exil, métro, dodo...

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Faut-il voir, derrière tout prétendant au titre de réfugié, un émigrant économique en puissance ? Soupçonner, sous chaque demande, un désir d’ascension sociale et d’enrichissement ? C’est ce que semblent aujourd’hui penser beaucoup des responsables politiques et administratifs en charge de l’asile. La sélection toujours plus drastique des réfugiés procède du raisonnement suivant : si un aspirant au refuge choisit pour destination l’Europe plutôt que le tiers monde, c’est forcément parce qu’il souhaite aussi tirer un bénéfice économique de l’affaire. De là à le considérer comme un fraudeur en puissance, il n’y a qu’un pas, vite franchi. Témoin, la baisse, depuis quinze ans, du nombre de réfugiés reconnus en France : 14586 personnes en 1981, 4742 en 1995, soit à peu près le tiers. Ce n’est pas que le monde aille mieux, mais la méfiance est en progrès.

Il faut dresser contre cette méfiance des histoires et des témoignages : ceux de tous les réfugiés pour qui le départ a surtout signifié le déclassement professionnel, l’obligation de se recomposer une existence et d’accepter un travaille plus souvent sans rapport avec leur formation et leur profession d’origine. Le CV d’un réfugié ne ressemble que rarement à une success story : brisé en deux par l’exil, il porte aussi la marque des multiples embûches qui guettent l’étranger, de la ténacité dont celui-ci doit témoigner dans un pays où l’idée de préférence nationale ne date pas d’hier. Voir, dans le déracinement, une promesse d’argent facile est un fantasme de sédentaire.

« J’étais comédien... J’ai pris un commerce »

Maneuchore Namvar a 44 ans. Iranien et comédien, il vit en France depuis 1984. Il tient une boutique de photo dans le 18e arrondissement de Paris.

« J’étais comédien et metteur en scène de théâtre. Quand le régime du Shah est tombé, j’étais aux États-Unis, je suis revenu en Iran en me disant : on va pouvoir faire quelque chose de bien. Mais très vite, je me suis aperçu que rien n’était possible avec le régime islamique. En 1982, je suis passé en Turquie où j’ai travaillé pour le bureau de Chapour Bakhtiar. Je voulais partir pour les États-Unis car en Turquie, je ne pouvais pas travailler comme artiste, mais le gouvernement américain ne délivrait plus de visas pour les Iraniens. C’est alors que j’ai réussi à avoir un visa pour la France. Au départ, j’ai vécu sur l’argent que j’avais emporté d’Iran et sur l’aide qui était donnée aux réfugiés la première année. J’ai joué des pièces de théâtre en France, en persan et en français. Mais ça ne me rapportait pas de quoi vivre. En même temps, j’ai travaillé pour le bureau de Bakhtiar à Paris, puis pour celui d’un autre mouvement d’opposition : le Drapeau de la Liberté de M. Gandj. L’un après l’autre, les mouvements d’opposition ont été décapités. Alors, j’ai monté une société avec un Iranien pour faire un studio de doublage de films occidentaux en arabe. Mais ça n’a pas marché. Je pouvais vivre parce que j’avais rencontré ma femme, une Française, en 1986, et elle gagnait bien sa vie, mais je voulais recommencer à travailler. J’ai donc décidé de prendre un commerce, mais je ne pouvais pas être boulanger, il me fallait quelque chose d’un peu artistique quand même. J’ai demandé à des amis photographes, et en six mois, j’ai appris la photo et j’ai ouvert ce petit magasin de photos. Mais ça ne marche pas. Je vais être obligé de fermer. »

Propos recueillis par Bruno Hanoun


« Je ne peux pas exercer en libéral »

BT a 42 ans. Il a quitté le Vitenam pour la France en 1991, après 3 ans de camp et de multiples tentatives pour fuir le pays comme boat people, avec sa famille. Il est médecin et étudie pour obtenir son équivalence française.

