géographie d’une société entretien avec Jean-François Legrain

Chercheur CNRS à la Maison de l’Orient Méditerranéen rattachée à l’Université de Lyon II, spécialiste des mouvements politiques palestiniens, Jean-François Legrain vient de publier Les Palestines du quotidien : les élections de l’autonomie, janvier 1996 (Beyrouth, CERMOC, 1999). Son travail porte essentiellement sur une étude socio-politique de la population palestinienne, en particulier à partir des premières élections législatives.

Vacarme l’a interrogé sur Gaza, qu’il connaît particulièrement bien parce qu’il y séjourne régulièrement, et sur l’éclairage que peuvent apporter ses recherches à la compréhension de cette ville.

Pourriez-vous rappeler brièvement comment a été constituée la bande de Gaza ?

C’est une création entièrement artificielle, née de la guerre de 1948 et des transferts de populations qui ont eu lieu à cette époque. La « bande de Gaza » n’est en effet que la partie sud de la Palestine mandataire qui avait échappé à l’emprise de l’armée israélienne. Dans cette mince bande de terre se sont retrouvés à la fois les populations qui habitaient là avant 1948, mais qui entre temps étaient devenues ultraminoritaires (quelques dizaines de milliers, pour la plupart citadins de Gaza, Dayr Al-Balah, Khân Yûnis et Rafah), et des réfugiés, paysans venus des villages immédiatement environnants ou de la plaine côtière située un peu plus au nord et bédouins du Néguev, le grand désert de l’est et du sud-est. Au sortir de la guerre, entre 1948 et 1967, la bande a été soumise à un régime de gouvernorat militaire par les Égyptiens. À la différence, en effet, de la Jordanie, qui annexe la Cisjordanie enviée depuis longtemps par les Hachémites, l’Égypte se contente d’une certaine façon de geler la situation jusqu’à ce que la question palestinienne soit réglée. De ce fait, privés de passeports égyptiens, les Palestiniens n’y disposent que d’un document de voyage de l’ONU dépourvu de nationalité, à la différence des Palestiniens de Cisjordanie qui obtiennent le passeport jordanien dans le cadre de l’annexion.

Suite à la guerre de juin 1967, la bande est placée par Israël sous occupation militaire directe. Les Palestiniens de Gaza n’obtiendront ainsi un passeport palestinien qu’après 1994, Israël ayant délégué pour une période intérimaire de cinq ans ses pouvoirs civils à une administration palestinienne d’autonomie.

De 1948 à 1967, une influence égyptienne a-t-elle eu le temps de se développer ?

Quasiment pas, en fait. Il y a certes une différence d’atmosphère entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, mais est-ce l’Égypte pour autant ? Non. Nasser y avait sans doute exporté quelques modèles politiques (comme celui de l’Union nationale) mais sans suite véritable. Il est vrai, en revanche, qu’à l’instar de l’Égypte, les oppositions politiques s’y sont catalysées autour des Frères musulmans et du Parti communiste avec une certaine symbiose entre Palestiniens et Égyptiens. Jusqu’à une date relativement récente, en dépit de l’occupation commune et des retrouvailles dorénavant possibles entre la bande de Gaza et la Cisjordanie (au moins jusqu’en 1993), les Frères musulmans de Gaza ont ainsi entretenu des liens très privilégiés avec leurs homologues égyptiens, quand ceux de Cisjordanie demeuraient tournés vers Amman. Ce n’est qu’avec l’apparition de Hamas en 1987 que cette dichotomie a eu tendance à s’amenuiser sans cependant disparaître. Même si, en effet, Hamas constitue un mouvement « national », des différences, sinon même des divergences, apparaissent périodiquement entre Gaza et Cisjordanie, conséquence cependant de la coupure géographique liée au blocus israélien sans doute plus que des anciens tropismes de chacun.

Le véritable sevrage des liens avec l’Égypte, plus qu’en 1967 en réalité, s’est imposé dix ans plus tard avec les accords de Camp David et la paix entre Israël et l’Égypte. Jusque là, en effet, les échanges entre la bande et l’Égypte demeuraient importants. Les étudiants de Gaza, par exemple, bénéficiaient de gros quotas et de bourses dans les universités du Caire et du Delta. En représailles à la condamnation par l’OLP des accords de Camp David, l’Égypte a depuis cette date quasiment fermé sa frontière aux Palestiniens de la bande de Gaza. Les échanges commerciaux sont eux-mêmes minimes, Israël s’étant imposé comme le premier partenaire dans un système d’échanges inégaux.

