ici et ailleurs : histoires de départs

On partirait d’une remarque idiote : dans l’expression « réfugiés politiques », il y a « politique », on se demanderait pourquoi.

Politiques, les réfugiés que nous avons rencontrés le sont à plusieurs titres. Une première fois parce qu’ils sont partis, parce que le nom de leur pays est devenu celui d’un événement, d’une défaite, un nom d’histoire plutôt que de géographie : Espagne 1939, Chili 1973, Algérie (depuis quand ?). Une seconde fois, parce qu’ils sont arrivés. Les conditions administratives, matérielles, policières de leur accueil rythment l’histoire concrète de la France et de l’Europe. Il y est question de droits, de nationalités gagnées et perdues, de papiers et de camps.

Politique, donc, aux deux bouts du voyage. Et entre les deux ? Entre les deux aussi, surtout, mais dans un sens plus secret, plus subjectif. Si la vie des réfugiés est en elle-même politique, ce n’est pas simplement d’avoir traversé deux affaires d’État. C’est aussi, en chemin, de les plier ensemble, de les faire passer constamment l’une dans l’autre, d’inventer ainsi une posture et une citoyenneté inédites. Ce n’est pas une affaire de « choc des cultures », ni de simple mélange. Plutôt une ligne tracée à force d’insistance avec des riens embarqués en catastrophe. Vous verrez : quand Tomàs répète qu’il voulait simplement, contre vents et marées, être imprimeur, on dirait qu’il fore un tunnel dans le siècle.

Tomàs

Rencontre dans une imprimerie à Choisy-le-roi, où l’on imprime Cenit, journal de la Confédération nationale des travailleurs (CNT) dont Tomàs est le directeur. Il a près de 80 ans. On s ’installe dans un coin, entre bruits de machines et de conversations. C’est autour du journal que la discussion commence. Parfois les mots lui viennent en espagnol ; sa fille, non loin de nous, traduit.

3Rappel des faits3

En janvier 1939, lorsque la défaite des combattants républicains devint inéluctable, la France proposa d’accueillir ceux-ci dans des camps. Les autorités avaient prévu l’arrivée de 2 000 personnes par jour. On enregistra 353 000 entrées entre janvier et février 1939. Soldats et civils trouvèrent un « abri » dans les camps de Saint-Cyprien, Barcarès, Argelès, Gurs... Nombre d’entre eux furent surveillés comme des prisonniers de guerre, retenus sur des plages, sans abri ni nourriture. Avec l’instauration du régime de Vichy, une loi de 1940 soumit ces réfugiés au travail forcé, les répartissant dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie et de l’armée. Cette loi fut abrogée à la Libération, et le statut de réfugié politique leur fut accordé.

Vacarme : Votre journal est rédigé en espagnol ?

Tomàs : Oui, je ne suis pas assez calé en français. Dans quels pays est-il distribué ?
Partout, en Europe, en Asie, en Amérique. C’est un hebdomadaire. Dans le temps nous étions assez nombreux. À présent on l’est moins. On est des jeunes de 1936, nous ! L’âge est là. On perd beaucoup de copains, toutes les semaines. Mais tous les lundis matins, vous nous trouvez ici, à l’imprimerie.
Des Espagnols qui ont fui l’Espagne franquiste et qui, aujourd’hui, vivent en France, en Angleterre, aux États-Unis, au Canada ou ailleurs, écrivent dans ce journal. Leurs enfants y travaillent aussi. Je ne sais pas pourquoi, peut-être pour l’ambiance familiale.

Pourriez-vous nous raconter votre départ de l’Espagne ?

Je suis venu en France dans un brancard de l’armée républicaine. J’avais 19 ans. J’ai la chance ou la malchance, appelez cela comme voulez, d’avoir été blessé le 4 janvier 1939, les derniers iours de la guerre [Tomàs a été blessé au côté droit, sa main est grièvement mutilée, il a perdu un œil]. La guerre d’Espagne s’est terminée le premier février.

Êtes-vous rentré clandestinement ?

