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Les brèches du capital - Comment subvertir le droit de la propriété intellectuelle pour accéder aux traitements ?

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L’internationalisation de la protection de la propriété intellectuelle sert à renforcer ou à institutionnaliser les positions de monopoles des entreprises occidentales dans les pays pauvres. Des associations se battent actuellement pour que les accords Trips (Trade-Related aspects of Intellectual Property Rights), qui régissent notamment les brevets pharmaceutiques, ne soient pas, pour les pays pauvres, un frein supplémentaire à l’accès aux traitements et à la maîtrise de leur politique de santé, tout en continuant d’exercer des pressions sur les laboratoires pharmaceutiques afin d’obtenir des tarifs adaptés aux pays pauvres. Les deux combats sont indissociables et interactifs : peser sur les traités internationaux, c’est autant un instrument de pression sur les laboratoires qu’un instrument d’accès aux traitements.

Dans le numéro 9 de VACARME, la commission Nord/Sud d’Act Up-Paris expliquait les débuts de sa stratégie dans la guerre opposant les laboratoires pharmaceutiques aux pays en voie de développement, où les activistes Nord/Sud ont à s’affronter à l’Union Européenne et le gouvernement des États-Unis, avec l’aide mitigée et incertaine de l’OMS. Depuis cet entretien a eu lieu la conférence de Seattle, qui a marqué le début des discussions sur les accords de l’OMC ; si tout est encore suspendu aux négociations à venir, des stratégies nouvelles, des revendications plus élaborées et plus nombreuses ont été formulées au cours des six derniers mois.

L’intérêt principal de Seattle a été d’avoir pointé un doigt accusateur sur les pays riches ; mais les problèmes d’accès aux traitements dans les pays pauvres, où l’épidémie de sida fait des ravages, ont été peu évoqués. Il y a tout même eu deux petites avancées, de la part du gouvernement américain et de l’OMC. Celle-ci a admis que chaque pays a le droit de contrôler les prix des médicaments, et donc, à chaque fois que les brevets rendent les prix des médicaments inaccessibles, de mettre en place des mesures comme les licences obligatoires (pour des raisons de santé publique, un État peut nationaliser le brevet d’exploitation d’un médicament et le donner à une ou plusieurs sociétés du pays) et les importations parallèles (le droit exclusif du titulaire du brevet d’exporter le produit s’éteint dès la première mise sur le marché). Ces deux « brèches » des accords Trips ne devraient pas être remises en cause. L’OMC reconnaît les licences obligatoires et les importations parallèles, mais les États-Unis vont-ils pour autant arrêter de faire pression et de menacer économiquement les pays qui les pratiquent ? Dans son discours d’ouverture, Bill Clinton a reconnu que la politique américaine allait à l’encontre d’un accès aux traitements des plus pauvres ; ce qui a amené l’administration américaine à reconnaître sa part de responsabilité dans le développement de l’épidémie dans les pays pauvres.

Les discussions sur les accords Trips s’étendront sur trois années. Avant Seattle, les États-Unis et la communauté européenne avaient l’intention de se battre pour réduire les brèches ; à présent, ils mettront tout en œuvre afin qu’elles n’augmentent pas. Le combat des défenseurs de brèches consiste donc à essayer par tous les moyens de les élargir ; les pays en voie de développement et les associations y travaillent actuellement.

DES BRECHES PLUS LARGES ET DES BREVETS MOINS FRIVOLES

Pour l’instant les seules demandes officielles d’élargissement ont été déposées par l’Inde, le Pakistan et le Venezuela qui réclament l’exemption de brevetabilité pour la liste des médicaments essentiels de l’OMS. Pour en faire partie, un médicament doit : avoir prouvé son efficacité, traiter des maladies suffisamment développées et avoir un prix accessible. Les trithérapies sont donc exclues de cette liste ; c’est pourquoi les associations demandent la constitution d’une autre liste, avec non pas des critères de prix, mais des critères de nécessité vitale. On sait que les États-Unis et l’Union européenne ont déjà fait pression afin que cette demande soit rejetée ; chaque proposition officielle d’élargissement des brèches entraîne une réaction immédiate de leur part.

