retour sur la Lettre ouverte à Jospin

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En juillet 1997, alors que le gouvernement Jospin tout juste installé au commandes venait d’annoncer une vaste refonte de la politique d’immigration, six organisations [1] adressaient au Premier ministre une lettre ouverte sur la politique des flux migratoires. Peu commentée, mais beaucoup critiquée, cette lettre attirait à ses auteurs, dans les mois qui ont suivi, de violentes attaques. Angélisme, utopisme et ultra-libéralisme sont les principales accusations portées de façon souvent caricaturale contre la « lettre ouverte » qui se voulait avant tout une invitation à la réflexion, et à l’ouverture d’un débat de fond sur le bilan de vingt-cinq ans de fermeture des frontières.

Pourtant, lorsque Martine Aubry annonce, en novembre 1998, la mise en place d’une politique donnant « les moyens aux étrangers volontaires de participer au développement de leur pays, tout en leur permettant de préserver les liens qu’ils ont noués avec la France [2], ne répond-elle pas à certaines des questions posées par la « lettre ouverte » ? « Aucune fermeture », disait celle-ci, « n’empêche les arrivées de ceux qui doivent ou veulent absolument venir. [...] Beaucoup [d’étrangers] aspirent à un séjour [en France] de quelques années dans le but de se constituer un capital d’argent ou de compétences avant de les faire fructifier dans leur pays. Par la suite, ils éprouvent le besoin d’effectuer des aller et retour sans se sédentariser loin de chez eux. »

Certes, les mesures présentées par la Ministre de l’emploi et de la solidarité restent bien en-deçà de la nécessité d’ouverture exprimée dans la « lettre ouverte », et même de la « réintroduction de la fluidité » préconisée par Sami Naïr lors de sa nomination en tant que délégué interministériel au codéveloppement et aux migrations internationales [3]. Car la préservation des liens noués avec la France n’apparaît, dans la proposition Aubry, que comme la dernière étape du processus proposé aux étrangers et s’apparente à la carotte (un visa à entrées multiples) qu’on leur accorde éventuellement si « la réinsertion est réelle et dûment constatée par la mission de l’OMI présente dans le pays », et après, de toutes façons, qu’ils se sont engagés par contrat à quitter la France (le bâton). L’échec des précédentes opérations d’aide au retour — et notamment de la dernière, pourtant présentée comme ambitieuse, qui date de moins d’un an — laisse très sceptique quant aux chances de succès de celle d’aujourd’hui. Et on ne peut s’empêcher de penser que l’effet d’annonce — complaisamment relayé par Le Monde qui n’hésite pas à titrer son éditorial du 5 novembre 1998 : « Immigration, le tournant » — vise principalement à désamorcer le timide réveil du mouvement de soutien aux quelque soixante-dix mille sans-papiers déboutés que la circulaire de régularisation de 1997 a laissés sur le carreau.

Il n’empêche. L’annonce officielle de cette esquisse d’ouverture signifie que les préoccupations des signataires de la « lettre ouverte », quand ils militent pour une remise en cause du dogme de la fermeture des frontières, ne sont pas si idéalistes qu’on a voulu le faire croire. De même, en votant un article de la loi sur les étrangers (loi "Chevènement" du 11 mai 1998) qui permet de délivrer un titre de séjour à l’étranger « dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus », le législateur a ouvert la voie à une possibilité légale de régularisation pour tous les sans-papiers qui ne remplissent aucun des critères prévus par ailleurs par la législation pour avoir droit au séjour en France. Brèche timide, que le Ministre de l’intérieur s’est d’ailleurs empressé d’encadrer étroitement dans une circulaire d’application définissant toutes les situations dans lesquelles cet article ne doit pas être utilisé - notamment, celles des récents déboutés de son opération de régularisation. Mais brèche symbolique, qui traduit un malaise : toute politique fondée sur la fermeture des frontières, même si elle ménage des issues pour certaines catégories d’étrangers éligibles au droit au séjour, produit nécessairement des conséquences individuelles « intolérables ou inextricables » — pour reprendre les termes de Lionel Jospin — qu’il convient donc de prévenir.