À l’époque, cinq cent mille Espagnols sont arrivés en France. Il aurait fallu les tanks et les avions pour les empêcher de franchir la frontière ! Je suis passé clandestinement d’un train sanitaire espagnol à un train sanitaire français. C’est sans aucune formalité douanière que je suis arrivé à l’hôpital de Pau. Pour les valides, ils avaient aménagé les camps d’Argelès, de Barcarès et de Saint-Cyprien. Au mois de février, dans le Roussillon, avec la tramontane, sur la plage et sans aucun abri, ma famille était là. Ça s’est très mal passé. Moi, je suis resté à l’hôpital de Pau jusqu’en mai 1939, puis on m’a emmené dans le camp de concentration de Gurs, dans les Basses-Pyrénées. J’y suis resté deux ans, jusqu’à l’arrivée des Allemands. Ensuite j’ai été évacué dans le camp d’Agde. Aujourd’hui, c’est un lieu de villégiature. Pour nous c’étaient des vacances forcées, dans des baraques.

Comment avez-vous quitté les camps ?

Mon père, qui était valide, a été recruté en Normandie pour arracher des betteraves. Son récepissé n’était valable que dans le Calvados, il ne pouvait pas en sortir. Il a donc essayé de faire venir sa famille à la ferme, à savoir mes deux sœurs qui étaient dans un camp au Havre — on appelait cela un refuge —, et moi-même. Je suis arrivé par un train inter-zones de la Croix-Rouge. Comme il me restait cette pince [désignant sa main droite où il lui reste deux doigts], j’ai pu travailler. Mais je ne connaissais rien aux métiers de la ferme. Mon métier c’est imprimeur depuis l’âge de dix ans.
À la ferme, une femme qui travaillait avec nous est morte, à cause du travail dans le froid. Le matin, il fallait casser le gel pour arracher les betteraves. Je ne voulais pas que ma mère meure comme cette femme. La police venait nous interroger dès qu’il y avait un problème dans la région. Un jour j’ai dit à un agent que je voulais partir d’ici, travailler comme bûcheron. L’agent devait être résistant, il a cru que je voulais entrer dans un maquis. Il nous a fourni les papiers et c’est comme ça qu’avec ma famille, je me suis retrouvé à Paris. J’ai travaillé avec mon père pour les grands Moulins de Paris pour faire du charbon de bois jusqu’à la Libération.

Avez-vous eu une action politique pendant cette période ?

On ne pouvait pas faire grand-chose, parce qu’on ne pouvait pas circuler la nuit. Mais on trouvait le moyen de se réunir le dimanche après-midi. Ensemble, on écoutait la radio anglaise, pour savoir comment évoluait la situation. À Paris, on n’a pas réellement lutté aux côtés de la Résistance, mais on les aidait, pour accueillir les parachutistes par exemple. Notre activité politique a surtout été anti-franquiste, en tant que portavoz (porte-parole) de la CNT d’Espagne.

Comment s’est passée la transition à la fin de la guerre ?

J’avais une autorisation de séjour qui me permettait de travailler uniquement dans l’agriculture et non dans un autre secteur. Or mon métier c’est l’imprimerie. J’ai trouvé un patron, dans l’Eure, qui m’a accepté dans l’industrie, et je suis devenu cylindreur. Vous savez ce que c’est un cylindreur ? Vous arrivez à huit heures à l’usine, à huit heures cinq, vous êtes cylindreur. Un jour je suis allé au bureau de la main d’œuvre étrangère pour leur dire que j’avais un métier et que je voulais l’exercer. J’ai finalement obtenu une carte de travailleur salarié, qui m’a permis de revenir à Paris et de travailler dans une imprimerie. C’est comme ça que j’y suis arrivé, en poussant du coude un peu partout pour me frayer un passage malgré tous ces inconvénients.

Quand avez-vous obtenu votre statut de réfugié politique ?

À partir de la Libération. Mais aujourd’hui, je ne suis plus réfugié. L’État espagnol nous a accordé sa « protection », mettez cela entre guillemets. Avant, on était sous la protection de l’OFPRA [Office français de protection des réfugiés et des apatrides]. On pouvait aller partout, sauf en Espagne.

