Vacarme 36 / lignes

gauches de gouvernement

les Verts, avenir de la gauche allemande

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Que deviennent les gauches à l’épreuve du gouvernement ? Que devons-nous défendre des gauches de gouvernement ? La réflexion engagée au précédent numéro avec l’examen de la gauche française se poursuit par la lecture des Verts allemands, incarnation de l’opposition dite « extra-parlementaire » des années 60 et 70, appelés à gouverner aux côtés du SPD de 1998 à 2005. Retour sur une expérience où l’exercice du pouvoir, à la fois désenchanté et pleinement assumé, a fait des Verts, paradoxalement, un parti de gauche.

La coalition allemande gouvernementale de 1998-2005 a tenté de marier l’idéal-type du parti politique, le SPD, aux Verts, que leurs statuts définissaient jusqu’en 1993 comme « organisation du mouvement social ». Configuration doublement intéressante pour la gauche de gouvernement. Que fait le « mouvement social » lorsqu’il est invité à la participation gouvernementale ? Quel projet politique porte la participation minoritaire à une coalition de gouvernement ?

Ces deux questions confrontent la radicalité politique à l’exercice du pouvoir. C’est une question ancienne de la gauche française ; la SFIO n’a considéré la charge gouvernementale que sous la doctrine de « la conquête du pouvoir » : « la prise totale du pouvoir politique, prélude possible et condition nécessaire à la transformation du régime de la propriété, c’est-à-dire de la révolution » [1]. L’exercice du pouvoir n’est, dans cette optique, qu’une « escroquerie », un moment de grand reniement (l’histoire en décida autrement qui fit du Front populaire, au contraire, un moment de grâce). Avant leur congrès de Magdeburg en 1998, jamais la question de la participation au pouvoir fédéral ne s’était posée aux Verts allemands, tant paraissait improbable à la fois la victoire du SPD et le choix du SPD de faire alliance avec les Verts, le SPD n’ayant jamais fait alliance qu’avec le parti libéral FDP (1969-82) voire avec la CDU (1966-69 et... à partir de 2005).

Une expérience singulière de « radicalité gouvernementale » est celle que livra l’improbable coalition du Land de Berlin, issue du scrutin de janvier 1989, entre le SPD et une organisation-sœur des Verts, la Liste alternative (AL). En janvier 1989, AL remporte 12% des suffrages et se trouve soudainement placée devant l’alternative de la rue ou du pouvoir [2]. L’AL se qualifie de parti de mouvement social (« Bewegungspartei ») et tient précisément ce mouvement social (la base, « Bewegungsbasis ») pour sa seule instance de légitimation. Répondant à l’offre de participation gouvernementale du SPD, elle accepte sans pour autant abdiquer ses trois principes fondamentaux : mandat impératif, mandatures tournantes, responsabilité devant la « Bewegungsbasis », des assemblées générales de quartier dotées de la faculté permanente de démettre les mandatés. Une telle incongruité dans l’histoire des démocraties européennes est fortement liée au biotope ouest-berlinois des années 70 et 80. Deux quartiers particuliers, Kreuzberg et Schöneberg, rassemblaient en effet les Allemands de l’ouest qui profitaient alors du refuge juridique et financier que le Land de Berlin offrait aux réfractaires du service national et aux étudiants, pour cause d’exode démographique.

Le SPD avait réussi à arracher à son partenaire, en préalable à l’accord de coalition, la reconnaissance du statut de Berlin (et ainsi la présence des Alliés sur son sol), ainsi que la reconnaissance du monopole de la violence de l’État (« Gewaltmonopol », autrement dit la légitimité conférée à l’État d’employer la force). Et c’est bien sur cette question d’usage de la force que la coalition expira, entraînée par ailleurs dans les flots d’une histoire qu’elle n’avait pas les moyens de maîtriser. L’exercice du pouvoir berlinois se trouvait en effet scandé par deux calendriers : celui de la politique gouvernementale, du Sénat et de son rythme propre ; celui de la rue, de la « Bewegungsbasis ». Cette mixtion gouvernementale de démocratie représentative et de démocratie directe n’engendra aucune instance médiane, par exemple de démocratie participative, pour au contraire ne superposer que deux mondes étanches l’un à l’autre. La chute du Mur en novembre 1989 brisa avec fracas les cloisons du biotope contestataire et asphyxia très vite ses ressources, d’autant que le gouvernement fédéral (la CDU de Kohl) n’accordait qu’au compte-gouttes les subsides qui permettaient à la ville de distribuer ses revenus d’assistance aux étudiants et chômeurs.