C’est précisément à ce constat qu’invitait à réfléchir la « lettre ouverte » de juillet 1997. Les solutions proposées, toutefois, sont bien insuffisantes. Certes, la loi Chevènement sur l’entrée et le séjour des étrangers, ainsi que la réforme de la loi sur la nationalité, constituent des réponses directes à certaines critiques exprimées contre les législations précédentes, et sont venues réparer leurs effets — dits à tort « pervers » —, en particulier dans tout ce qui concerne les conditions d’attribution des titres de séjour. Au contenu s’ajoute le discours : sous la gauche, on ne parle plus d’immigration zéro, on évoque le respect de la dignité des étrangers (y compris pour justifier leur expulsion), on admet plus volontiers que certains d’entre eux aient vocation à rester en France, et même à devenir français. On suggère enfin, on l’a vu, que ceux que l’on incite à partir pourraient éventuellement revenir. Un bilan considéré par beaucoup comme positif, ce dont témoigne l’effondrement spectaculaire du mouvement de soutien aux sans-papiers depuis juin 1997.

Pour autant, les signataires de la « lettre ouverte » n’ont pas ménagé leurs critiques à l’égard du nouveau dispositif, duquel ils se sont attachés à relever les faiblesses, les insuffisances et les incohérences. Ces critiques signifient-elles que le gouvernement aurait pu proposer une loi « meilleure » ? À la marge, certainement : il aurait pu supprimer la double peine, rendre le regroupement familial automatique, instaurer un statut de séjour permanent en renonçant au principe qui permet de façon discrétionnaire aux préfets de refuser la délivrance d’un titre au nom de la protection de l’ordre public, multiplier les catégories d’étrangers protégées de l’éloignement. Mais, sur le fond, la loi Chevènement se rapproche beaucoup de ce que l’on pourrait appeler une « bonne loi » de maîtrise des flux migratoires. C’est-à-dire un système où on assure aux étrangers à qui est reconnue une légitimité à vivre en France grosso modo un statut relativement stable et, à la plupart, le droit d’y trouver subsistance en travaillant. Mais à ceux-là seulement. Les autres, on les empêche de pénétrer sur le territoire (politique des visas) et on leur interdit d’y rester quand ils y sont (reconduites, interdictions du territoire). Si elle a un peu desserré l’étau, la loi Chevènement, comme celles qui l’ont précédée, n’a rien changé au fond : comme avant son entrée en vigueur, les associations qui défendent les droits des étrangers dénoncent les fameux effets « pervers » du système, et sont donc amenés à contester les frontières de la légitimité : il existe toujours des étrangers qui n’obtiennent pas de visa alors qu’ils devraient pouvoir entrer en France, il existe toujours des étrangers qui sont renvoyés alors qu’ils devraient pouvoir rester en France. La presse s’en fait l’écho quasi quotidiennement.

C’est le contenu — et donc les contours — de ces « devraient » qui pose problème. Pourrait-on imaginer une loi de maîtrise des flux encore meilleure, qui prennent en compte tous les « devraient » ? Une loi à propos de laquelle il n’y aurait à dénoncer aucun effet « pervers », aucune injustice, aucune violation des droits fondamentaux de la personne ? Une loi qui permettrait d’apprécier sans états d’âme que tel étranger, qui voudrait venir en France, n’a effectivement rien à rien à y faire et qu’il est normal qu’on lui refuse un visa, ou qu’il est légitime que tel autre soit reconduit à la frontière, même s’il veut rester en France ?

La réponse est non, bien sûr : car, par définition, une loi de maîtrise des flux implique que soient imposées des conditions restrictives à l’entrée sur le territoire. Avec les conséquences inévitables décrites plus haut.