« En arrivant avec ma femme et mes enfants, j’ai bénéficié de l’aide de 1 300 F par mois que donne le gouvernement aux réfugiés. Au Vietnam, j’avais exercé comme médecin militaire pendant la guerre, et comme médecin hospitalier et libéral en sortant de camp. Mais en France, je ne pouvais pas exercer la médecine si je ne faisais pas trois ans d’études en plus pour avoir le Certificat de synthèse clinique et thérapeutique (CSCT). Mes cousins qui habitaient en France m’ont conseillé d’aller à la Croix-Rouge, où on m’a aidé à trouver un poste d’infirmier à l’hôpital de Garches. Ça ne me dérangeait pas, mais ça n’a duré qu’un mois et demi, un remplacement de vacances. Je viens juste de passer le CSCT, avec succès, mais il faut attendre maintenant l’autorisation administrative. En même temps que je faisais ces études, je travaillais le week-end dans une librairie, pour mettre du beurre dans les épinards. C’est pareil pour ma femme, elle est pharmacienne de formation, mais elle travaille toute la semaine dans une librairie pour faire bouillir la marmite. Quand je pourrais exercer la médecine, elle reprendra des études de pharmacie, en seconde année. Mais je suis inquiet, parce que même avec le CSCT, je ne peux pas exercer en libéral. Seulement en hôpital, et encore comme auxiliaire étranger. Pour exercer comme je veux, il faut que ma demande de nationalité française aboutisse. Et c’est long. »

Propos recueillis par Bruno Hanoun


« Mon père ne pouvait être que pédicure chinois »

Juif polonais, né à la fin des années 1920, Monsieur W. et sa famille comptent parmi les rares survivants de la Shoah.

« En 1945, la Pologne n’était pour nous qu’un immense cimetière, mes parents ont décidé de quitter le pays.

Nous avons été accueillis à l’hôtel Lutetia avec les déportés qui rentraient, alors que nous n’étions que des réfugiés. On nous a donné des papiers provisoires immédiatement. Mon père avait 44 ans et parlait à peine le français, moi 16 ans et je ne parlais pas un mot.

Les lois de Vichy étaient toujours en vigueur. Notamment celles qui interdisaient aux étrangers d’exercer la quasi-totalité des métiers. Je me souviens que mon père, qui avait dirigé une entreprise en Pologne, avait le droit d’exercer une seule activité : celle de pédicure chinois. Un expert-comptable qui l’avait embauché et qui était content de ses services, n’a pas pu le garder à cause de ces lois hostiles aux étrangers.

Mes parents ont fini par trouver des petits boulots, dans les magasins de l’armée américaine. Il aura fallu près de 20 ans à mon père pour qu’il retrouve un travail à peu près du niveau de celui qu’il avait avant-guerre.
En ce qui me concerne, j’ai très vite compris le rôle clef de l’école en France. J’ai eu le bac à 20 ans, 4 ans seulement après mon arrivée ici. Je suis ensuite rentré à Sciences-Po, j’ai fait une licence de droit, plusieurs
troisièmes cycles. Plusieurs enseignants m’ont conseillé de me destiner à une carrière d’avocat. Pourtant, comme je n’ai obtenu ma naturalisation qu’en 1965, 20 ans après notre arrivée en France, j’ai dû me tourner vers une activité d’une autre nature, l’interprétariat. J’ai même été l’interprète de de Gaulle à plusieurs reprises. »

Propos recueillis par Olivier Giraud


« Réfugié, on perd toute responsabilités sociale et politique »

Paco, Chilien d’une trentaine d’années, a fui le régime de Pinochet au milieu des années 1980.

« À mon arrivée ici, j’ai bénéficié d’une assistance tous azimuts, À l’aéroport, la Croix-Rouge était là pour m’accueillir avec ambulance : les gens s’attendaient à récupérer un gars blessé à cause de la torture alors que tout
ça c’était de l’histoire ancienne pour moi.

L’objectif des associations, c’est de gérer les populations de réfugiés
pour que tous ne se retrouvent pas concentrés dans les mêmes lieux, Moi, ils
voulaient m’implanter à Dijon, C’était un éducateur argentin, très sympa, qui
m’expliquait tout ça, mais je n’étais pas du tout d’accord : je voulais absolument rester à Paris, Je voulais surtout attendre ma femme qui était réfugiée en Allemagne et qui devait me rejoindre.