C’est sur un épisode de confrontation de la rue et de la force que la coalition explosa [3]. À la chute du Mur, de très nombreux squatteurs migrèrent vers les immeubles déserts ou abandonnés de l’est jusqu’à occuper tout un segment de la rue à Mainzerstraße. D’abord contenu sur les territoires habituels de Berlin—ouest, le harcèlement policier traversa la frontière évanouie et se porta au 12 novembre 1990 vers la Mainzerstraße, sans ménagement : tout au long de deux journées, 4 000 policiers, au moyen de canons à eau et de chars de déblaiement, de gaz lacrymogènes, de grenades explosives et de quelques tireurs d’élite en poste sur les toits, dégagèrent les barricades que les occupants avaient érigées avec une cinquantaine de mètres de béton arrachés par une pelleteuse et vidèrent les immeubles de leurs heureux résidents. Désavoués par les Basis, avec lesquelles elles entretenaient des rapports de plus en plus houleux depuis leur nomination, les trois sénatrices AL quittèrent la coalition, et le SPD, dont le maire avait qualifié les occupations de la Mainzerstraße de « délinquance de la pire espèce », affronta seul la coalition libérale-conservatrice FDP-CDU, et perdit les élections de décembre 1989 pour rester éloigné du pouvoir municipal jusque 2001.

Cet échec cinglant de l’élévation de la rue au parlement entraîna la mise au ban de l’AL par les structures fédérales des Verts, consolidant du même coup le pouvoir des « Realos » (les « Realpolitiker ») aux dépens des « Fundis » (les « Fundamentalisten ») : lors de la fusion, en 1993, avec les camarades de l’Est, l’organisation accepte le statut constitutionnel de Parti et la légitimité du « Gewaltmonopol ». Pour autant, la participation gouvernementale, à la fin des années 90, ne relève pas de l’horizon des possibles pour des Verts qui ne disposent pour tout projet politique que de leur texte fondateur de 1980 (« das Grundsatzprogramm »). Paradoxalement, c’est dans l’épreuve même du pouvoir, de 1998 à 2002, que les Verts vont se doter d’un véritable projet politique de gouvernement, définitivement adopté en avril 2002.

Par son alarmisme foncier (sur l’apocalypse nucléaire ou urbaine) et son pivertisme assumé (tout, tout de suite) le Grundsatzprogramm de 1980 se situait dans une sorte d’ailleurs gouvernemental, ne pouvant former pour un parti appelé au pouvoir qu’une machine à fabriquer de la déception. C’est pourquoi des « propositions de gouvernement » furent arrêtées au Congrès de Magdeburg du printemps 1998, qui vit les Verts faire l’amère découverte de l’opinion. Ce n’est pas tant la réaffirmation du principe de non-violence dans les interventions extérieures (les Verts se déclarent alors hostiles à toute intervention armée, même sous mandat de l’ONU), que la proposition de faire passer le litre de super à 2,5 €, qui glace d’effroi l’électeur à venir et voit les Verts chuter dans les sondages au fil de la campagne législative. En définitive, c’est plus le rejet de la participation gouvernementale par le FDP libéral (participation pourtant soutenue par Schröder en 1998) qui précipite les Verts à l’épreuve du pouvoir fédéral. Ils en ont payé le prix.