Si l’une des organisations signataires, le Gisti, a sur-titré la publication de la « lettre ouverte » : « Tout bien réfléchi, la liberté de circulation » (Plein Droit n°35, septembre 1997), c’est qu’en effet il ne s’agissait pas, à l’époque de sa rédaction, d’une révélation. Tout au plus les mouvements de sans-papiers qui avaient nourri l’actualité depuis un an étaient-ils venus conforter le Gisti dans des analyses déjà anciennes, et l’arrivée de la gauche plurielle au gouvernement — n’avait-elle pas laissé croire à certains de ceux qui ont contribué à sa victoire qu’elle allait mettre à plat la politique migratoire menée par la France depuis tant d’années ? — lui avait-elle semblé le moment opportun pour les faire partager. Depuis environ vingt-cinq ans (sa naissance coïncide avec l’époque à laquelle la France, comme la plupart des pays européens, a mis un coup d’arrêt à l’immigration de travail), le Gisti mène la guerre contre la violation quotidienne que les lois sur l’immigration exercent sur les droits fondamentaux des étrangers, et milite pour l’égalité de traitement entre Français et étrangers. Ses moyens d’action, essentiellement juridiques, ont paradoxalement contribué à fourbir les armes de ses adversaires, puisque nombre de ses succès devant les tribunaux ont permis l’élaboration de lois destinées à en contourner les conséquences. Était-il possible de continuer à dénoncer les effets des législations relatives aux étrangers en se bornant à les traiter comme des effets pervers, des dérives, des bavures juridiques ? Aborder la question de cette façon amène à laisser entendre qu’une politique de maîtrise des flux peut avoir de « bons » effets, ce qui implique nécessairement de définir jusqu’où, dans quelles limites, une politique de maîtrise — donc de fermeture — est bonne. Parce qu’à cette question il était impossible de répondre (qui laisser entrer ? Sur quels critères ? Voir plus haut...), s’est finalement imposée l’idée que le seul moyen de sortir de cette impasse intellectuelle est de remettre en cause le postulat : « Maîtrisons, parce qu’on ne peut pas faire autrement », même dans sa variante de gauche : « ... mais avec humanité ».

Sortir d’une impasse théorique conduit parfois tout droit à une impasse pratique. La virulence des attaques contre la « lettre ouverte » et leur caractère réducteur — on a voulu n’y voir, en général, qu’un manifeste pour l’ouverture immédiate et totale des frontières — auraient pu y mener ses auteurs, dont l’objectif était avant tout d’appeler à une recherche collective de solutions aux problèmes qu’ils soulevaient. Les discussions internes au Gisti, et probablement plus généralement communes à tous ceux que la lutte des sans-papiers de 96-97 avait poussés à réfléchir à une alternative à la politique d’immigration (en témoigne la prolifération de débats organisés sur ce thème dans le milieu associatif au cours de ces deux années), ont ainsi beaucoup porté sur la recherche d’arguments susceptibles de justifier leur position aux yeux de l’opinion, ou d’entraîner dans leur sillage des interlocuteurs sympathisants, mais perplexes. Parmi ceux-ci : l’appel aux principes fondamentaux posés par le droit international, les références historiques (les déplacements de population ont toujours existé, la dette de la colonisation n’est pas soldée ...), et géographiques (il y a beaucoup plus de migrations sud/sud que sud/nord), relativement faciles à plaider. Se sont révélées plus compliquées à réfuter les principales critiques dressées contre l’instauration de la liberté de circulation, à savoir : 1) les étrangers vont tous déferler, et son corollaire 1 bis) : et notre protection sociale ?, et 2) la liberté d’installation ouvrirait la porte à l’ultralibéralisme effréné avec l’exploitation-sans-limites-de-travailleurs-corvéables-à-merci. C’est dans ces deux derniers domaines qu’en général, la réflexion est la moins aboutie. À ceci, deux raisons.