Comment avez-vous perçu la mort de Franco ?

Nous, on a regretté qu’il soit mort dans son lit. Il méritait autre chose que cela. On lui avait préparé quelques pièges qui n’ont pas réussi ...

À sa mort, avez-vous pensé retourner en Espagne ?

À cette époque, on était en 1975, j’avais déjà une famille, une maison, un travail. On a commencé avec rien, mais petit à petit, et avec l’envie de vivre, on a monté un foyer. On se demandait quelles possibilités s’offraient pour nous là-bas. L’Espagne était désorganisée et ici tout était en place. On a considéré — pas moi tout seul — qu’on pouvait continuer à aider l’Organisation et à mener la lutte à notre manière.

Avez-vous pris la nationalité française ?

Beaucoup l’ont prise. Pas moi. Il y a eu des pressions des autorités, surtout quand on a monté l’imprimerie, mais ça ne m’intéressait pas.
Le hasard a fait que je sois né en Espagne, je continue avec le hasard.
Si je me considère comme un habitant du monde, alors pourquoi changer de nationalité ? Je me moque d’être espagnol ou lapon. Je me sens citoyen partout où je vais.

Que pensez-vous de la situation actuelle des immigrés et des réfugiés politiques ?

Je suis solidaire avec eux. Le samedi après-midi, on fait des réunions à la CNT. C’est l’arche de Noé. Il ya les Africains, les Asiatiques, les Sud-Américains. Ici, on revient aux problèmes que pose le système. Quand, chez Renault, on a eu besoin de main d’œuvre algérienne, on est allé la chercher en Algérie. Quand, chez Peugeot, on a eu besoin de main d’œuvre polonaise, on est allé la chercher là-bas. Pour les besoins des grosses entreprises, on est allé chercher de la main d’œuvre partout. Quand on n’a plus eu besoin d’eux, on les a mis à la rue et en plus on n’a pas renouvelé leurs papiers. Dans cette situation mondiale, c’est l’économie qui commande tout le reste. Les deux ou trois mille grands patrons du monde prennent des décisions que les gouvernements appliquent. C’est pourquoi je pense que les gouvernements sont les locataires du capitalisme.

Propos recueillis par Camille Maury & Enrica Sartori


Claudio

Claudio nous reçoit chez lui. Sociologue spécialiste des questions de minorités, il a la quarantaine passée, mais une allure d’adolescent aux cheveux grisonnants. en bruit de fond, sur la cassette : jeux d’enfants, et chants d’oiseaux entrés par la fenêtre ouverte.

3Rappel des faits3

Le président du Chili, Salvador Allende, élu démocratiquement en 1970, et son gouvernement socialiste furent renversés par un coup d’État militaire le 11 septembre 1973. Le chef de l’état-major de l’armée, le général Pinochet, prit le pouvoir. Officiellement, Allende s’est suicidé. On estime qu’il y eut 40 000 à 100 000 morts, accompagnés de leur cortège de tortures.

Pouvez-vous nous raconter votre départ du Chili, votre parcours ?

Claudio : Le jour du coup d’État, j’étais chez mes parents. J’y suis resté quelques temps, et puis je suis parti pour prendre contact avec la direction du Parti... On a vite compris qu’on ne pouvait pas lutter. Soit on partait pour une grande ville comme Santiago, soit on se faisait cueillir. Et si on voulait partir, il fallait le faire tout de suite, avant que les militaires ne puissent tout contrôler. Pendant cette période, c’était la pagaille au niveau de l’administration ; des gens très recherchés ont pu obtenir un passeport et ont quitté le pays. Moi, je suis parti assez vite en Argentine. Je n’y suis resté qu’un an. Là-bas, on se doutait qu’il y aurait un coup d’État, on voyait les mêmes symptômes avec deux années de décalage. Je devais donc repartir aussitôt que possible, et le premier pays qui m’a donné un visa, c’était la Roumanie.

Quel était l’accueil, en Roumanie ?