Le parti a d’abord violemment rompu avec l’un de ses principes fondamentaux, le pacifisme [4]. Le 6 février débutent les négociations de l’OTAN à Rambouillet avec la Serbie sur le Kosovo, le 25, le gouvernement Schröder décide l’envoi de 6 000 soldats allemands sous l’égide de l’OTAN, sans mandat de l’ONU. La décision est portée par Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères. Au chapitre du nucléaire, les militants et certains ministres verts exigent le retrait « rapide » (i.e. sous 25 ans) et au moins une fermeture de centrale avant la fin de la mandature. L’industrie nucléaire brandit la menace des conséquences financières de la rupture de contrat avec, notamment, les sites d’enfouissement de La Hague et de Sellafield (quelques dizaines de milliards d’euros). Le Congrès de Münster des Verts entérine en juin 2000 l’accord de « sortie du nucléaire » signé par le gouvernement : fermeture sous 30 ans, aucune fermeture avant 2002. La politique économique et sociale, à la différence de la politique nucléaire ou de l’intervention armée, ne touche pas au cœur de l’identité des Verts.

Le refus de Schröder de réintroduire l’impôt sur le patrimoine n’émeut pas grandement l’organisation, qui restera pendant sept ans à l’écart des passions soulevées d’abord par l’alliance programmatique de Blair et Schröder puis, avec une plus grande brutalité, lors des manifestations contre les plans Hartz de libéralisation du travail [5]. Au fond, les Verts semblent très vite satisfaits de l’adoption d’un impôt écologique (« Ökosteuer »), le taux de ce dernier ne représentant que 15% du projet Vert (2,5€/l.), pour être même inférieur à ce qui avait été convenu dans l’accord de coalition signé en 1998.

Au printemps 1999 déjà, le gouvernement fédéral perd sa majorité absolue au Bundesrat. G. Schröder et son cabinet déploient des trésors de savoir-faire institutionnel pour faire adopter tout ou partie des projets de loi, si possible amputés de leurs volets promus par les ministres Verts ou la gauche des fractions parlementaires Verts ou SPD. C’est ainsi que le ministre-président SPD de Westphalie (le futur ministre de l’économie et des finances de 2002-2005) vide au Bundesrat de sa plus grande part le Ökosteuer, en introduisant une série de crédits d’impôt aux groupes professionnels que fédère le syndicat quasi-unique, soutien historique du SPD. En revanche, c’est à la faveur de la présidence tournante du Bundesrat par le maire SPD de Berlin, élu en 2001, qu’est entériné le projet relatif à l’immigration, contre lesquels les Verts avaient fait valoir une forte opposition. L’arithmétique du moment rendait les voix du Brandebourg décisives : le président du Bundesrat a ainsi estimé que la voix du ministre de l’Intérieur brandebourgeois n’avait pas à être décomptée, le ministre-président SPD du Brandebourg ayant pour sa part voté en faveur du projet...

Les exercices institutionnels se traduisent ensuite par toute une série d’astuces un rien bananières. La loi dispose que certaines dispositions législatives exigent, par nature, l’accord du Bundesrat, tandis que d’autres ne l’appellent pas nécessairement. Cet écart ménage aux acteurs gouvernementaux des espaces de conflit d’une rare technicité, qui confèrent à la rédaction des projets des allures de combats de tranchée. Schröder et son cabinet introduisent dans les dispositions soutenues par les ministres, voire par la fraction parlementaire Verte du Bundestag, des mesures ou des instruments qui appellent, constitutionnellement, l’accord du Bundesrat. S’ils n’y parviennent pas (soit que la manœuvre est trop grosse, soit que les parlementaires ou les techniciens Verts protestent), alors le chancelier engage des transactions collusives avec les Länder de coalition CDU-SPD afin d’acheter leur abstention ou leur voix au Bundesrat. C’est ainsi que la réforme de l’impôt fut adoptée contre l’allègement des charges du Land de Brème, les financements fédéraux de la rénovation de l’île aux Musées de Berlin et d’une ligne de chemin de fer inter-länder Poméranie, Brandebourg et Berlin (les trois étant de coalition SPD-CDU). Les Verts tentent à leur tour de peser sur l’objet des marchandages de coulisse, de manière à redéfinir la nature des transactions conclues (et ainsi permettre la construction d’une ligne de chemin de fer, plutôt que l’addition d’une voie d’autoroute sur le trajet en question).

