Vacarme 01 / démocratie

veillée d’armes à l’American Colony

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« Comment peut-on parler de démocratie quand les territoires sont bouclés, quand les gens sont réduits à la misère, qu’ils ne peuvent se nourrir décemment et se soignent avec peine ? », répond Ilan Halevy, responsable du Fath, délégué à l’Internationale Socialiste.

Faute d’être un État souverain, la société palestinienne est contrainte à l’état d’urgence par une puissance — dans le cas d’Israël, la question de la puissance dépasse le fait de l’État — dont la première réponse est sécuritaire. Après les attentats perpétrés à Jérusalem et à Tel-Aviv, au printemps 1996, le gouvernement travailliste, en pleine période électorale, boucle les territoires. Il boucle même les territoires bouclés, optant ainsi pour la solution d’une punition collective infligée au peuple palestinien. Prendre ces mesures, c’était non seulement ralentir le processus de paix et reléguer les solutions politiques à l’arrière-plan, mais aussi ouvrir la voie du gouvernement au Likoud.

Ça va faire cinquante ans qu’Israël est un pays dans tous ses états. Tous les trois mois, pour ne pas dire un mois sur deux. Les crises qu’il a traversées ont toutes pour toile de fond ou pour théâtre la guerre. Quand ce pays ne sera plus le laboratoire de l’action militaire, pour elle-même comme pour le monde occidental dont elle focalise l’attention tantôt curieuse, tantôt « intéressée » — curieuse et intéressée à la fois —, alors la société israélienne pourra vivre en intelligence non seulement avec ses voisins, mais, avant tout, avec elle-même. Aujourd’hui, on est loin du compte.

Le blocage des territoires avait contraint les Palestiniens travaillant en Israël au chômage. Il avait aussi handicapé le fonctionnement d’un appareil administratif et politique encore assujetti à, et par, Israël. Y avait-il, pour autant, quelque chose d’indécent à parler de démocratie à propos de ce peuple ? Nous avons pris le parti de penser la Palestine comme un « laboratoire de la démocratie ».

Les élections palestiniennes, présidentielles et législatives, de janvier 1996 marquaient l’amorce d’une démocratisation. Cette occasion était à saisir, même si la situation demeurait précaire. Précaire. Depuis fin août 1996, la pression montait. Sentant le mécontentement populaire augmenter aussi bien contre Israël dont le gouvernement n’avait cessé de multiplier les provocations, que contre lui-même, Yasser Arafat, la cote de popularité en chute libre, appelle aux manifestations. Fin septembre, la crise éclate sous le funeste prétexte d’un tunnel touristico-archéologique ouvert sous le mur d’enceinte des mosquées de Jérusalem-Est. Ce tunnel, symbole d’autres tunnels, routiers ceux-ci, ouverts récemment pour que les colons circulent et vivent en paix dans

les territoires, témoigne de l’omniprésence obsédante d’Israël jusqu’au plus intime de la terre de Palestine. Le 25 septembre, grève générale. Les premiers affrontements directs éclatent entre policiers palestiniens et force israélienne. Près de soixante morts palestiniens, une quinzaine en face, annoncent aussitôt les médias. En revanche, il n’y a pas vraiment eu d’affrontement — on en a moins entendu parler —, le vendredi 27, lors de la prière de la mi-journée, quand les militaires ont tiré, sans craindre de riposte, sur les musulmans, leur prière juste terminée. « 3 [morts] à 0, cette fois... » Arrogants, obscènes, ils se tapotent la paume de leur matraque en bois, 80 centimètres, pas mal. Après leur regard, je croise les civières qui trouent le silence plein des ruelles qui remontent la vieille ville ; le recueillement de ce jour ploie définitivement sous le règne de la force jusqu’à la porte de Damas. Au-dehors, les ambulances sont en petit nombre, insuffisant sûrement. Et les klaxons des taxis minibus réquisitionnés d’urgence pour les blessés — au cas où ça recommence — m’étourdissent. C’est à n’y comprendre rien, l’événement, quand on a le nez dessus.

À Jérusalem, il existe un lieu, stratégique et aveugle, où se mesure la portée de ce que les médias retransmettent au monde. Non pas les images, mais la nuance qui coupe l’information du réel qu’elle informe. Ce lieu a un patio, des arbustes, des fleurs, il sent bon l’empire britannique — ce n’est pas une mosquée —, son café filtre et son iced tea sont servis par un personnel en livrée — ce n’est pas un ministère. C’est l’American Colony, situé dans la partie tranquille de l’Est de la ville. Aucune crainte. La plupart des journalistes y passent, y séjournent, s’œilladent. L’American Colony : version pacifique de cet Holiday Inn de Sarajevo qu’a si bien su filmer Ophüls dans Veillée d’Armes. Ce soir, ç’aurait été « veillée de scoop ». Pile, la guerre, face, ça s’calme, on s’casse. Vacarme, tu n’es décidément pas fait pour couvrir l’événement. Je reste.

L’occasion était à saisir même si la situation demeurait précaire... Précaire. Il est vrai qu’un certain nombre de facteurs faussaient la question de la démocratie en Palestine : c’était une raison supplémentaire pour l’aborder. Attendre qu’en Palestine, et, en corollaire, en Israël, la situation fût propice aurait trop repoussé notre enquête. Et puis, la crise n’est-elle pas un test pour la démocratie ? Lorsqu’elle n’est occultée ni par la démagogie ni par l’idéologie. Plutôt que de se demander si le modèle occidental démocratique était exportable, j’avais envie de savoir si l’expérience démocratique en Palestine, avec ses succès comme avec ses paradoxes, ne pouvait pas nous éclairer sur l’état des démocraties, occidentales et fières de l’être.


Dates

  • 14 mai 1948 Naissance de l’État d’Israël, première guerre israélo-arabe. Évacuation de villages palestiniens, déportations vers des camps aménagés par l’UNRWA tout autour du territoire israélien.
  • Octobre-novembre 1956 Affaire du canal de Suez, Israël combat du côté des puissances occidentales contre les Arabes.
  • Octobre 1959 Premier congrès du Fath, organisation de Yasser Arafat.
  • 29 mai 1964 Création de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Jérusalem.
  • 5 juin 1967 Guerre des six jours : Israël occupe le Sinaï, le Golan, la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est.
  • Septembre 1970 L’armée jordanienne écrase les fedayins (Septembre Noir).
  • Octobre 1973 Guerre du Kippour.
  • Septembre 1978 Accords de camp David entre l’Égypte, Israël et les États-Unis.
  • Juin 1982 Début de la guerre du Liban.
  • Août 1982 Évacuation de l’OLP de Beyrouth.
  • Décembre 1987 Début de l’Intifada, la révolte des pierres.
  • 15 novembre 1988 L’OLP proclame l’État palestinien ; reconnaissance par Yasser Arafat du droit de l’existence d’Israël.
  • Août 1990 L’Irak envahit le Koweït, début de la crise, puis de la guerre du Golfe.
  • 30 octobre 1991 Fin de la guerre du Golfe. Ouverture de la conférence de Madrid. Première négociation bilatérale entre Israël et ses voisins arabes, y compris les Palestiniens.
  • Septembre 1993 Israël et l’OLP se reconnaissent mutuellement.