J’y suis resté quatre mois. On était très bien accueilli. On avait un appartement, un deux-pièces meublé, et un salaire minimum largement suffisant. On était des victimes du fascisme, tout de même. Mais je n’avais pas l’intention de m’y installer. À vingt ans, je n’avais pas une idée très précise de mon modèle de société, mais ce pays ne correspondait pas à ce que je cherchais. J’étais jeune, mais j’avais quand même une petite idée de la Roumanie : je n’ai pas amené de livres de George Orwell, par exemple. Plus de trois mille réfugiés chiliens sont partis en Roumanie, mais 90% sont repartis, la plupart vers la Suède. Ce qui prouve que beaucoup choisissaient leurs pays sur des considérations économiques. Ils n’ont pas choisi la Suède ou l’Allemagne pour affinités politiques, encore moins culturelles. Mais les conditions de vie étaient bien meilleures là-bas. Il ne faut pas idéaliser le réfugié politique. J’en connais un qui est resté en Roumanie, et qui trafiquait en Suède. Aujourd’hui c’est un grand homme d’affaires, un bourgeois dans un pays où on construit le capitalisme. Et moi, je suis venu en France.

Pourquoi ?

Plus que la France, c’est Paris que j’ai choisi. Du point de vue intellectuel et après 1968, la France était une référence. À l’époque, on était bien accueilli, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, pour les Algériens par exemple. Du moment qu’on était chilien, on avait le statut de réfugié. C’était une époque privilégiée. Jusque dans les années 1980, la tradition française était d’accueillir les réfugiés politiques. Il yen avait du monde, ici ! Cela a joué en faveur de la France. D’anciens réfugiés politiques sont devenus ensuite présidents ou ministres dans leurs pays ; le président brésilien, des ministres chiliens, étaient exilés en France. Maintenant, la France ferme ses portes. Cela aura des conséquences pour sa présence dans le monde, c’est inévitable.On ne peut pas avoir un rôle international et fermer ses frontières en même temps.

Comment s’est passée votre arrivée ici ?

On était cinq mille à peu près, insérés dans une grande communauté latino-américaine. Il y avait beaucoup de réfugiés argentins, brésiliens, uruguayens et espagnols aussi. On se retrou¬vait un peu en famille, ce qui permettait une vie politique assez riche. Moi, je ne parlais pas français ; le fait de parler tous la même langue facilitait les choses. Cela dit, je ne pense pas avoir fait le parcours de tout le monde. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de Chiliens qui râlaient contre les Français.

Pourquoi ?

Ce n’était pas un problème spécifique aux Français, mais plutôt aux Chiliens, ou peut-être à tout immigré, je ne sais pas. Contrairement aux Argentins qui sont beaucoup plus cosmopolites, un pays d’immigration récente, les Chiliens sont très sédentaires, entre la Cordillère des Andes et la mer. C’est une île, ils s’adaptent plus difficilement à l’étranger. Ce n’était pas mon cas, parce que mes parents sont d’origine anglaise et allemande. J’étais un peu immigrant là-bas, j’avais des points de repère en Europe. En Argentine, les réfugiés rêvaient sur l’Europe. On allait à l’ambassade, et sur catalogue, le pays est toujours très bien. Les forêts, les châteaux, tout est beau. La Roumanie était extraordinaire sur catalogue. Donc, les gens rêvaient, et arrivés dans le pays, ils sont déçus. Il faut dire aussi que les immigrants sont confrontés à des difficultés que les autres n’ont pas. Ils doivent par exemple se présenter à la préfecture pour leurs papiers, ils ne parlent pas bien français. Et les fonctionnaires, c’est tout de même quelque chose ! Alors ils s’énervent, et deviennent totalement négatifs par rapport à la France, comme ils étaient négatifs par rapport au Chili. J’ai rencontré beaucoup de Chiliens mécontents. Arrivés en France, ils commencent par frimer, deviennent plus français que les Français, ne mangent que du fromage et des escargots. Mais quand ils sont confrontés à des difficultés, ils adoptent l’attitude inverse : ils trouvent tout mauvais, et veulent rentrer au Chili.

