littérature et maladie

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Si la maladie est toujours prise entre l’intime et le politique, elle rejoint, sur cette frontière, l’expérience littéraire. L’œuvre de Fritz Zorn (Mars, Folio Gallimard), celle de Max Blecher (La Tannière éclairée, Maurice Nadeau), témoignent de cette proximité.

Étrange exigence que celle de la littérature : parler de soi, de sa maladie à soi, mais en parler à tous, dans un style et une posture artistiques, c’est-à-dire aux antipodes du triste sceau de la confidence et du gémissement. Rien de plus ambigu et difficile : il est si facile alors de juger et de condamner le monde entier à l’aune de ses propres souffrances. Il est si facile aussi d’essayer de l’intéresser à son sort qui n’a pourtant, en lui-même, aucun intérêt. Qu’est-ce qui rend alors certaines œuvres de malades si bouleversantes, et même souvent si vivifiantes ? Peut-être l’idée : l’art de la maladie est un grand art, un art sans complaisance et en pleine santé, quand l’artiste parvient justement à convertir son expérience privée en expérience publique et politique, quand il dépeint toutes les formes de vie possibles et autres que comporte chaque maladie dans son refus
d’elle-même, quand son œuvre n’a nul besoin d’être justifiée par la maladie dont elle procède. Il est bien question alors de politique, puisqu’il s’agit justement d’offrir à chacun des armes nouvelles pour aimer la vie et la grande santé, pour chercher profondément à les préserver sous toutes leurs formes, pour ne jamais se justifier de ses propres maux.

Mars : une politique de la colère

Juste deux exemples de cette si incroyable conversion de l’égoïsme privé en politique universelle. D’abord, le livre de feu qu’est Mars de Fritz Zorn, livre qu’on ne peut pas lire sans frémir, les yeux rouges, et qui donne une soif presqu’inhumaine de vie. Zorn se présente comme un jeune homme de la bourgeoisie suisse, vierge à trente ans, terriblement névrosé et qui a « naturellement » un cancer. Mais tout son témoignage est un exercice de conversion de ce « naturellement » : l’acceptation fataliste se fait tout entière colère, colère non pas contre les autres en général, contre les vivants, mais contre les morts-vivants qui l’ont élevé dans l’ennui, la haine du sexe et de la joie, la peur de l’étranger, la dissimulation de sa propre misère sous l’idée de son rang. « Telle est ma vie. J’ai grandi dans le meilleur, le plus sain, le plus harmonieux des mondes ; aujourd’hui je me trouve devant un tas de débris. Tout de même, n’est-ce pas merveilleux de se trouver devant un tas de débris plutôt que devant un arbre de Noël branlant, et obligé de subir la peur terrible que cet infirme stupide malgré tout ne tombe, se casse et soit fichu. » Sa maladie a converti sa dépression de bourgeois en combat universel pour la vie réelle, et non pour la simple reproduction de l’espèce. « Il me faut constater que la vie présente est, malgré tout, moins désolante et désespérée que les trente premières années de mon existence. Je ne suis pas heureux, à vrai dire, mais au moins je ne suis plus que malheureux. »

Ce n’est pas peu à peu, c’est d’emblée que son œuvre — qui comme toutes les grandes œuvres n’a rien à voir avec une œuvre « littéraire » — échappe à son expérience privée pour se faire combat universel d’un monde qui ne sait faire des enfants que pour mieux les dévorer. Son scandale n’est pas celui de sa maladie (le triste : « pourquoi moi ? ») mais celui de ne pas avoir vécu jusque-là, de ne même pas pouvoir considérer son cancer comme une simple absurdité tragique. Sa colère est de n’avoir pu naître que dans la colère et le refus de tout son passé, et de naître juste au moment où il n’y aurait plus qu’à mourir. Et sa beauté est jusqu’au bout de ne pas céder à cette dernière tentation privée, car il n’y a rien de plus privé que sa mort propre. Le récit se termine ainsi, quelques semaines avant la mort de son auteur : « Je n’ai pas encore vaincu ce que je combats ; mais je ne suis pas encore vaincu non plus et, ce qui est le plus important, je n’ai pas encore capitulé. Je me déclare en état de guerre totale ».