Comment une identité spécifique à Gaza s’est-elle constituée ?

Y-a-t-il une identité spécifique à Gaza ? Disons qu’il y a une identité en creux, en ce sens que les Palestiniens de Gaza ont conscience d’une différence certaine face aux Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem - sans parler bien sûr des Palestiniens de la diaspora, même si la défense de leurs droits nationaux leur est commune. La bande de Gaza a ainsi toujours eu le sentiment d’être méprisée par la Cisjordanie, et il est vrai que bien des Cisjordaniens considèrent les Gazaoui comme des « culs-terreux », un peu sous-développés, grossiers... De toutes façons, la culture palestinienne est avant tout une culture de terroirs pour des raisons historiques qui seraient très longues à expliquer. En résumé, en Palestine, le pouvoir central a toujours été un pouvoir extérieur, la Porte ottomane, la puissance mandataire, l’Égypte (ou le royaume hachémite), l’occupant israélien, l’OLP depuis la Jordanie, le Liban et enfin la Tunisie. Des notables ont toujours servi d’intermédiaires entre la population locale et ce pouvoir central, notables qui eux-mêmes tiraient leur légitimité d’une emprise exercée sur des terroirs, espaces de solidarité extrêmement localisés et bien dessinés, qui se mettent en place en gros à partir de la fin du XVIIIe siècle et vont demeurer jusqu’à aujourd’hui.

Ce qui a été une grande faiblesse en 1948...

Ce qui a été à la fois une faiblesse et une force. Une faiblesse, en effet, parce qu’il a été très difficile aux Palestiniens de se donner un leadership « national » et d’apporter des réponses « nationales » aux diverses agressions. Mais une chance aussi car c’est, me semble-t-il, ce qui a permis à la société de survivre à l’occupation et aux dispersions, au sein d’un quartier, d’une ville, d’un village ou d’un groupe de villages, d’un camp. Les deux aspects sont importants à souligner.

Pour en revenir à votre question de tout à l’heure sur une identité spécifique à Gaza, plus que d’un système de représentations bipolaire, Gaza versus Cisjordanie, je crois qu’il vaut mieux parler de système multipolaire. Il y a, certes, une claire conscience que les solidarités propres à la bande de Gaza ne sont pas celles d’Hébron, de Jérusalem ou de Naplouse. Mais dès qu’on gratte un peu, on se rend compte qu’en fait ce sentiment de solidarité qui serait propre à la bande tout entière n’est que superficiel et que d’autres clivages apparaissent, nés de solidarités plus profondes qui ne se situent pas au niveau de la bande elle-même.

Quels sont ces niveaux de solidarité ?

Le premier niveau est celui qui distingue autochtones et réfugiés, c’est-à-dire ceux qui sont originaires des villes (Gaza, Dayr Al-Balah, Khân Yûnis et Rafah) et villages (Bayt Hânûn, Bayt Lahyâ, Banî Suhayla et ‘Abasân) de la bande de Gaza, et les réfugiés qui s’y sont installés en 1948 et leurs descendants. Un second niveau va nous ramener aux questions de terroirs.

Ce niveau des solidarités propres aux espaces locaux m’apparaît dorénavant comme fondamental à la lecture des élections de janvier 1996 qui étaient destinées à élire à la fois le président de l’Autorité d’autonomie et les membres du Conseil législatif au suffrage universel par les Palestiniens de Cisjordanie, y compris Jérusalem-est, et de la bande de Gaza. Alors que tous les observateurs, y compris moi-même, s’attendaient à ce que les gens votent pour ou contre l’autonomie, c’est-à-dire en gros pour ou contre Fatah, la principale force de l’OLP, le vote s’est fait sur une tout autre base : la capacité ou l’incapacité d’un candidat à défendre auprès de l’autorité centrale les intérêts d’un espace de solidarité restreint et extrêmement bien dessiné géographiquement.
L’analyse factorielle des données, en spatialisant les résultats candidat par candidat, bureau de vote par bureau de vote, ne laisse place en effet à aucune contestation de cette réalité. Les électeurs se sont prononcés dans le cadre de leur espace de solidarité propre déléguant auprès du pouvoir central un représentant issu de ce même espace, en gros quelle que soit son appartenance politique. Dans le cadre de cette dichotomie persistante entre la population et l’autorité centrale dont nous avons déjà parlé, l’objectif des électeurs se résume à l’obtention d’avantages matériels de la part du pouvoir, postes dans l’administration, investissements locaux, etc. Et dans ce cas, seul un député issu de l’espace de solidarité propre à chaque électeur se retrouve à même de défendre ses intérêts. Lorsque plusieurs candidats étaient issus d’un même espace de solidarité donné, il était préférable, bien évidemment, d’envoyer au Conseil quelqu’un de « bien en cour », donc un membre de Fatah ou un notable bien établi, parce que mieux placé pour obtenir postes et avantages. Lorsqu’un tel choix n’était pas possible, en revanche, les électeurs ont massivement désigné le candidat issu de cet espace, même s’il était de l’opposition, et en tout cas au mépris des convictions partisanes de chacun. Bien ou mal en cour, un représentant local fera des efforts pour défendre les siens alors qu’un député élu sur une commune affiliation politique mais issu d’un autre espace ne défendra que les intérêts de son propre espace de solidarité.