En fait, vous vous êtes un peu éloigné du reste de la communauté. Oui. Je ne suis pas une bonne affaire pour vous, je ne suis pas un prototype. Par exemple, avant, je ne disais jamais que j’étais réfugié politique. Certains exploitaient leur propre statut, en donnaient une image misérabi¬liste, ce qui était complètement faux. Il faut faire la part des choses : on n’a pas vécu ce que connaissent les Algériens. D’une certaine façon, notre exil était
la conséquence de notre choix. On n’était pas des victimes. Et puis, réfugié, ce n’est pas une identité, c’est une situation. Certains assumaient l’identité de l’exilé au point que cela devenait un problème.

Tout cela ne m’a pas empêché de fréquenter la communauté chilienne, par exemple à l’anniversaire du coup d’État, à la Mutualité. On s’y rendait pour rencontrer les gens, non pour écouter les discours. Mais je me suis tenu à l’écart, parce que je pense qu’on avait beaucoup de choses à apprendre ici, et les Chiliens pensaient que les Français avaient beaucoup de choses à apprendre de nous.

Ce qui n’est pas bête...

Non, il fallait nuancer cela. On est arrivé ici en croyant qu’on avait une longue expérience politique, ce qui était complètement faux. Dans l’état d’esprit général, on était quelque part fier de s’être opposé au coup d’État. On pensait montrer aux Français ce que c’était que de faire de la politique. Puis avec le temps, mon regard sur le Chili s’est modifié, je me suis aperçu que ce n’était pas le centre du monde. Avec les années, même mon regard sur ce qui s’est passé là-bas a changé. Au début, juste après le coup d’État, j’étais choqué, des copains s’étaient fait tuer. Mais à côté du Cambodge, ce n’était rien du tout. Le fait d’avoir été formé en France a également joué : mes valeurs, je les ai acquises ici. Par exemple, j’ai été surpris de la manière dont la gauche, en France, reprenait les valeurs de liberté et de démocratie. Tout cela était mis à la trappe au Chili. D’ailleurs, c’est au nom de la liberté et de la démocratie que la droite a fait le coup d’État. La coalition de droite qui a poussé les militaires au coup d’État s’appelait la Confédération démocratique. Nous, on ne luttait pas contre ces valeurs, mais on n’y faisait pas attention. De même, j’ai été trés sensible à l’abolition de la peine de mort par la gauche, ici. Cela m’a frappé, parce qu’au Chili, la question ne se posait pas, au contraire. Si on avait pris le pouvoir, on aurait certainement fait le ménage, et bien fait. Tandis que quand le débat s’est posé en France, j’étais pour l’abolition, bien sûr. Voilà, on avance dans la vie.
Êtes-vous retourné au Chili ?

Pendant treize ans, je n’y suis pas allé. En 1987, j’y suis retourné. Il y avait encore les militaires, mais la dictature était moins lourde. J’avais encore en tête l’histoire du coup d’État. Dans la rue, je n’osais pas regarder un policier. Je suis allé à une manifestation, et quand la police est arrivée, je suis parti le premier. Je voyais les jeunes jeter des pierres contre eux, moi je n’aurais jamais osé faire ça après le coup d’État.

Vous aviez de la famille, là-bas ?

Là-bas étaient restés mes parents, ma sœur et un fils que j’ai eu très jeune. Quand je les ai retrouvés, c’était bizarre. Ma sœur avait treize ans quand je suis parti, quand je l’ai retrouvée, elle avait vingt-six ans, elle était mariée. On n’a pas d’histoire commune. Je m’en rends compte quand je parle avec elle.

Pourquoi avez-vous choisi la naturalisation ?