la tanière éclairée : une politique de l’amitié

A l’opposé, on trouve La Tanière éclairée de Max Blecher. L’opposition n’est en fait que de pure forme : c’est toujours d’hymne à la grande santé et de conversion du privé en politique qu’il s’agit. Simplement, on passe d’une macro-politique de la dénonciation (« mon cancer, c’est d’abord ma famille, ma classe sociale ») à une micro-politique du refus (« la maladie est une infâmie »). Chez Blecher, ce n’est pas la colère qui permet la conversion du privé en politique, mais la merveilleuse sympathie de l’auteur pour les autres malades, qu’il croise et aime avant qu’ils ne s’en aillent. Politique de l’amitié et du quotidien, sans cesse perdus, sans cesse retrouvés. Blecher est lui aussi un jeune homme, qui souffre de la maladie de Pott (tuberculose des os), incurable en 1930, et vit en sanatorium. Tout son texte est un refus de la maladie, un refus de l’irréalité et de l’indifférence, dans laquelle sa maladie le plonge, un refus de l’effondrement continu de tous ceux qui l’entourent, entre lucidité et pudeur. Et surtout un refus de toute fascination morbide pour la maladie et la mort, un refus de romantiser ou de sublimer le malheur banal, un refus de comprendre, et donc d’accepter, l’incompréhensible et l’inacceptable, la souffrance et la mort. Ainsi, après la mort d’un malade dans la pièce voisine : « C’était un après-midi banal et ordinaire, triste et monotone dans son écoulement ennuyeux. Rien n’avait changé à l’intérieur de la chambre, la carafe à laquelle j’avais bu était maintenant à sa place, (...) et voilà qu’en ce bref instant, il était arrivé à un autre homme l’événement le plus grave, le plus essentiel de son existence : la mort. Sur le moment, je restai interdit, incapable, de saisir l’importance de l’événement, mais plus le temps passait et plus je cherchais à mesurer sa profondeur, plus j’étais obligé de constater que je restais plongé dans la banalité et la simplicité de l’après-midi et que rien ne m’aidait à pénétrer, à comprendre en quoi consiste la gravité de l’instant où un homme meurt. »

Nul écrit ne fait à ce point haïr la maladie, la souffrance, et la mort. Nul écrit n’est plus vivant. Ce n’est pas un appel à jouir de sa bonne santé, c’est un appel à la conquérir au sein même de son quotidien, quel qu’il soit, redonnant toute son évidence à cette vérité oubliée : moins on est malade, moins on souffre, et mieux c’est ;

maladie et souffrance n’ont aucune nécessité, aucun sens et il n’y a aucune vertu à s’y confronter pour mieux les dépasser. Il n’y a pas à se payer de mots — la santé n’est pas un luxe et la vraie vie n’est pas dans les sanatoriums, Blecher n’est pas Hans Castorp : « Et puisqu’il est question, en passant, de souffrance physique, je dirai que c’est une infamie pour ceux qui doivent la subir, et un non-sens et je me permets aussi de ne pas la hisser au rang de noble et admirable inspiratrice des chefs-d’œuvre, et d’unique source de l’art. Je pense que dans le calme et la plénitude on a créé infiniment plus d’œuvres qui comptent que dans la douleur et les grincements de dents. »

Nous ne pouvons pas lire ces deux livres autrement que comme des manifestes politiques, qui ne saisissent pas leur maladie comme une accablante aubaine pour leur inspiration fatiguée, mais rappellent plutôt à chaque instant combien une politique de santé n’est pas d’abord un engagement dans la « vie politique » mais un engagement dans et pour la vie tout court, en soi et hors de soi.