D’une part, ces critiques émanent le plus souvent de la gauche "pragmatique", ce qui a pour effet d’anesthésier les velléités contestataires de ceux qui, il y a peu, défilaient avec ses représentants. D’où la tentation du repli, manifeste chez nombre de ceux qui soutiennent les collectifs de sans-papiers : il suffit d’analyser l’évolution des revendications qui ont accompagné l’opération de régularisation pour s’en convaincre. Le mot d’ordre « régularisation des sans-papiers », qui prévalait avant les élections de juin 1997, s’est progressivement transformé, devant la raideur des pouvoirs publics, en « régularisation des sans-papiers qui en ont fait la demande ». Comme s’il n’était pas évident qu’aussitôt cette demande satisfaite, de nouveaux problèmes surgiraient, identiques à ceux qui viendraient d’être réglés. Comme si la loi Chevènement, votée entre-temps, n’avait pas déjà généré de nouvelles situations « inextricables et intolérables » et fabriqué de nouveaux sans-papiers.

  • D’autre part, parce seule une réflexion globale, dont la question des migrations n’est qu’un aspect parmi d’autres, est en mesure de fournir des réponses aux problèmes d’ordre économique — mais pas seulement — que poserait l’ouverture des frontières. Cette réflexion globale, les auteurs de la « lettre ouverte » sont bien incapables de la mener seuls. Elle dépasse largement leur champ de compétences. Tout au plus ont-ils émis quelques pistes : « Au-delà des aberrations produites par toute loi de fermeture », soulignaient-ils, « il y a la situation d’ensemble du monde. Tout ou presque y circule librement. La déréglementation des marchés — produits et capitaux — interdit d’assurer la répartition équitable qui pourrait, à terme, limiter les déplacements de populations à la recherche de mieux-être ». En insistant sur le fait que, pour eux, « ouvrir un débat de fond dans la société est une nécessité et une exigence ».

La contribution du Gisti, association spécialisée dans la critique des lois sur les étrangers, à la « lettre ouverte » témoigne de cette nécessité : peut-elle analyser la précarité dans laquelle sont légalement maintenus les étrangers sans faire le lien avec la généralisation de la précarité qui touche, en France, de plus en plus de nationaux ? Et au fait que le chômage, une de ses causes, se développe en même temps que les entreprises françaises délocalisent hors des frontières ? Peut-elle s’en tenir à la dénonciation du fonctionnement de la justice à l’égard des étrangers sans prendre en compte la discrimination plus générale entre justiciables selon le milieu auquel ils appartiennent ? On pourrait sans doute multiplier les exemples de ce type, démontrant qu’il est impossible de dissocier le droit des étranger du reste de ce qui nous entoure. Parce que, de plus en plus, il apparaît que le « problème de l’immigration » dont on nous parle n’a pas grand-chose à voir avec les immigrés. Act Up l’a exprimé, en expliquant pourquoi il soutenait le mouvement des chômeurs de la fin 1997, dans un texte intitulé : Évidemment, nous en sommes : « Ce mouvement [...] c’est le nôtre. Lutter contre le sida [...] c’est lutter contre les discriminations, les dominations et les inégalités de toutes sortes qui le nourrissent. Or la précarité fait le jeu de l’épidémie, au même titre que l’homophobie, le sexisme, la prohibition des drogues ou le contrôle des migrations. »

Autrement dit, il ne sert à rien de ne chercher des solutions, à propos de l’immigration, qu’au travers des seules lois de police, comme cela a été fait jusqu’à maintenant. Parallèlement, la défense de cas individuels qui constitue le quotidien des associations comme le Gisti ne doit jamais être isolée d’une réflexion plus générale, sauf à accepter de rentrer dans le jeu du pragmatisme et de la demi-mesure. Et de refermer la « lettre ouverte » à Lionel Jospin.

Post-scriptum

Claire Rodier, juriste, est permanente du GISTI (Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés)

Notes

[1Act Up-Paris, Droits Devant !!, Cedetim, Fasti, Gisti, Syndicat de la Magistrature.

[2Communication au Conseil des ministres relative au contrat de réinsertion dans le pays d’origine, 4 novembre 1998.

[3Dans une interview au Monde, 5 mai 1998.