Vacarme 36 / cahier

écriture et point d’arrêt / 5

Avant et au milieu

par

Le plus souvent, se lancer dans cette opération en quoi consiste d’écrire est inséparable d’une grande allégresse ; du moins, cela se fait sous l’emprise d’une nécessité, d’un état de nerf, d’un piaffement intérieur qui ressemble à de l’effroi, à une soumission éperdue (état, autant l’admettre, qui confine à l’allégresse). En ce temps des origines, quantité de matériaux passent par la plume. Ce n’est pas commettre une faute que de comparer cette période à une hémorragie ; les significations s’assemblent derrière votre épaule, toute formule qui vous vient est un bonheur d’expression ; le monde se rue sur vous et non l’inverse — ses facettes sont visibles, le sens jaillit par petits ou grands éclats. Les choses semblent possédées du désir de se parler, de se réverbérer. Des noms, des personnages, des lieux, un maelström de configurations vêtent chaque intuition, et ce qui tombe sur la page est le fruit de l’évidence. Les débuts de l’écrivain sont essoufflants, fébriles, encore qu’appliqués ; l’esprit peine à rassasier la feuille. D’ailleurs, le style de chacun est imprégné de la façon dont ce staccato, cet évidement ont été surmontés. Il est l’enfant des protocoles que le système nerveux a dû mettre en place pour parvenir à endiguer, ou bien laisser perler ou disséminer. (« Cette malle pleine au milieu de mon esprit me gêne [...], il faut se décider ou à partir ou à la défaire. » Proust, 1908.) Car en ce temps de formation, une guerre se déroule dans l’esprit que celui-ci mène sans le métier des armes : « on s’y saoule, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux. » À savoir, au cours du combat, le déploiement d’une forte tendresse. Le but invisible est l’assouvissement, et il est atteint. Quant au résultat ? On relira plus tard. Il s’agit de faire, vite. D’empoigner, de brasser ; de relier entre eux ces azimuts que certainement l’auteur a découverts. Des traces qui s’accumulent, ne point questionner la valeur. Le propre de l’Éden est que l’on y pèche sans malice, dans l’inadvertance la plus complète, dans l’instantanéité, puisque le mal qu’il faut se donner est seulement de tendre la main. Bref, en ce temps, il y a une fabrication sans point de mire ; on est le jouet de l’acte de voir. La perspective cavalière importe davantage que le motif, tant elle offre des rétributions immédiates.

La faculté d’imagination est hautement responsable de cette aisance dont grouillent les premiers textes. Elle magnifie les improvisations, toutes les radicelles, entend comme un pinacle de la représentation telle métaphore doucement alambiquée, entrevoit un Univers sous une alliance de mots, reprend à son compte les tournures de phrases qui passaient l’année dernière de bouche en bouche, croyant saisir par cet emploi la vérité du commerce qui existe entre les hommes. À ce stade, la prééminence de l’imagination rend obligatoire d’inverser l’axiome de Beckett, à ce stade, « lorsque l’on écoute à l’intérieur de soi, c’est de la littérature qu’on entend. » L’esprit se mire dans l’esprit, et pour la première fois de façon un peu ample, concertée, imaginative. Il ne faut pas mépriser les gesticulations de cette faculté. Elles donnent la puissance d’apercevoir le détail, contraignent la pensée à se faire loupe et à entrer dans un flux ; et cet effort accoutume l’esprit aux différences d’échelle qui agrandissent telles situations, tels contrastes de la vie, et rapetissent tels autres. L’oreille ne sélectionne pas seule les tonalités qui commandent par la suite aux choix de lexiques, à la structure des phrases. L’imagination est ce milieu ductile et dynamique dans lequel se rodent les régularités à venir ; il en jaillit de fausses pistes, de fausses évidences, des atteintes à la morale de la création, mais l’imagination fournit avidement, elle fourbit même, et son aveuglement laisse aussi passer le meilleur du premier jet. Le sentiment irremplaçable d’avoir eu les coudées franches, de s’être inauguré voire autofécondé, cette trépidation qu’engendrent les parages du dire, on les lui doit.

