chroniques érotiques

le matin

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Malheureusement, nous ne pouvons modifier la disposition des tables malgré la superficie au sol. Nous avons toute latitude, en revanche, de choisir la pose que nous adoptons derrière elles. C’est donc un fait du hasard si nous écartons tous largement les bras en étalant nos mains contre le bois, et si nous tenons le dos droit. Personne ne nous dit : « installez-vous donc plutôt là-bas », nous ne songeons pas à nous plaindre d’être ainsi abandonnés. Chaque employé est libre de s’asseoir à la table d’un camarade, reconnue comme telle parce que si souvent celui-ci a été vu assis derrière elle. En revanche, nous sentons ce qu’est la volonté en acte lorsque nous ouvrons les bras pour balayer la surface entière de nos bureaux. La veille au soir, ils ont été rangés — chacun d’entre nous s’est probablement plié à cette hygiène nécessaire. Une chose est sûre, entrant le matin dans cette pièce, nous cessons de penser : « ils me haïssent. » Ce souci occupe le premier rang de ceux que l’on écarte en exerçant la négligence la plus immédiate. Au matin, ces tables nous reviennent, dénudées, ainsi que l’espace nécessaire pour que nous nous glissions derrière elles. Consciemment, nous retrouvons la vélocité, l’ampleur dont nos gestes ont été privés depuis tant d’heures.

Dans de telles conditions, aucun employé ne manifesterait de la mauvaise humeur si ces tables étaient plus écartées. Jamais elles ne se présentent à nous alignées, ou l’une derrière l’autre, elles occupent essentiellement la même place que la veille. Aucun effort d’imagination n’est requis pour concevoir qu’il ne pourrait en aller autrement. Là dessus nous fermons les yeux en arrivant. « Repu de sommeil », telle est la justification que chacun donne à cet aveuglement. Mais la lourdeur, les affres du sommeil, les contorsions, voilà ce qu’il nous faut oublier à l’instant de paraître devant ces tables qui, toute une nuit, sont demeurées à nos places. Elles se trouvent donc dispersées à travers une grande pièce. De nouveaux murs multiplieraient le nombre de salles sans rien ajouter ni retrancher au nombre de tables mises à notre disposition, ces matins-là. Tacitement, chaque employé salue la sienne avant ses camarades.

Écartant les bras, à cause du désir légitime d’étendre l’espace, il arrive que nous cessions d’étreindre le bois blanc. Ce que nos gestes perdent alors en précision, ils le gagnent en vigueur. Cinq ou sept ou neuf ou dix d’entre nous sont installés dans chaque salle. Plus longue que large, celle-ci recueillait davantage de monde que la pièce dont nous disposons à ce jour, approximativement carrée. Notre effectif exact importe peu, sans aller jusqu’à dire que son amputation de moitié passerait inaperçue — sans prétendre non plus qu’une pièce triangulaire ou octogonale n’affinerait pas notre désir. En réalité, nos espérances, nos doutes achoppent sur cette affaire de cinq, sept, neuf ou dix personnes. Pour chacun, ce sont quatre ou six ou huit ou neuf de trop. Un rêve si répandu est de disposer solitairement d’une pièce allant avec une table, qui ne disposerait d’aucune commodité, d’aucune disposition lui attachant un quelconque prestige. Lorsque nos mains quittent le plateau de bois, elles esquissent quatre parois que nous appelons de nos vœux — à l’aide de cette invocation : « les voilà, les voilà », dite d’une voix sottement assourdie puisque certaines prières ne peuvent offenser quiconque. L’indépendance d’esprit est si cultivée dans cet établissement que l’invocation s’élève ici et là, jamais contenue, bien que nous la psalmodiions de manière chevrotante.