Les exceptions de brevetabilité doivent exister non seulement pour les médicaments, mais aussi pour les processus. S’il y a une véritable protection de la propriété intellectuelle d’un côté, il doit y avoir de l’autre un véritable transfert de technologie, et un véritable accès aux technologies pour les pays pauvres. Cet équilibre est indispensable, et certains articles des accords Trips prônent l’équilibre entre la protection des droits du propriétaire du brevet et la santé publique. C’est exactement le point de départ de ce qu’on appelle « l’exception Bollar », inventée par le sénateur américain du même nom qui dénonçait un fait important : l’impossibilité de commencer tout travail sur les médicaments génériques avant la fin du brevet, qui protège non seulement la commercialisation du produit, mais toute publication de données sur le produit pendant 20 ans. Bollar propose que le détenteur du brevet soit obligé de publier des informations sur le produit, avant l’expiration des droits, pour permettre la fabrication des génériques dans les plus brefs délais.

Tous les articles des accords Trips sont susceptibles d’être interprétés de manières extrêmement différentes ; pour la production sous licence obligatoire, il est indiqué que cela doit être « majoritairement » à usage intérieur. Peu de pays peuvent à la fois produire pour eux et exporter, mais un pays comme le Brésil doit dès maintenant produire pour exporter vers ceux qui ne peuvent pas produire. Si toutes les imprécisions de Trips jouent en faveur des pays riches, le temps reste un allié des pays pauvres, s’ils mettent à profit le délai qui leur est accordé pour mettre en place ces accords. Un des membres de l’agence pour la propriété intellectuelle en Inde, qui va mettre en place les accords Trips, insiste : « On nous accorde jusqu’à 2006 ; on va en profiter pour examiner tous les points de détails, on va encourager tous les pays à faire de même afin que cette législation soit la moins contraignante possible. »

Pour les pays pauvres et les associations, il faut continuellement essayer d’agrandir les brèches existantes, d’en ouvrir d’autres, tout en repérant les trous déjà existants dans la protection des brevets pharmaceutiques. Un activiste américain a ainsi remarqué, en consultant une étude d’Onusida, que ni les laboratoires ni le gouvernement américain n’avaient demandé de protection pour les médicaments sida dans les pays pauvres. Si on prend l’exemple de l’Indinavir que le Brésil va bientôt produire, les pays pauvres auront jusqu’en 2006 le droit de l’acheter au Brésil plutôt qu’au laboratoire qui détient le brevet. De même, le Crixivan n’est protégé dans aucun pays d’Amérique latine ; en Afrique il l’est seulement en Afrique du Sud et en Asie uniquement à Singapour.

À côté du travail sur les brèches et les exceptions à la brevetabilité, il faut aussi surveiller les brevets « frivoles », selon l’expression d’un Indien à la conférence d’Amsterdam. Il s’agit de prolongations aux brevets accordés par les pays pauvres sous pression des États-Unis ; en effet au-delà de 20 ans, un laboratoire peut demander une protection de son produit pendant encore 4 ou 5 ans. Ce système infernal va de pair avec une autre pratique des laboratoires — de Bristol Meyer Squibb (BMS) dernièrement —, qui consiste à changer un tout petit élément dans la fabrication d’un médicament et à redemander un brevet pour 20 ans. La molécule reste la même et ce qui a été modifié ne change absolument rien à l’efficacité du produit. Les associations demandent à l’OMC d’interdire systématiquement ces « brevets frivoles ».

Tout en se battant avec les laboratoires sur les brevets dans le cadre des accords Trips, les associations réclament une grille tarifaire adaptée aux pays pauvres. Ceux-ci pratiquent aussi cette double stratégie : par exemple la Thaïlande, qui a fait une demande de licence obligatoire sur la DDI (un antirétroviral fabriqué par le laboratoire BMS) et qui, officiellement, est censée trouver maintenant un accord avec BMS sur les royalties à payer, continue dans le même temps à négocier avec BMS pour avoir de la DDI à des tarifs préférentiels. Tout en privilégiant l’autonomie de production des pays pauvres et la maîtrise de leur politique de santé, il faut constamment jouer sur les deux tableaux : chercher des accords avec les laboratoires et utiliser les brèches des accords Trips, parce qu’ils sont inséparables. Les licences obligatoires et, par extension, toutes les menaces sur le monopole de la propriété intellectuelle sont d’abord un énorme outil de pression sur les laboratoires.

