Vacarme 11 / arsenal

Post-scriptum. De la fierté

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C’est la dernière fois qu’on voit Franck chez ses parents. La grève est sur les rails, il est rentré chez lui pour parler à son père, qui n’oppose à l’annonce de son licenciement qu’une résignation mutique. Il n’y aura de discussion possible qu’avec sa mère. Aux reproches de cette dernière, le jeune homme répond qu’il se bat « pour son père ». Il n’a gagné, reprend la mère, que d’être mis à la porte et d’accabler son père. Elle dit à peu près : tu es égoïste, parce qu’en ne pensant pas à toi (à ton avenir), tu ne penses pas à lui (à son désir).

Le sens des mots se met à tourner comme une girouette. « Faut pas être fier comme ça », dit-elle, et c’est un autre mot pour « égoïste ». « Il faut être fier », répond le fils, et c’est l’expression d’une politique intuitive et encore incertaine. On peut supposer que cette phrase, dont la signification semble se découvrir en même temps qu’elle est prononcée, est le préalable à la longue et violente déclaration de Franck à son père, quelques scènes plus loin, quand il lui reprochera de lui avoir transmis « la honte de sa classe » — quand il formulera ce qui avait été jusqu’à présent indicible pour lui, et que le film avait fait pressentir sous la forme de la gêne.

La mère et le fils emploient le même mot — « fier » — dont les équivoques ont été implicitement dépliées depuis le début du film. La première partie met en scène deux modalités de la fierté. Il y a le soupçon de fierté qui pèse sur Franck, celui qui, pour avoir fait des études, peut toujours « ramener sa science » (le père, le beau-frère) ou « le prendre de haut » (la syndicaliste, les amis). Il y a, à l’inverse, la fierté rétributrice dont le fils, par sa réussite sociale, gratifie ses parents : pour la mère, le costume bien coupé, pour le père, la considération patronale, qui est une reconnaissance de son sacrifice : « Faut pas être modeste. Je veux bien admettre qu’il a du mérite dans cette opération, mais enfin, ça a pas dû être facile tous les jours. »

Le lendemain, le patron présente au comité d’établissement le parcours exemplaire d’un fils d’ouvrier qui a fait de brillantes études ; « Et je suis particulièrement fier aujourd’hui qu’il soit à cette place. » Mme Arnoux a beau jeu de lui signaler qu’il n’y est pour rien. Pourtant, si ahurissante soit-elle, la formule du patron n’est pas insensée. Car Franck est à la fois le produit de l’abnégation du père et la caution morale du patron : sa réussite est le signe qu’un consensus social est malgré tout possible, que la lutte des classes peut être dépassée, que les places respectives de chacun dans le champ social ne sont donc pas illégitimes (d’où, au demeurant, la honte du père de sa propre classe).

Ces deux modalités de la fierté sont rigoureusement symétriques : la fierté négative que l’on prête à Franck est le symptôme d’une blocage social ; la fierté positive que Franck dispense à son père et au patron permet au contraire de dissimuler les antagonismes. Mais l’une et l’autre restent sur un terrain moral qui fait obstacle à toute formulation politique du problème. Franck lui-même occupe assez longtemps ce terrain : quand il s’explique avec le patron, son registre est exclusivement moral : « vous êtes un lâche ».

C’est que la fierté, à ce stade du film, est une monnaie d’échange : le prix que Franck paie à son père, le règlement d’une dette (« Songe à tous les sacrifices qu’on a faits pour toi »). Le fils lave le père de sa honte. Dans l’économie du père, être fier, c’est être fier de son fils. C’est une fierté transitive, parce qu’elle est conditionnée par un autre que soi : la performance du fils, le regard du patron. À ce titre, elle fonctionne comme la honte : elles vont ensemble, toutes les deux peuvent se transmettre.

Mais que la règle de l’échange soit brisée et tout est à reprendre. Au début, la complicité est évidente entre le père, le fils et le patron ; c’est donc entre eux que circule la fierté : le père tire sa fierté de son fils, le fils tire sa fierté du patron (il faut voir la satisfaction de Franck quand le patron lui dispense des compliments) et le patron tire sa fierté de ce que représentent les deux autres. À partir du moment où la confiance est trahie, où Franck a été jeté dehors par le patron sous les yeux de son père, où les ponts semblent brisés, la nécessité d’une autre fierté, absolue et intransitive, peut être formulée : une fierté qui n’est plus la compensation d’une honte, parce qu’elle est un arrachement à la honte, mais qui ne s’oppose pas non plus à la modestie, parce que ce n’est plus sur un terrain moral qu’elle se situe. Elle rappelle alors cette pride qu’on n’ose pas traduire, brandie par les gays, les lesbiennes, et maintenant d’autres minorités, et qu’ont tant de mal à comprendre ceux qui se demandent encore s’il y a de quoi être fier. Fiers de quoi ? Fiers tout court. Quand Franck parle de fierté à sa mère, il invente l’un des sens les plus anciens du mot : le vif sentiment d’une dignité qui ne peut s’accommoder d’aucune concession.