau que l’on reconnaît rarement comme politique. Pour insister sur l’énormité de ce qui a été négligé d’une manière générale, je tiens à faire une distinction entre les formes de résistance ouvertes et déclarées qui attirent généralement l’attention, et celles, déguisées, discrètes et non déclarées, qui constituent le domaine de l’infra-politique (voir tableau ci-dessous). Pour les démocraties libérales occidentales modernes, seule l’action politique visible s’empare de ce qui fait sens dans la vie politique. Les succès historiques des libertés politiques d’expression et d’association ont considérablement réduit les risques et la difficulté d’une expression politique publique. Cependant, il n’y a pas si longtemps en Occident, et aujourd’hui encore, pour la plupart des minorités les moins privilégiées et pour les pauvres marginalisés, l’action politique au grand jour est loin d’être la part la plus importante de leur action politique en général. Porter une attention exclusive à la résistance déclarée ne nous permettra pas plus de comprendre le processus par lequel de nouvelles forces et exigences politiques germent avant de finalement fleurir sur la scène publique. Comment, par exemple, pourrions-nous comprendre le bouleversement manifeste qu’a représenté le Mouvement pour les droits civils ou le Mouvement du Black Power dans les années 1960, sans comprendre le discours « en coulisse » parmi les étudiants, les hommes d’églises et leurs paroissiens noirs ?

Un long regard historique suffit pour se rendre compte que le luxe d’une opposition politique ouverte relativement protégée est à la fois rare et récent. La vaste majorité des gens ont toujours été et continuent d’être non pas des citoyens mais des sujets. Tant que notre conception du « politique » est réduite aux activités ouvertement déclarées, nous sommes amenés à conclure que la vie politique fait essentiellement défaut aux groupes subalternes ou se borne tout au plus à d’exceptionnels moments d’explosion sociale. Ce faisant, nous manquons le terrain politique immense qui existe entre inactivité et révolte et qui, qu’on s’en réjouisse ou non, constitue l’environnement politique des classes soumises. C’est se centrer sur l’arbre de la politique visible et ne pas voir la forêt qui se cache derrière.

Toute forme de résistance déguisée, d’infra-politique, est le partenaire silencieux d’une forme de résistance publique bruyante. Ainsi, squatter la terre lopin par lopin est le pendant infra-politique des grandes invasions nomades : tous deux visent à éviter l’appropriation de la terre. Le squat ne peut avouer ses buts et constitue une stratégie qui convient parfaitement aux sujets qui n’ont pas de droits politiques. De même, la rumeur et les contes populaires de vengeance sont les pendants infra-politiques des gestes non dissimulés de mépris ou de profanation : c’est la dignité et le rang qui ont été retirés aux groupes subalternes que tous deux cherchent à restaurer. Rumeurs et contes ne peuvent agir directement et dire haut et fort leurs intentions et constituent ainsi une stratégie qui convient parfaitement aux sujets qui n’ont pas de droits politiques. De même encore, l’imaginaire millénariste et les renversements symboliques de la religion populaire sont les pendants infra-politiques des contre-idéologies radicales et publiques : c’est le symbolisme public de la domination idéologique que tous deux cherchent à nier. L’infra-politique est donc essentiellement une forme stratégique que la résistance des sujets doit prendre lorsqu’elle est soumise à un trop grand danger.

Les impératifs stratégiques de l’infra-politique ne la rendent pas seulement différente en degré des politiques publiques des démocraties modernes : ils imposent une logique totalement différente de l’action politique. Aucune revendication publique n’est faite, aucune ligne symbolique n’est tracée. Toute action politique prend des formes conçues pour masquer ses intentions ou pour les dissimuler derrière un sens apparent. Pratiquement, personne n’agit en son nom pour des raisons voulues : cela irait à l’encontre du but recherché. C’est précisément parce qu’une telle action politique est scrupuleusement conçue pour être anonyme ou pour nier son but, que l’infra-politique appelle davantage qu’une interprétation réductrice. Les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être.

La logique du déguisement suivie par l’infra-politique s’étend à son organisation autant qu’à sa substance. Une fois encore, la forme d’une organisation naît d’une nécessité politique autant que d’un choix politique. Parce que l’activité politique au grand jour est pratiquement exclue, la résistance est vouée à se construire dans des réseaux plus informels regroupant des membres de la famille, des voisins, des amis ou des membres de la communauté. Tout comme la résistance symbolique, que l’on trouve dans les différentes formes de culture populaire, peut contenir une signification innocente, les unités organisationnelles élémentaires de l’infra-politique ont une existence erratiquement innocente. Les attroupements au marché, les assemblées informelles de voisins, de familles ou de membres d’une même communauté fournissent une structure et une couverture à la résistance. Celle-ci est parfaitement adaptée pour éviter la surveillance car elle est menée individuellement, en petits groupes, et, lorsqu’elle est menée à plus grande échelle, a recours à l’anonymat de la culture populaire ou à de réels déguisements. Il n’y a pas de meneurs à serrer, pas de listes de membres à éplucher, pas de manifestes à dénoncer, pas de manifestations publiques qui attirent l’attention. Ces assemblées informelles sont, pourrait-on dire, les formes élémentaires de la vie politique sur lesquelles des formes plus élaborées, ouvertes et institutionnelles, peuvent être bâties, et dont ces mêmes formes sont susceptibles de dépendre pour garder leur vitalité. Ces formes élémentaires expliquent également pourquoi l’infra-politique échappe à l’attention. Si l’organisation politique publique et formelle appartient au royaume des élites (par exemple aux avocats, hommes politiques, révolutionnaires et chefs de partis), à celui de la trace écrite (résolutions, déclarations, nouvelles histoires, pétitions, procès) et à celui de l’action politique, l’infra-politique appartient quant à elle au royaume du leadership informel et de l’absence d’élite, à celui de la conversation et du discours oral, à celui de la résistance clandestine. La logique de l’infra-politique est de laisser peu de traces dans son sillage. En protégeant ses arrières, elle ne minimise pas seulement les risques encourus par ceux qui y participent, mais élimine également une grande partie des documents écrits susceptibles de convaincre les spécialistes de sciences humaines et les historiens que de la vraie politique serait en jeu.