Je l’ai fait en 1984. Je me disais toujours que je le ferais le mois prochain, et en fait je ne le faisais jamais. Un jour, je suis allé au Venezuela avec un titre de séjour de réfugié. Je n’avais pas de passeport, et j’ai eu pas mal d’ennuis à cause de cela. Je me suis dit qu’en rentrant, je devais le faire, d’autant que je risquais d’être licencié de mon travail. J’étais vendeur dans une boutique de prêt-à-porter féminin. J’ai fait la demande de naturalisation, que j’ai eu en dix mois. Ça a été très rapide. Je voulais être français, même si je ne savais pas si j’allais finir mes jours ici. Être français était pour moi la seule garantie de revenir en France quand je quittais ce pays, et Paris est le seul lieu de la planète qui me soit familier. Ce n’est pas le cas quand j’arrive à Santiago. Donc si je voulais absolument la nationalité française, c’était aussi parce que je pouvais partir plus facilement. Ce n’était pas tellement pour rester, mais pour pouvoir partir.

Propos recueillis par Camille Maury & Enrica Sartori


Leïla

Leïla nous reçoit chez sa sœur. Elle vit là. Vacataire le soir dans les hôpitaux, elle doit partir à deux heures. On ne se presse pas, pourtant.

3Rappel des faits3

Les émeutes d’octobre 1988 ont contraint le président algérien à proposer, en 1989, une nouvelle constitution en vue d’une démocratie parlementaire., acceptant le multipartisme et la séparation des pouvoirs. Ce processus de démocratisation est interrompu dès le premier tour des élections législatives du 26 septembre 1991, pour empêcher le Front Islamique du salut (FIS) de parvenir au pouvoir. Depuis lors, les islamistes entrés dans la clandestinité tentent de faire taire toutes les voix démocratiques et « occidentales » en Algérie, suscitant une répression très violente de la part de l’État. Il y aurait eu, à ce jour, 50 000 victimes.

VACARME : Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

Leïla : J’ai opté pour la nationalité algérienne en 1984, mais je suis née en France, à Saint-Cloud, et une partie de ma famille réside ici. Lorsque j’avais 18 ans, c’était en 1975, mon père a décidé que je devais rentrer en Algérie : il avait peur des hommes français. J’ai tenu jusqu’au BEP, mais il m’a ensuite emmenée, pour passer l’examen d’en¬trée à l’école d’infirmières d’Alger. Lorsque j’ai terminé cette école, j’ai voulu revenir en France, mais mon père a refusé. Le directeur de l’école m’a prise alors comme stagiaire, puis enseignante, à l’institut de formation. J’ai adhéré à l’Union de la jeunesse algérienne et à l’Union des femmes algériennes, qui sont des formations du FLN. En parallèle, j’étais proche d’un parti clandestin, le FAS (parti d’avant-garde socialiste). Entre 1975 et 1982, même si la liberté d’expression n’était pas développée, j’ai pu côtoyer toutes sortes de militants.

En 1985, j’ai été licenciée de mon poste d’enseignante. Je me suis mise à travailler dans un quartier populaire, à la maternité. Dans les familles des bidonvilles, la montée de l’intégrisme était perceptible dès cette époque. Quand je me suis inscrite au syndicat de l’hôpital, celui-ci était déjà infiltré par les islamistes. Je ne m’en suis rendu compte qu’ensuite, le jour où ils ont inscrit, parmi les revendications syndicales, l’ouverture d’une salle de prières. J’ai tenté de rendre ma carte, mais ils me l’ont refusée. La terreur s’est installée. Plus personne ne parlait, et nous redoutions les attaques pendant nos gardes de nuit. Les chefs de réseaux cambriolaient les cliniques pour ravitailler leurs maquis en médicaments.

En 1990, j’ai repris l’enseignement. C’était encore pire. Je recevais des lettres de menace, surtout quand les notes étaient mauvaises : on m’ordonnait de porter le hidjab, d’arrêter mon travail. Des collègues ont été assassinés au coin de la rue. J’ai changé de trajet, mais je n’ai pas arrêté de travailler. Un jour ; je sors de chez moi, et un homme qui a la main dans sa veste me demande où se trouve l’hôpital. Je sais qu’il n’y a personne autour de moi, je vois le poste de police, je réponds brièvement, craignant qu’il ne remarque mon accent français. Il me laisse partir, j’ai cru y passer.

Dans quelles conditions êtes-vous arrivée en France ?