L’expérience s’achève, on le sait, par la non-reconduction de la coalition de gauche. G. Schröder force en 2005 son parti à la grande coalition avec la CDU et laisse les Verts jouir dans l’opposition de leur nouvelle force électorale (+2% en 2002, +5% en 2005). L’épreuve gouvernementale a hâté la conversion politique et sociologique des Verts. En 1983, les deux tiers du mouvement étaient formés d’inactifs, d’étudiants et de chômeurs ; en 1998, la sociologie des militants s’est considérablement rapprochée de celle du SPD (prédominance notable des enseignants). C’est à l’épreuve du gouvernement que de 2000 à 2002 un nouveau Grundsatzprogramm fut adopté. Ce programme célèbre la notion de justice sociale explicitement empruntée au philosophe libéral John Rawls, et ce n’est que dans les ultimes négociations du congrès de 2002 que la notion de « liberté », choisie pour être l’un des deux piliers du nouveau programme, fut abandonnée au profit de celle d’autodétermination, la liberté étant tenue pour être trop proche du parti libéral, le FDP. L’envoi de soldats allemands pour épauler les forces de l’OTAN au Kosovo n’a été, de son côté, que la consécration d’un mouvement déjà engagé sous l’opposition lorsqu’en 1995, après les massacres de Srebrenica, les Verts s’étaient résolus à soutenir la force de maintien de la paix (sans envoyer, toutefois, de soldats allemands). Ces évolutions placent in fine l’humanisme au centre du nouveau projet Vert, ce qui pour tout un ensemble de militants achève de muer le parti en une force libérale de gauche, « l’anthropocentrisme » de la notion de « Mensch » faisant rupture avec l’exigence fondamentale d’engager une politique de la nature, plutôt que de soumettre la politique aux exigences de l’homme.

L’expérience gouvernementale a un goût amer. Elle semble entériner l’idée que les Verts n’ont jamais été aussi puissants que durant les seize années d’opposition au gouvernement Kohl. C’est en effet sous ses gouvernements successifs que la RFA s’est convertie à l’écologisation du quotidien (de l’équipement des villes en pistes cyclables au tri des déchets), mais aussi que l’idéal pacifique fut le plus fortement exprimé (des batailles Pershing-SS20 à Tchernobyl). La participation gouvernementale a par ailleurs assis l’intégration des Verts dans le grand partage droite-gauche, aux dépens de l’écologie prise comme mesure de toute chose. L’espace politique dans lequel se meut désormais le parti est en grande partie sécant à celui des libéraux du FDP. Cela tient pleinement aux conditions d’exercice du pouvoir fédéral aux côtés d’un parti doté de 30% des suffrages, parti contraint par le chancelier à sa conversion à la troisième voie blairiste et ce dans un contexte institutionnel de marchandage constant avec les institutions territoriales, marchandage s’exerçant systématiquement au bénéfice des corporations dont le SPD est le relais séculier. Mais c’est bien le SPD qui se trouve être aujourd’hui la victime majeure des gouvernements Schröder. Quant aux Verts allemands, ce n’est pas le moindre des paradoxes de la participation gouvernementale de les avoir constitué en parti, en parti de gauche.

Notes

[1Léon Blum au Congrès de la Bellevilloise, 10 janvier 1926, lorsque les succès parlementaires des socialistes les pressaient de poser à nouveaux frais la question de la participation gouvernementale.

[2Sur ces années oubliées, voir l’excellente chronique de Gudrun Heinrich, Rot-grün in Berlin. Die alternative Liste in der Regierungsverantwortung 1989-90.Marburg : Schüren, 1993. Le maire Momper apporte quelques éclairages amers dans Grenzfall. Berlin im Brennpunkt deutscher Geschichte. Munich : C.Bertelsmann, 1991.

[3Voir sur ce dénouement de l’incongruité berlinoise Fabien Jobard, « Usages et ruses des temps. L’unification des polices berlinoises après 1989 », Revue française de science politique, 53, 3, juin 2003, p. 351-381.

[4Voir l’excellent bilan dressé par les diverses contributions à Christoph Egle, Tobias Ostheim, Reimut Zohlnhöfer (dir.), Das rot-grüne Projekt. Eine Bilanz der Regierung Schröder 1998-2002.Opladen : Westdeutscher Verlag, 2002.

[5Voir l’éditorial de Vacarme n° 33, automne 2005.