enquête

reconstruire un « chez soi » en maison de retraite

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Trois maisons de retraite situées en banlieue parisienne ont pris le parti de permettre — et même de recommander — à leurs résidents d’emménager avec leurs meubles. Elles leur offrent ainsi l’opportunité de construire ou de reconstruire un véritable chez-soi. Ni mouroirs ni hôtels de luxe, ces institutions cherchent simplement à se mettre au service des personnes qu’elles accueillent. Ce qui paraît être la vocation première de tout établissement d’hébergement des personnes âgées mérite d’être souligné tant il est vrai qu’elle disparaît souvent sous des considérations beaucoup plus matérielles. La situation « privilégiée » de ces résidents n’est donc pas représentative de l’ensemble, mais la singularité de leurs parcours remet justement en cause l’apparente uniformité des destins individuels en maisons de retraite.

une nouvelle approche du temps

« Ben, qu’est-ce que vous voulez, on est là, on sait bien qu’on va mourir un jour (rires). On est là pour se préparer tout de même. » La pensionnaire a distribué ses meubles à ses enfants et à ses petits-enfants, a gardé « le moins joli » pour elle, pensant que « cela ne durera pas très longtemps » : « Je sais bien que je suis dans l’antichambre de la mort ». La chapelle est pour elle un lieu de retraite privilégié.

Peut-on concevoir le temps passé en maison de retraite seulement comme l’intervalle entre l’arrivée dans l’institution et l’échéance de la mort ? C’est le cas pour certains. « C’est moi qui me suis faite inscrire parce que je trouvais que c’était plus raisonnable. Mais je peux pas m’y faire. Alors je me dis toujours que je serai ici jusqu’à la fin de mes jours ... » D’autres déploient diverses stratégies pour effacer l’échéance. Recréer un chez-soi, tant par le décor que par une routine de vie, va dans ce sens.

Irène et son mari, ouvriers depuis l’âge de quatorze ans, usés par une longue vie de travail sont entrés en institution dès le début de leur retraite. Ils ont vendu les meubles de leur appartement, en ont racheté des neufs. La retraite devenait l’occasion de changer de vie, de s’offrir des luxes dont ils avaient manqué toute leur vie : un peu de temps à soi, de beaux meubles, un studio confortable au sein du foyer-logement.

Vivre dans ses meubles

C’est aussi le parcours de Gisèle qui a réorganisé sa vie à partir de son nouveau studio, l’aménageant à neuf, comme s’il était temps de profiter de la vie. De l’époque passée, Gisèle garde un souvenir ému. « J’étais très bien, j’avais deux pièces, et puis une salle d’eau, une petite cuisine et j’allais faire mes achats. J’étais heureuse, j’avais ma sœur au troisième ... On était bien. » Mais les attaques de l’âge devenant plus aiguës, son autonomie s’est considérablement réduite. Le déménagement vers une chambre du secteur médicalisé l’a alors obligée à choisir les objets à emporter.

La sélection puis l’abandon de certains meubles sont autant de déchirements, dont les échos assourdis résonnent longtemps dans les chambres. Mémoire objectivée, les objets convoquent celle-ci par leur seule présence. Hélène a ainsi emporté en maison de retraite « la table de tante Néné » : « Je revois les tâches d’encre ... et les souvenirs remontent » écrit-elle dans son agenda. Mais la place même des objets dans la chambre rappelle celle qu’ils occupaient dans l’ancien domicile, non pas tant dans l’espace global que dans la façon dont ils se répondaient les uns aux autres. Le chez-soi de la maison de retraite renvoie à celui qu’on a quitté.

Comparant son ancienne vie et la nouvelle, Madeleine le fait invariablement au désavantage de la maison de retraite. La belle statue placée à l’entrée de sa chambre était beaucoup plus jolie « sur mon buffet, avec quelque chose de très brodé, et puis il y avait des photos de chaque côté ». Parce qu’elle refuse de faire de cette nouvelle résidence un véritable chez-soi, il lui faut maintenir subjectivement du décalage et du manque, même si elle y vit objectivement dans un plus grand confort. Son chez-soi, c’est celui qu’elle a laissé, auquel elle tenait en ce qu’il était le signe tangible de son autonomie : « Par exemple, ici on mange du poisson deux fois par semaine, c’est du bon poisson, mais quand je mangeais chez moi je changeais, je prenais autre chose, je choisissais selon les arrivages ... »

recréer la continuité

Hélène a voulu reconstituer le plus fidèlement possible son ancienne chambre dans son nouveau lieu de vie. C’était possible matériellement — les dimensions des deux pièces étaient équivalentes — mais c’était un pari perdu d’avance. Dans une maison, des activités précises sont attribuées à chaque pièce ; dans une maison de retraite, la quasi-totalité des activités de la journée se concentrent dans la chambre. De nombreux meubles ont donc été rajoutés dans la chambre d’Hélène : une table avec sa chaise, une paire de fauteuils, une bibliothèque, moderne, achetée pour l’occasion et qui contraste étrangement avec le mobilier ancien. La topographie de la chambre s’est transformée.

Mais dire qu’il s’agit de la même chambre que celle laissée dans l’ancien domicile, contribue certainement à la faire exister comme telle, à sceller la continuité entre l’avant et l’après. Certains objets ont d’ailleurs cette fonction de rappel de l’ancien chez-soi. Les plantes permettent de conserver la main verte, en l’absence du jardin à entretenir. « Je n’ai porté que la moitié de mes plantes, mais ça me va, je les ai, c’est celles-là que j’aime maintenant. Voilà. C’est très bien comme ça. »

L’entrée en maison de retraite a beau être préparée avec les proches, il arrive un moment où la personne âgée se retrouve seule. Il lui faut alors occuper le décor, pour qu’il cesse d’être décor et devienne lieu de vie. Ce moment est atteint lorsqu’on prend des habitudes nouvelles, qu’on se détache enfin des anciennes manières de faire. Jacqueline refait systématiquement le ménage après que les femmes de service l’aient fait et se sent ainsi chez elle dans une chambre nettoyée par ses soins. Les manières de faire et de se mouvoir dans ce nouveau cadre de vie modèlent ainsi, presque à l’insu de ceux qui l’habitent, de nouvelles habitudes. Ni tout à fait la vie ancienne, ni tout à fait celle proposée par l’institution.