En 1992 et 1993, j’ai fait plusieurs demandes de visas qui m’ont été refusés. Après deux ans d’attente, j’ai obtenu un visa touristique. Le statut de réfugiée politique ne m’a pas été accordé, car on considère que ce n’est pas le gouvernement qui commet les persécutions en Algérie. J’ai alors essayé d’avoir le statut d’étudiante. Il faut réunir des justificatifs relatifs à toute la famille d’accueil : extraits de naissance, casier judiciaire, déclarations de revenus. Il faut aussi avoir 25 000 F bloqués sur un compte. C’est très difficile, car les banques refusent d’ouvrir un compte aux Algériens. Heureusement, la responsable qui m’a reçue à la banque avait milité pour les femmes iraniennes, et elle a pris sur elle d’accepter.

Pour être reconnu comme réfugié, on complète un dossier blanc, auquel il faut joindre le récit de ce qui nous est arrivé, nos diplômes, etc. Ce qu’ils exigent est incroyable : on se demande comment il faut justifier que l’on est menacé. Il doit falloir venir avec une balle dans le ventre. L’administration nous demande de raconter les faits marquants qui nous sont arrivés, et d’y joindre des preuves de menace. Mais comment prouver que l’on était en danger ?

En attendant l’examen du dossier, on nous donne un papier. Ce n’est pas un titre de séjour, mais un formulaire intermédiaire, qui nous autorise à rester et nous convoque à un rendez-vous. Si ce papier est perdu, on est bon pour la reconduite à la frontière et l’annulation de la demande. Pendant neuf mois, j’ai fait renouveler ce papier. Il y avait toujours de nouveaux rendez-vous, sans que personne ne puisse m’expliquer pourquoi.

J’ai finalement reçu une autorisation provisoire de séjour, puis une autorisation de travail, car j’ai pu obtenir d’un employeur l’engagement de m’embaucher en contrat à durée indéterminée. Mais je n’ai pas le droit de quitter le territoire français.

Comment définiriez-vous votre position ici ?

Nous ne sommes pas des réfugiés économiques. Nous sommes venus en France pour sauver notre peau. On ne demande pas que l’État français nous donne de l’argent, on est capables de se débrouiller. On demande l’autorisation de rester, c’est tout. Un jour ; on repartira, c’est évident. Quand tout sera calme, quand nous en aurons envie, quand nous nous sentirons le courage de repartir. Mais pour l’instant, qu’on nous donne le droit de respirer un peu, tout simplement.

Ici, nous nous sentons comme dans une prison : je ne peux ni aller voir mes enfants, ni les faire venir. Séparer une mère de ses enfants, je ne comprends pas cela du pays des droits de l’homme. La France ne cesse de parler des droits des enfants, de donner des leçons aux pays en voie de développement... Elle est vraiment mal placée pour le faire. En même temps, personne ne s’intéresse, ici, à ce qui se passe là-bas. C’est l’horreur, mais on n’en parle plus, je crois que ça n’intéresse plus personne.

Quels rapports avez-vous avec la communauté algérienne de Paris ?

J’ai l’impression qu’ils ne se sentent pas concernés par ce qui se passe. Au niveau de l’accueil, on ne les entend pas. Certains mouvements associatifs sont descendus dans la rue pour protester contre ce qui se passe en Algérie, mais personne ne met les pieds dans le plat sur les questions d’accueil. Même là-bas, on se disait : « mais qu’est-ce qu’ils font en France ? » Pourquoi les gens sont-ils obligés d’aller dans des associations françaises pour obtenir des choses ? Moi, j’ai un très mauvais regard sur la communauté algérienne.

À quel pays vous sentez-vous appartenir ?

Je suis Algérienne. En même temps, je n’ai jamais oublié mes racines françaises : toujours moitié-moitié, un pied de chaque côté de la Méditerranée. La plupart des Algériens de ma génération sont comme cela. On a des rapports passionnels avec la France, ça ne se terminera pas comme ça, c’est pour ça qu’on est venus ici plutôt qu’ailleurs. On s’est dit que la France était un peu notre pays ; mais les choses ont changé.

Propos recueillis par Camille Maury & Enrica Sartori