En fait, quand on arrive ici, on a l’impression qu’on est très loin de la
société française, que tout est difficile et inaccessible. Les assistantes sociales
nous donnaient des conseils du type : « ne travaillez pas, soyez étudiant, comme ça vous toucherez le RMI et puis vous apprendrez le français ». Moi, je ne pouvais pas vivre comme ça parce que j’avais besoin d’un logement pour ma femme et mon enfant. Alors j’ai refusé tout ce type de prise en charge, J’ai préféré trouver un travail par moi-même. Ce n’était pas déclaré, c’était sur un chantier, mais tant pis si c’était dur, ça me permettait d’être indépendant...

Quand on est militant politique, on est habitué à se débrouiller tout
seul. Moi je voulais casser tout ce système d’assistance qui nous maintient
dans la dépendance, Tout d’un coup, quand on est réfugié, on perd toute responsabilité sociale et politique, on n’est plus en contact avec la culture de son pays, Alors on a besoin de comprendre comment la société d’ici fonctionne, mais on doit faire ça de manière active ! D’ailleurs les cours qu’on nous proposait n’étaient pas vraiment faits pour nous. C’étaient par exemple des cours de français où on était mélangé avec des gens qui ne savaient pas écrire dans leur propre langue. On nous faisait faire des petits sketches du style comment demander un timbre à la poste, ou alors on nous apprenait à faire des petits meubles ... J’avais vraiment l’impression que tout ça était humiliant... Je suis capable d’obtenir ce que je veux dans n’importe
quel bureau de poste du monde ; tout ça n’était pas vraiment mon problème...

Mais enfin, il fallait suivre ces cours pour toucher les 3 600 F par mois qui permettent de vivre au tout début. La première année quand je suis arrivé en France, j’avais un peu peur à l’idée d’exercer mon métier de prof de gym, d’abord parce que je n’avais pas le niveau en français.

J’ai repris des études et en même temps, je devais faire un peu toutes
sortes de boulot pour m’en sortir : après les chantiers, j’ai été vendeur de glace et de pop-corn dans une salle de spectacle, ou encore magasinier. Ce job-là était assez risqué, parce que c’était une boîte d’import-export de produits cubains et il y avait un vrai risque de tomber dans le ghetto hispanophone. Et c’est clair que plus on se replie sur soi, plus grand est le risque de percevoir la société environnante comme hostile.

Aujourd’hui, je bosse en tant qu’aide médico-psychologique (AMP), ce
qui correspond à un job d’assistant éducateur, auprès d’enfants handicapés,
C’est un travail qui ne nécessite qu’une formation d’un an après le bac. »

Propos recueillis par Olivier Giraud


Petit catéchisme du déclassement

Quels sont les droits d’un demandeur d’asile ?

Pratiquement aucun. Jadis. les demandeurs d’asile bénéficiaient par rapport au travail des mêmes droits que les personnes ayant déjà obtenu leur statut. La procédure d’examen par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) pouvait alors prendre plusieurs années. Maintenant que le traitement des dossiers est censé durer de six mois à un an, une ordonnance Cresson de 1991 interdit aux demandeurs d’exercer un travail ou de suivre une formation, même si cette dernière est payée par les associations. Les demandeurs d’asile se retrouvent donc dans la même situation que les étrangers en situation irrégulière. Leur seul recours pour obtenir un permis de travail est de trouver un employeur qui accepte de leur signer une promesse d’embauche. L’employeur doit prouver que le poste en question relève d’un profil tellement particulier qu’aucune personne titulaire de titres réguliers ne pourra être recrutée. Il faudra ensuite obtenir une autorisation spéciale de la Direction départementale du travail (DDT) ou de la préfecture. Mais dans la plupart des cas, les demandeurs d’asile doivent, pendant six mois à un an, se contenter de l’allocation mensuelle de 1300 F. Ils peuvent également être hébergés gratuitement dans les foyers associatifs pendant six mois.