Un jour, cela se tait. L’esprit n’est plus happé. Le circuit mot-main-pensée grâce auquel il a tant éprouvé se réduit à une rigole creuse. « Étal » est le mot, lorsque les enchaînements se dérobent, les appels d’air font défaut. Ce vide n’est pas un vide mais une sensation de retombée, durable. Ces idées, que vous croyiez consistantes, jettent le masque : elles n’étaient que des élans. L’émerveillement et le faire se trouvaient sur un pied d’égalité (le premier engendrant peut-être bien le second), ce lien est coupé. Faire, ramené à soi, se révèle chose pesante. En cessant de mouvoir vos idées, le moteur qui s’est grippé les prive de leur lustre, et ce fourreau dont elles tombaient, humides encore, entre vos mains, vous en percevez l’absence. Dorénavant vous épelez, au prix d’une conjuration d’efforts qui ne mobilisent aucune joie, ne disposent d’aucune nécessité. Votre nouvelle identité : un roitelet à la tête d’une grammaire, géniteur d’un tour de main. Tous ces efforts vous auront rendu maître et possesseur d’une façon. La notion de « petite musique » se rapporte à votre travail désormais. Cette chute de tension est d’ailleurs un affect bâtard : sorte de fausse fatigue à la fois multipliée et diluée par une autre sensation, de trahison. En parallèle, il semble que le monde — ce monde que vous parveniez à dire — a distrait de vous son attention. Le décrochage est si considérable qu’il semble ressortir à autre chose que la lassitude. Vivre dans cet état est comme sourire dans le noir, geste pétri selon le cas d’une artificialité outrageante ou d’une innocence incarnée. À quel endroit la coupure s’est-elle produite ? Entre le mot et la pensée, entre la pensée et ce monde qu’elle avait bâti en regard d’elle-même ? En tout cas, les mots sonnent quelconque. Les agiter est comme pratiquer ce jeu exaspérant, conçu pour ceux qui sont agiles, les osselets. L’aspect de quincaillerie que prend ce matériau qui vous enchanta réciproque la dessiccation de vos idées. Dans une lumière inédite, celles-ci étalent devant vous, ainsi que le véhicule qu’elles empruntent, une vacuité, des connivences de bas étage, une ingéniosité que vous étiez le seul à ne pas voir. Cette transmutation, d’édifice viable à matériau friable, ne s’explique que par un affaiblissement profond, de l’instinct ou du désir, mais tout esprit point trop corrompu la ressent comme l’épreuve de la vérité. Votre pensée vit ce que vivent les hypocondres, qui spéculent sur les modalités de leur fin si longtemps avant de tomber irrémédiablement malades. Le temps passe ; vous êtes annexé par de nouvelles occupations ; du moins, un observateur indépendant certifierait que vous vous mêlez de différents labeurs — que vous accomplissez. Au cours de ce temps, des idées sont mortes, des phrases ne virent pas le jour : elles apparurent quelques fractions de secondes à la pointe intérieure de l’esprit ; leur pesée peu encombrante d’être si fugace. Comme un malaise physique se dissipe après que la main s’est posée involontairement à tel endroit du corps. Ces organismes conçus hors de tout vouloir par la matrice mentale et avortés de suite, créent une insistance que vous regardez de loin, aux moments de désœuvrement. Modestes, ils ont pour eux de ne pas détonner, de ne pas rompre ce silence auquel vous vous êtes accoutumé ; de ne pas gâcher cette placidité sur fond de nervosisme qui est dorénavant votre lot ; de ne pas nuire à votre objectivité nouvelle. Mais ce mouvement brownien qui franchit tout juste le seuil de la perception, abrité par votre indifférence, replace la pensée devant le fait accompli de la continuité de la production mentale ; il l’écarte du « fond de chaos, de hasard et d’indifférence », cet état premier de l’esprit humain auquel elle s’était résignée. Ce silence-là sera-t-il fécond ou bien définitif, vous ne le saurez que bien plus tard, ou peut être jamais.