Vacarme 11 / arsenal

Sabotage

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Le film se termine sur le visage fermé de Franck, définitivement non réconcilié avec l’usine et son père dans une certaine mesure. Au milieu du groupe des ouvriers en grève en train de festoyer, le père joue avec ses petits-enfants. Franck, à l’écart, est seul avec son copain ouvrier qui fut son complice dans l’action et l’effraction, et qui lui conseille de s’en aller maintenant. La tristesse et la pesanteur de cette dernière scène, l’irrémédiable séparation des personnages ne réussiront pas à altérer le sentiment général du spectateur : un mélange d’énergie joyeuse et de légèreté, qui est sans doute aussi un des éléments fondamentaux du film, voilé par des éléments plus graves et plus apparents. De l’histoire du film, celle d’un père et d’un fils en pleine lutte des classes, ont été retenus principalement certains aspects comme l’Œdipe et l’usine. Si le film fonctionne à l’identification, chacun y retrouve nécessairement une partie de sa propre vie, on peut aussi choisir son identification et ce qu’on a envie de voir en priorité.

Dans cette dernière scène, la honte et la gêne, deux sujets récurrents du film, ont disparu : la honte s’est dissoute dans la grève et la gêne dans la séparation. Cette gêne qui éclate dans la scène du restaurant, par exemple quand la mère reproche au père de parler trop fort, ou, sur un mode mineur et comique, à l’anniversaire de la secrétaire, les corps des personnages l’ont transportée avec eux tout au long du film et à l’intérieur des plans ; rarement on a senti aussi physiquement la gêne circuler entre des personnages, entre eux et les différents lieux. Dans chaque décor, Laurent Cantet a filmé les différentes situations au plus près des corps, qui semblent à l’étroit dans des cadres souvent peu larges, mal à l’aise dans l’espace étouffant de l’appartement et dans celui oppressant de l’usine. Ils surgissent pris dans leurs contraintes : les ouvriers debout de dos quand ils travaillent, de face quand ils avancent pour occuper l’atelier, assis et empruntés à la cantine pour remplir le questionnaire, etc. Ils apparaissent dans chaque décor comme les prisonniers d’une topographie précise et acérée de la lutte des classes, que Cantet dessine au long du film, de l’appartement familial, à l’atelier, en passant par les couloirs du bureau paysager, la salle de la cantine, la pièce des négociations, et le restaurant. La lutte des classes passe d’un intérieur à un autre, de l’usine à l’appartement de la famille, par des allers et retours incessants entre ces deux lieux qui sont filmés comme les deux pièces d’un même décor. Il n’y a jamais de transitions ni de trajets qui mèneraient de l’une à l’autre. Les deux seuls « trajets » se passent de nuit et en voiture : le premier révèle à Franck la distance irrémédiable qui le sépare de ses anciens amis, dans le second on le retrouve englué dans Schubert et les ruses du patron. On a là deux moments intenses de confinement fortement traversés de politique.

Les personnages ne sortiront de cette topographie qu’après le vol de la liste des ouvriers licenciés, et au moment de la grève. Avant d’occuper l’usine, il s’agit d’abord de la fermer, de bien souder la porte. Pour fêter la grève, ils feront la fête à l’air libre, devant cette usine que l’on n’a d’ailleurs jamais vue dans son entier, ni de près, ni de loin — sauf de nuit avant le vol. Le film évite toute géographie sociale lourde et déterminante dans les plans extérieurs ; le bâtiment de l’usine n’a rien d’une forteresse imprenable, il n’y a aucune fatalité sociale à l’extérieur, ou du moins elle n’est pas déterminante et incontournable. L’unique plan large en extérieur nous fait découvrir l’espace pavillonnaire où habitent les parents de Franck, mais seulement comme un arrière-plan indéterminé derrière Franck qui gravit la colline. Les rues du centre-ville n’apparaissent que subrepticement, obscures et indéterminées, à la fin de la dispute chez les parents. Ce parti-pris dans la manière de filmer, s’ajoutant à d’autres éléments du discours du film, éloigne Ressources humaines de tout ouvriérisme et de tout misérabilisme.

Ce film ressemble assez peu à ceux qu’on classe aujourd’hui dans la catégorie « films sociaux », et s’approcherait plus des mélodrames de Minelli, comme Celui par qui le scandale arrive ou La toile d’araignée.Deux films qui mélangent eux aussi un élément mélodramatique, la question du rapport père-fils, à des thèmes sociaux, et qui s’articulent autour de la question de la place.

La séquence du vol, qui peut être considérée comme la scène pivot du récit, est aussi le moment le plus joyeux de l’histoire. C’est le moment où l’on s’envole sur les toits comme Fantômette, où l’on utilise les armes de l’ennemi contre lui, où l’on désobéit et on sabote, où chacun se sert de ses propres compétences pour se battre, tel l’ouvrier soudeur qui soude la porte de l’usine. Un moment décisif où le sentiment personnel détermine l’acte politique, et qui entraînera la mobilisation des syndicats. « On agit quand on se sent concerné », dit Madame Arnoux à Franck ; cette phrase teintée de reproche par la syndicaliste est en fait l’une des plus réconfortantes du film.

Tout à coup apparaît la possibilité de la révolte personnelle et de son articulation avec les syndicats. Le fait que l’action de Franck et Alain vienne après une vexation personelle n’en atténue aucunement la portée politique, au contraire (1). L’humiliation de Franck le conduit à la révolte, et celle-ci avec le savoir-faire des syndicats aboutit au déclenchement d’une grève : voilà un scénario parfait de combat politique.

La scène symétrique à celle-ci surgira avec violence, quand le patron fait passer les cadres et les ouvriers à travers la porte qu’il a défoncée, en les forçant à se courber au milieu des verres coupants.

Voir Franck voler la liste des licenciés dans le bureau du DRH, c’est aussi jouissif que de voir le médecin du film de Cimino, Sunchaser, aller faire un casse dans un hôpital pour récupérer les médicaments qui soulageront le détenu indien qui l’a enlevé. C’est aussi réconfortant qu’un zap d’Act Up, qu’une auto-réduction des chômeurs d’AC !

Ni chez Franck, ni dans le discours général du film, il n’y a de nostalgie de la culture ouvrière ; pour un fils d’ouvrier qui a 25 ans aujourd’hui, cela ne signifie sans doute pas grand-chose, j’en ai l’impression, pas plus que pour ceux du même âge qui travaillent à l’usine en ce moment. La fierté revendiquée par le fils, ce n’est pas une fierté attachée à une classe ou à un travail ; il ne souhaite pas que son père soit fier d’être ouvrier, fier d’appartenir à la classe ouvrière, ou fier de participer à la production de l’entreprise. Cette fierté qu’il demande à son père, il la voudrait toute personnelle et sans attaches : il veut que son père arrête sa machine, arrête de travailler un instant parce que c’est le seul geste qu’il a à sa disposition pour dire « non ». Il veut que son père se révolte au moins une fois dans sa vie.

(1) C’est un point de désaccord avec Charles Tesson, qui a écrit un bel article sur ce film dans les Cahiers du Cinéma.