les vieux, une minorité ?

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Le monde des vieux est d’abord un monde de la norme, des maisons de retraite à la presse spécialisée, des universités du « troisième âge » aux injonctions de vivre une « vieillesse active », le monde des vieux est l’objet d’un entrelacs d’institutions gestionnaires de la santé, du goût, de la vie de leurs patients, le vieux, un personnage étudié, géré, normalisé.

Ce monde de la vieillesse est une invention récente. Au milieu du XIXe siècle, l’industrialisation impose la mise au travail et la fixation de la main d’œuvre populaire. Aux marges du capitalisme industriel naissant, se pose la question de l’intégration de ceux qui, trop usés pour travailler, ne servent plus à rien : les bataillons d’invalides et de grabataires, les défaillants à l’ordre du travail, le rebut que l’industrie ne cesse de produire à ses marges sans parvenir à le réintégrer. Par le biais des institutions patronales et étatiques, commencent à se développer les premières mesures de retraites ouvrières, qui contribuent à encadrer les inaptes au travail. L’hospice, lieu traditionnel de rétention, se sépare progressivement de l’hôpital, pour accueillir indistinctement vieux et invalides. La gériatrie prend naissance. Tout un savoir est en germe et contribue à constituer avec lui la population qui en est la cible, celle des « vieillards », à en faire un monde spécifique, à part.

Plus tard, le dispositif s’étend et s’institutionnalise. Le mouvement ouvrier qui a intégré la norme du travail, a fait sienne la revendication des retraites. Dans l’entre-deux-guerres, le système des retraites touche de nouvelles populations, non ouvrières. Les institutions pour vieillards se spécialisent. Le dispositif, surtout, se transforme. Il s’agissait jusque-là de fixer la masse de ceux que le système économique laissait dans la misère. Le monde de la vieillesse, par son extension à de nouvelles couches, par son poids, se doit maintenant d’être intégré au reste de la machine. Avec la création, après la seconde guerre mondiale, de la Sécurité Sociale, le système des retraites se généralise. Les institutions spécialisées, médicales, économiques ou culturelles connaissent un développement sans précédent. Le « troisième âge » apparaît. On cache moins la vieillesse dans les hospices, qu’on ne la normalise. On la nourrit moins qu’on en fait un nouveau consommateur. Un marché lui est destiné, qui joue le rôle de régulateur économique. Le modèle des classes moyennes irrigue désormais les institutions de traitement, effaçant peu à peu les souvenirs ouvriers.

Tout, en ce vaste processus, est de l’ordre de la norme. Et pourtant.
L’institution ne naît-elle pas d’une faille ? Ce vaste processus ne travaille-t-il pas à résorber ce qui d’emblée lui échappe, une population déjà en marge ? Une population défaillante aux normes du travail, aux normes de la vie moyenne peut-être, une population en elle-même anomalie. Une population, surtout, en rapport à une mort qui, elle aussi, ne se dit plus. C’est au même moment que se constitue un savoir de la vieillesse et que, peu à peu, les cimetières sont relégués au dehors des villes. C’est au moment où l’on redresse les corps tordus des vieillards, que la mort et son spectacle sont retirés de la vue des vivants. Un même processus réduit le monde des vivants à celui de l’économie, s’efforce d’en effacer toute altérité, tout dehors. Le monde nouveau, régi par l’économie, apparaît dans l’effacement des figures de la mort.

C’est à la croisée de ces processus qu’est apparu le monde de la « vieillesse », qui par là-même ne cesse d’échapper à sa propre construction. Et c’est peut-être là que des vies minoritaires sont possibles. Non pas en dehors mais au sein même de ce monde, comme ce qui toujours résiste à l’institution, dérape, s’en échappe.


Quelques chiffres

Proportion des personnes âgées en France

  • Années 1960 : 17 % des Français ont plus de 60 ans, 4 % plus de 75 ans et 1 % plus de 85 ans.
  • 1990 : 20 % (soit 11 millions) des Français ont plus de 60 ans, 7 % (4 millions) plus de 75 ans et 1,8 % (1 million) plus de 85 ans.

Espérance de vie et vieillissement
Entre 1982 et 1992, l’espérance de vie à la naissance a progressé de 2,46 ans. Parmi les pensionnaires des hospices et des maisons de retraite de plus de 60 ans. 60 % atteignaient 80 ans en 1982 : ils représentent 70 % en ’990.

  • Hommes et femmes
    En 1990, il y a autant d’hommes et de femmes de 60 ans mais à 85 ans, les femmes sont 2,2 fois plus nombreuses que les hommes.
    En 1990, parmi les plus de 60 ans, on compte 2,5 fois plus de femmes seules que d’hommes seuls.
  • Prévisions européennes
    Pour la période 1990-2020, la proportion des plus de 65 ans passera de 13,4 % à 18 %. Le groupe des très âgés augmentera le plus fortement - +55 % - alors que la population totale ne devrait croître que de 6 %.
    Les chercheurs de l’INED qualifient ce mouvement de papy-boom européen.

Données recueillies par Laurence Duchêne