Le statut donne-t-il droit au travail ?

Théoriquement, oui. L’obtention du statut de réfugié permet d’obtenir un permis de travail. Reste pour le réfugié à trouver une activité spécifique, les autres associations comme la CIMADE, et tous les centres d’hébergement, ont des contacts avec les agences locales pour l’emploi. Certaines professions demeurent fermées ou difficiles d’accès : la fonction publique, l’enseignement public et les hôpitaux où les étrangers ne peuvent être qu’auxiliaires. Les professions libérales sont aussi réservées aux Français. Les réfugiés bénéficiaires du statut ont cependant droit à des aides. L’entraide universitaire délivre des bourses aux plus de 26 ans, les fonds FILOR finance à hauteur de 12500 F les stages de formation destinés aux réfugiés. Enfin, s’ils peuvent prouver qu’ils ont travaillé dans leur pays d’origine, les réfugiés peuvent, après l’obtention du statut, recevoir une bourse de 4000 F. Somme ramenée à 2000 F s’ils ne peuvent pas le prouver.

Le déclassement professionnel est-il une fatalité ?

C’est au moins une dominante, mais qui comprend des nuances. Les professions techniques ont plus de facilité à se réinsérer que les autres. Un ouvrier, électricien, plombier, n’aura guère plus de difficulté à trouver un emploi que son collègue français. Les techniciens supérieurs ou ingénieurs ont la tâche plus difficile pour retrouver leur niveau de reconnaissance sociale, car ils doivent faire valider leur diplôme, ce qui implique de retourner à l’université ou de suivre des cours du soir. Néanmoins, leurs perspectives de réinsertion sont assez bonnes. Il en va bien différemment des professions intelllectuelles, des hauts fonctionnaires, des enseignants et des professions libérales, qui doivent souvent reprendre leur formation à la base, et ne peuvent guère espérer retrouver leur occupation antérieure.

Pour quelles populations le déclassement est-il le plus difficile ?

Il s’agit là moins d’une question de culture que de statut social et économique dans la société d’origine. Les réfugiés issus de l’Europe de l’Est, souvent titulaires de diplômes élevés dans leur pays, vivent d’autant plus mal la non-reconnaissance de leurs qualifications qu’ils se sentent européens et entendent demeurer en France. À niveau égal, les Sud-Américains s’avèrent moins exigeants : dans l’esprit de ces militants politiques, l’exil est une transition et ils ne comptent pas faire de vieux os en France. Ils prendront donc plus facilement le premier emploi venu. Les réfugiés d’Afrique noire sont rarement des techniciens. Hauts-fonctionnaires, enseignants, littéraires, ils ont beaucoup de difficultés à trouver un travail en rapport avec leur profil.

En même temps, ils vivent très mal qu’on leur propose des emplois « subalternes » et manuels car ils sont soucieux de se démarquer de leurs compatriotes venus ici pour des raisons économiques. Ils ont donc tendance à se lancer dans des études littéraires longues aux débouchés incertains, et à chercher un emploi dans le tertiaire de haut niveau, dont l’accès demeure très difficile aux Noirs, pour des raisons encore bien réelles de discrimination dans le recrutement.

La réinsertion des Asiatiques s’opère en fonction de leur communauté en France. Les réfugiés iraniens par exemple, souvent des cadres, sont peu nombreux et peu structurés : leur intégration humaine pose peu de problème, mais leur insertion professionnelle est plus difficile, l’image de leur pays en France étant particulièrement mauvaise. Les ressortissants de l’ancienne Indochine sont, quant à eux, largement pris en charge par leur communauté. Beaucoup d’entre eux sont des scientifiques, prêts à accepter n’importe quel travail transitoire pour rattraper leur niveau précédent. Les Sri-Lankais bénéficient également d’un bon réseau d’entraide, mais la plupart d’entre eux sont des déboutés du droit d’asile, contraints à des emplois clandestins comme la vente à la sauvette.

[Olivier Giraud & Bruno Hanoun avec la collaboration de France Terre d’asile]