Grâce aux nuages de points de l’analyse factorielle des résultats, l’ensemble de ces espaces de solidarité propres à la société palestinienne peuvent être cartographiés avec grande précision. Pour ce qui concerne la bande de Gaza, on se rend ainsi compte que le clivage principal est celui qui sépare les réfugiés des autochtones, mais que d’autres ensembles dessinent des solidarités tout aussi fortes sinon parfois plus puissantes encore.

En ville, tout d’abord. Il se trouve que la circonscription de Gaza-ville ne comprenait quasi exclusivement que la cité elle-même à laquelle avaient été adjoints un camp de réfugiés, celui de Châti, et le « projet » de relogement de Chaykh Radwân qui accueille des réfugiés en provenance de Châti ou de Jabâlyâ (le plus grand camp voisin qui constituait une circonscription à part, Gaza-nord). Le vote fait apparaître deux grands ensembles, la ville d’un côté et le camp et le « projet » de relogement de l’autre. Mais chaque ensemble connaît des sous-ensembles fort cohérents désignant les limites de la simple dichotomie autochtones/réfugiés. Au sein même de la ville, le quartier de Chujâ’iyya se distingue de Rimâl/Daraj, Zaytûn et Tuffâh, trois autres quartiers qui se dessinent avec précision dès lors qu’on affine encore le traitement mathématique. C’est alors qu’apparaît la carte des quartiers de Gaza dont la délimitation remonte aux XIII-XIVe siècles, permanence surprenante quand on sait qu’aujourd’hui quelques 70 % de la population de la ville est d’origine réfugiée. Cette réalité du vote indique que la dichotomie réfugiés/autochtones peut fonctionner à certains niveaux, mais pas à tous. De façon générale, en effet, les réfugiés habitant en ville ont voté comme leurs voisins autochtones, pour les candidats de leur quartier. De même, les électeurs du camp comme du « projet » de relogement ont voté ensemble contre les électeurs de la ville, autochtones ou réfugiés.

Les réfugiés se construisent donc une nouvelle identité, plus « installée », en tout cas copiée de celle des autochtones ?

Regardons justement ce qui s’est passé dans la circonscription de Gaza-centre qui groupait la ville de Dayr Al-Balah et quatre camps de réfugiés dont celui qui jouxte la ville. S’il y avait eu une solidarité propre aux réfugiés et une solidarité propre aux autochtones, le nuage de points aurait dessiné deux ensembles entièrement cohérents. La dichotomie existe, certes, mais là encore à un certain niveau seulement. Le camp de Dayr Al-Balah, en effet, a manifesté une proximité certaine avec la ville, tandis que les trois autres camps, certes de concert opposés à l’ensemble Dayr Al-Balah, ont exprimé des identités propres à chacun.

Ces réalités m’amènent à affirmer que la base des solidarités en Palestine est avant tout territoriale, loin devant l’appartenance partisane ou même la confession. L’expulsion massive de la population palestinienne de ce qui est devenu Israël en 1948 et la dispersion de cette population dans toute la région a bouleversé ces solidarités, conduisant dans certains cas à en renforcer certaines ou dans d’autres cas à en créer de nouvelles, mais toujours sur une base territoriale.
Tout semble indiquer qu’au début du siècle les solidarités territoriales vieilles d’un siècle ou plus commençaient à subir une certaine érosion sur toute la plaine côtière du fait de son ouverture grandissante sur le commerce international et de son développement industriel et agricole. Éloignée de la mer et repliée sur ses collines escarpées, la Cisjordanie semble avoir échappé à cette érosion. Ces solidarités territoriales avaient été formalisées par la Porte ottomane à partir du XVIIIe siècle dans le cadre des nâhiyya-s, les plus petites divisions administratives de l’empire. Un Chaykh, reconnu pour appartenir aux notabilités de la région et désigné par Istanbul, avait pour but d’assurer la sécurité et de lever l’impôt dans cet arrondissement.