L’assouplissement des brevets est indispensable, particulièrement à moyen terme, pour produire rapidement les génériques des nouveaux médicaments sida. Une réduction des coûts de 30 à 70 % peut intéresser certains, pour d’autres cela ne suffira jamais. Le producteur indien d’AZT a proposé une licence obligatoire à l’Afrique du Sud pour produire leur générique de l’AZT 30 % moins cher que Glaxo. Cela ne rend pas l’AZT accessible aux malades sud-africains, mais, dans ces cas-là, il arrive souvent qu’un laboratoire vienne alors immédiatement jouer la concurrence avec le générique en proposant un prix encore plus bas. Glaxo a effectivement baissé le prix de l’AZT de 70 % en Afrique du Sud, mais cela ne suffit pas encore. Quand la ministre de la Santé sud-africaine rétorque : « Soit c’est gratuit, soit c’est trop cher. », elle est plus proche de la réalité que Glaxo avec ses 70 %.

Les plus intéressants producteurs{{}}de{{}}génériques sont les Indiens, les Brésiliens, les Thaïlandais. Puisque ces pays vont maintenant devoir mettre en place les Trips, il ne faudrait pas que les gouvernements entravent leurs propres laboratoires producteurs de génériques.

On pourrait s’enthousiasmer du fait que la Chine et la Russie produisent de l’AZT, en raison de leur énorme capacité industrielle. Mais la Chine n’est pas encore entrée dans l’OMC, elle ne commercialise pas dans les mêmes conditions que les autres, et surtout elle dissimule la réalité de son épidémie de sida. Quant à la Russie, elle s’est déjà plainte du fait que les laboratoires occidentaux exerçaient des pressions sur elle, et l’empêchaient d’exploiter sa production. Si les accords Trips restent tels quels, la Russie doit produire son AZT sous licence obligatoire, donc « majoritairement » à usage interne.{{}}

LE LOBBY AU NIVEAU EUROPEEN

L’union européenne a une position légèrement différente de celles des syndicats pharmaceutiques : elle est prête à reconnaître les licences obligatoires. Si un pays respecte les accords Trips entièrement, avec ses brèches, officiellement l’Union Européenne ne fera rien contre ce pays. Mais en réalité c’est faux. Les États-Unis ont moins de scrupules à affirmer officiellement leur pression, et déclarent : « On se bat pour les intérêts américains » ; les Européens n’osent pas l’affirmer clairement.

En France le ministère de la Santé n’a pas un grand poids dans les négociations de l’OMC. Au ministère des Finances ou au secrétariat d’État à la Coopération, on affirme vouloir travailler dans le sens d’une application plus juste des accords Trips dans les pays pauvres, notamment en ce qui concerne les licences obligatoires et les importations parallèles. En revanche, la conseillère de Bernard Lamy sur la propriété intellectuelle ne fait que reprendre le discours martelé par l’industrie pharmaceutique : « Les laboratoires sont les plus efficaces dans l’accès aux traitements. » Officiellement les laboratoires promettent un programme alléchant : des prix moins élevés, des programmes d’amélioration des infrastructures et de formation, afin de garder la mainmise sur l’accès aux médicaments ; mais la mise en pratique s’avère très différente.

Le lobby le plus intéressant est à mener auprès du parlement européen ; c’est lui qui a plus de pouvoir en la matière. Mais il y a peu d’associations en Europe qui se battent sur ces problèmes : MSF, Act Up-Paris et HAI (Health Action International), un vaste réseau américain, bien placé dans le lobby européen. Il leur est difficile d’exercer une pression efficace sans avoir des antennes dans plusieurs pays ; il y a bien les EATG (European Aids Treatment Group), mais ils ne sont pas encore très au point sur ces questions.

Par ailleurs, les associations demandent à l’Union européenne de défendre le principe des grilles tarifaires adaptées aux pays pauvres, et d’exiger des laboratoires plus de transparence sur leurs frais de recherche et de développement ; les laboratoires pharmaceutiques mentent constamment sur les coûts de fabrication des médicaments. En Europe l’idée de prix adaptés aux pays pauvres est assez bien perçue, l’existence de protections sociales permet de sortir de la logique de marché et rend le prix indifférent pour la majorité des malades ; par contre, aux États-Unis, de nombreux malades se trouvent dans la même situation que des malades des pays pauvres, et se battent pour une baisse des tarifs.

Mais il faudra bien tout de même accepter cette évidence que le Nord doit payer pour le Sud ; il n’y a pas d’autre solution. Il est également hors de question que le Sud paie pour la recherche et le développement des médicaments.