chroniques érotiques

désirs de guerre

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On ne peut cacher son effarement devant les sombres nouvelles de Tchétchénie. Effarement devant la cruauté et l’incurie de la censément « deuxième » armée du monde, de la glorieuse armée rouge. Effarement devant la puissance de résistance et de détermination du peuple tchétchène. Effarement devant l’absence de réactions que soulève ce conflit dans la communauté internationale. Mais ce n’est là, après tout, que la chasse gardée du vieil empire russe depuis plus de deux siècles. Il faut respecter les anciens partages du monde, et cela ne nous concerne en rien. Et c’est finalement cela le plus effarant, l’effarement de n’avoir rien d’autre à faire que s’effarer. On s’indigne à peine, on condamne à mots feutrés, et puis on passe à autre chose, comme s’il n’y avait plus qu’à assister à la destruction du monde en spectateur attentif. Parce qu’on sent bien qu’au « monde », on n’y appartient plus vraiment, que le monde c’est pour les autres, ceux qui se battent pour des causes mystérieuses, et auxquelles on ne comprend plus rien.

Mais qu’est-ce qu’on ne comprend plus ? Justement, on ne comprend plus le monde, ce qui le fait vibrer, ce qui le fait justement être un monde, et pas simplement un conglomérat de petits territoires isolés. Le « monde », c’est toujours le monde des désirs, désirs d’amour, désirs de haine, désirs d’en découdre, beaux désirs, sales désirs, désirs tout de même. Mais nous autres, occidentaux, on ne comprend plus le désir des autres. Du coup, on ne comprend plus les guerres, celle de Tchétchénie, si lointaine, mais aussi bien celles de l’ex-Yougoslavie, si proche, et celle de l’Algérie, plus proche encore jusque dans les couloirs du RER à Saint-Michel, et celle du Rwanda, et celle du Burundi, et celle de Somalie, et celles de tous ces peuples et de tous ces Etats qui s’agitent sans raison, jusqu’aux maquis de la Corse. On ne comprend plus, parce qu’on ne comprend plus qu’il puisse y avoir un véritable éros guerrier, un véritable désir de guerre, sous toutes les formes qu’il peut prendre. Désir de domination, désir de cruauté, désir de se battre, désir de se venger, mais aussi bien désir de se libérer du joug de l’occupation, désir de fraterniser dans la lutte, désir d’une idée, d’un rêve, d’une chose. On ne comprend plus qu’on puisse se battre, et qu’une guerre est toujours le modèle et la clé de tous les combats, mobilisant et organisant autour d’elle mille et un désirs - pour cette raison éminemment réelle, créant des morts et des blessures réelles.

Si aujourd’hui, à tous ces désirs terriblement barbares et terriblement réels, nous ne comprenons plus rien, c’est d’abord parce que nous n’avons plus de combats à mener pour nous-mêmes. On ne comprend le désir de l’autre qu’au jour où il nous arrive de l’éprouver nous-mêmes pour notre propre compte. Il n’y a donc pas à s’indigner de notre passivité et de notre effarement. Rien de plus naturel, rien de plus inévitable. Mais on peut, en revanche, regretter notre trop grande absence de cynisme et de désirs proprement guerriers. Il faudrait au moins pouvoir considérer ces guerres froidement, comme des laboratoires pour nos propres combats à venir. Comprendre comment, dans ces guerres, le désir s’organise, comment des stratégies s’élaborent, comment des négociations s’imposent. Ne s’intéresser à ces guerres ne serait-ce que par simple désir du jeu de la guerre réelle, plus saisissante que tous les films d’Hollywood. Mais, pour cela, il faudrait que les médias d’envergure nous rappellent sans cesse les enjeux et les mouvements proprement militaires de ces guerres, nous décrivent les forces en présence, nous montrent des cartes stratégiques dignes de ce nom (et non de simples cartes politiques par nature incompréhensibles pour restituer l’enjeu des combats), nous rapportent l’exaltation des victoires et l’amertume des défaites et des paix imposées, quitte à y mettre toute leur jouissance indigne comme ils savent si bien faire, quitte aussi à raviver un peu le goût macabre d’une « bonne guerre pour notre jeunesse endormie ». Il faudrait que les médias cessent de prendre toujours, comme c’est si facile, le seul point de vue des civils, des « victimes innocentes », qui justement ne désiraient rien dans ces guerres et sont aussi cyniquement mortes pour cela.

Voir et lire tout cela, en nos médias, ce serait certes là d’un cynisme éprouvant et c’est là un étrange vœu. Mais le cynisme vaut toujours mieux que l’indifférence effarée, tout comme le sentiment de la cruauté des hommes et le partage de leur amour du jeu vaut mieux que le sentiment narcotique et stupidement illusoire de leur absurdité. On peut au moins alors espérer retrouver des désirs de changement pour nos propres combats à venir. Et en désirant, retrouver ainsi le monde réel et son rêve insensé de solidarité et de sensibilité universelles.