En 1948, c’est la population côtière qui a été massivement déstructurée, dispersée dans les camps de la région. Ce traumatisme, les événements de 1967 et l’occupation qui a suivi ont fait, me semble-t-il, que la population s’est comme repliée sur elle-même. Les solidarités qui n’avaient pas été entamées (en Cisjordanie donc) ont été gelées en l’état ou renforcées. Les réfugiés, quant à eux, se sont recréé de nouvelles solidarités, toujours d’ordre territorial, dans ce qui était devenu leur nouvel espace : le camp.

N’y a-t-il pas eu certaines continuités entre les anciens villages et les camps ?

Oui et non, justement, et c’est là que c’est intéressant. C’est vrai que de façon générale les gens ont essayé dans les camps de se regrouper entre membres du même village ou du même clan. Mais certains villages, du fait des violences de la guerre, n’ont pu se retrouver intégralement au même endroit. Des membres d’un même village se sont ainsi installés dans des camps différents quand, dans un même camp, ont pu cohabiter des gens originaires de nâhiyya-s différentes.

Cette mixité peut être lue selon moi comme la trace de cette érosion antérieure des solidarités traditionnelles dans la plaine côtière. S’il y avait eu un enfermement total des solidarités locales, on aurait assez rapidement retrouvé des camps globalement homogènes, c’est-à-dire qu’un même camp aurait regroupé des réfugiés exclusivement issus de villages qui appartenaient avant 1948 au même cercle de solidarité. Or tel n’est pas le cas. En 1948-50, quand les camps se sont créés, il était donc envisageable pour des gens relevant théoriquement d’espaces de solidarité antagonistes non seulement de vivre ensemble dans un même camp mais de faire de ce camp le nouvel espace de solidarité qui transcende les éventuels clivages antérieurs. Comme pour les autochtones, les solidarités propres aux réfugiés ont donc une base territoriale.

Mais comment les clans et tribus se satisfont-ils des terroirs ?

De façon intéressante, dans le cadre des élections de 1996, les familles, clans et tribus ont montré qu’ils savaient oublier leurs contentieux pour élever les solidarités au niveau de celles du terroir. Des diwâns, réunions de proximité, se sont tenus au niveau des quartiers, des villages ou des camps, mais aussi au niveau des familles et des clans. Une sorte de primaires s’est tenue dans bien des cas. Même si les décisions prises n’ont pas toujours été respectées ensuite, il n’y a pas eu enfermement au niveau du clan. La solidarité de terroir l’a partout emporté sur les liens du sang stricts.

Quelle a été l’attitude vis-à-vis des gens venus de l’extérieur, en particulier ceux de l’OLP qui venaient de Tunis ?

À deux exceptions près, l’ensemble des candidats returnees qui se sont présentés dans la bande de Gaza comme en Cisjordanie en étaient originaires, eux ou leurs parents. Chacun avait donc conscience que la solidarité locale l’emporterait, excluant du jeu politique les candidats originaires de ce qui est devenu Israël en 1948. Les returnees ne constituant pas un corps électoral à part, il est impossible de savoir pour qui ils ont voté. Ils ont pu se fondre dans les solidarités propres à leur quartier d’adoption. Dans l’hypothèse où ils auraient manifesté un vote politique, au sens de « partisan », ils étaient trop minoritaires pour que cela puisse se voir.

L’Autorité a-t-elle manifesté une volonté d’agir sur cette situation et de la modifier ?

Non, bien au contraire, en ce sens que le discours de chacun contredisait sa pratique. Les Palestiniens ont souvent l’habitude d’affirmer qu’ils constituent une société politique développée, entendant par là une société copiée de l’Occident, intégrée et votant sur une base politique au sens idéologique du terme sans que les liens du sang entrent en compte. C’est le discours. Mais la réalité montre bien que la solidarité réelle se situe à un autre niveau - qui est tout à fait respectable et ne signifie pas que cette société soit sous-développée. En dépit du discours sur l’universalité de l’idéologisation du politique, on se rend compte en tout cas que chacun des partis s’est inséré dans le jeu des solidarités de terroirs. Yasser Arafat lui-même, pour décider qui bénéficierait de l’investiture de Fatah, est entré totalement dans ce jeu : il a toujours veillé à ce que la liste de son organisation comprenne autant que possible des représentants de chaque catégorie de la population, citadins, réfugiés et paysans, comptant sur les leaders traditionnels. Le Parti communiste lui-même, en dépit de ses efforts anciens à créer une société politique idéologisée, n’a pas échappé à ce jeu des terroirs et des familles.