L’infra-politique est, à n’en point douter, de la vraie politique. À maints égards, elle est conduite de façon plus entière, a de plus grands enjeux et doit surmonter de plus grandes difficultés pour parvenir à ses fins, que la vie politique des démocraties libérales. On gagne du vrai terrain, ou on en perd vraiment. Les armées sont défaites et les révolutions facilitées par les désertions de l’infra-politique. De facto, les droits de propriété sont établis et remis en question. Les États sont confrontés à des crises fiscales ou budgétaires quand les petits stratagèmes accumulés par leurs sujets leur font perdre de la main d’œuvre et des impôts. Des sous-cultures vantant la dignité et les rêves de vengeance voient le jour et prennent de l’ampleur. Des discours contre-hégémoniques sont élaborés. Ainsi, comme nous l’avons montré précédemment, l’infra-politique explore, éprouve et attaque constamment les limites de ce qui est permis. Le moindre relâchement dans la surveillance ou la répression, le moindre atermoiement, menace de se transformer en grève déclarée, les contes populaires d’agression oblique menacent de se transformer en mépris avoué et en défit frontal, et les rêves millénaristes menacent de se transformer en politique révolutionnaire. De ce poste d’observation, on peut penser que l’infra-politique est une forme élémentaire de la politique — élémentaire dans le sens de fondamental. C’est la composante sans laquelle l’action politique élaborée et institutionnalisée n’existerait pas. Sous la tyrannie et la persécution, qui est la condition commune de la plupart des sujets historiques, c’est la vie politique. Et quand on détruit ou réduit les rares participations citoyennes à la vie politique publique, comme cela est souvent le cas, les formes élémentaires de l’infra-politique perdurent comme le moyen de défense souterrain des « sans pouvoir ».

domination et résistance

  Domination matérielleDomination statutaireDomination idéologique
Pratiques de dominationAppropriation du grain, impôts, travail, etc.Humiliation, défaveurs, insultes, atteintes à la dignitéJustification par les groupes dirigeants de l’esclavage, du servage, des rangs, des privilèges
Formes de résistance publi-ques et déclaréesPétitions, manifestations, boycotts, grèves, occupations de terres et rébellions ouvertesAffirmation publique de sa valeur sociale par le geste, l’habillement, le discours, et/ou désacralisation ouverte des emblèmes du prestige des dominantsContre-idéologies publiques promouvant l’égalité et la révolution ou récusant l’idéologie dominante
Formes de résistance dissimulées, discrètes, ou déguisées, INFRA-POLITIQUEFormes quotidiennes de résistance. Exemples : braconnage, squat, désertion, fuite, faible empressement, etc.

Résistance directe mais déguisée. Exemples : appropriations masquées, menaces masquées, menaces anonymes
Texte caché de colère, d’agression, affirmations déguisées de dignité. Exemples : rituels d’agression, contes populaires de vengeance, utilisation de la symbolique du carnaval, ragots, rumeurs, création d’espaces sociaux autonomes pour affirmer sa dignité Développement de sous-cultures dissidentes. Exemples : millénarismes, « hush-arbors » des esclaves (littéralement « havres de paix »), religions populaires, mythes du banditisme social et du héros de classe, représentations du monde « sens-dessus-dessous », mythes du « bon » roi ou de l’époque précédant « le joug normand »

Post-scriptum

Traduit de l’américain par Pascale Guy

Notes

[1Léo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, p. 57, Pockett (1952, 1989). Il devrait être abondamment clair que mon analyse est fondamentalement orthogonale avec ce « straussianisme » que beaucoup ont réussi à vendre dans la philosophie et l’analyse politique contemporaines (par exemple, cette prétention indue d’avoir un accès privilégié à l’interprétation vraie des classiques, ce dédain autant pour la « multitude vulgaire » que pour les tyrans incultes). L’attitude des straussiens me frappe autant que celle de Lénine envers la classe ouvrière dans Que faire ?Ce que je trouve pourtant instructif dans la position de Strauss est cette prémisse suivant laquelle l’environnement politique dans lequel fut écrite la philosophie occidentale permet rarement une interprétation univoque de ses textes.

[2Par « texte caché », nous traduisons ici la notion centrale de l’ouvrage, hidden transcript, littéralement « transcription cachée » ou « version cachée des faits », qui s’oppose à celle de public transcript (« texte public »), qui désigne l’ensemble des interactions ouvertes entre subalternes et dominés. La notion de hidden transcript désigne ainsi l’ensemble des discours et pratiques qui prennent place « en coulisse », en deçà de l’observation directe des dominants, et qui peuvent confirmer, contredire ou infléchir ce qui apparaît dans le texte public [note de la traductrice].

[3Barrington Moore, Injustice : The Social Basis of Obedience and Revolt, 1978.

[4Max Gluckman, Rituals of Rebellion in South-East Africa, 1954 ; Victor Turner, The Ritual Process : Structure and Anti-Structure, 1969.

[5Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, 1983.

[6Frederick Douglass, My Bondage and my Freedom, 1855.

[7Cf. Leonard Berkowitz, Aggression : A Social Psychological Analysis, 1962.

[8Cf. Paul Veyne, Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, 1976.