Justement parce que ce sont les seuls, quel regard portent-ils sur cela ?

Certains communistes refusent d’admettre cette permanence des liens traditionnels, témoin d’un certain échec, continuant à affirmer que le vote a été « politique » et que les terroirs n’existent plus. D’autres au contraire, tel un haut responsable d’Hébron, se réjouit de cette permanence, gage selon lui de la survie de la société dans le contexte de la déstructuration visée par l’occupation.

Est-ce que l’islamisme, par exemple, peut dépasser ces clivages ?

La question est importante. Le jeu des islamistes en la matière est en effet très ambigu. Tout en se référant à l’universalité de l’identité islamique, ils entrent également dans le jeu des clans. Le faible nombre d’islamistes élus, en tout cas, ne correspond pas à l’impact réel de leur idéologie ni à leur capacité de mobilisation. Cet échec relatif tient surtout au fait, me semble-t-il, qu’ils n’ont pas encore investi les milieux de leaders de clans, de figures locales comme l’a fait Fatah depuis plusieurs décennies. Si les islamistes sont extrêmement respectés au niveau local, ce sont dans bien des cas de petites gens, et ce statut social les écartait des candidatures typiques de l’élection de 1996. Fatah lui est un parti de gouvernement. Il a intégré les notables et les notables l’ont investi. Mais si aujourd’hui les islamistes parvenaient à s’arroger les rênes de l’Autorité, on peut imaginer que quasiment immédiatement il y aurait un renversement et que bon nombre de notables deviendraient islamistes comme ils étaient devenus pro-Fatah après avoir été pro-jordaniens durant des lustres.

Comment l’Autorité est-elle perçue par les gens ?

Dans le cadre de cette coupure entre le pouvoir et la société dont je viens de parler, l’Autorité est toujours perçue comme extérieure, même si elle est installée à Gaza depuis 1994. Jusqu’à aujourd’hui les returnees sont ainsi désignés comme « les gens de Tunis ». Beaucoup parlent de corruption généralisée. Un vaste débat a eu lieu il y a deux ans et un rapport parlementaire a été élaboré. Il est évident que l’Autorité est corrompue. Mais je ne crois pas qu’il faille non plus tout mettre sous le label « corruption », en ce sens que c’est le mode de fonctionnement même de cette société politique qui implique qu’il y ait des échanges matériels par le biais de réseaux - cela existe en Jordanie, en Syrie, dans toutes les sociétés de cette région. Quand une société n’est pas intégrée politiquement, qu’il y a cette dichotomie entre le pouvoir et la population, il faut des intermédiaires, et l’argent ne circule pas de la même façon que dans une société beaucoup plus unifiée.

Il semble donc que c’est l’Autorité qui a du mal à s’installer à Gaza et qui essaie de s’intégrer aux réseaux, de rentrer dans le « moule » de Gaza, plutôt que de le transformer et d’en faire une vitrine de ce que serait le nouvel État palestinien...

Je ne pense pas que l’Autorité cherche à s’intégrer. Elle cherche à survivre ; et pour cela, il faut acheter. Et au niveau de la population, il faut aussi survivre, et l’argent vient en priorité de l’Autorité - ou des O.N.G. qui la court-circuitent. Le jeu politique est là. L’Autorité aujourd’hui est une immense entreprise de redistribution des fonds internationaux. Alors, que cherche la communauté internationale ? Je dirais qu’elle ne veut pas d’ennuis. Et pour ce faire, elle est prête à payer quel que soit le prix. Elle ferme donc les yeux sur la corruption, qui existe, et elle est prête à engraisser un certain nombre d’intermédiaires en sachant qu’une partie de l’argent ira dans les villas, les hôtels, les femmes, etc., mais qu’au bout du compte la cascade d’argent arrosera suffisamment large pour éviter une explosion de violence.

Car Gaza fait toujours peur ?

Bien sûr, sans doute plus que la Cisjordanie. Parce que la concentration de réfugiés y est beaucoup plus importante, qu’il y a des problèmes d’exiguïté physique et des problèmes comme celui de l’eau, qui est polluée, salée, et n’est plus consommable.

S’il y a eu cette réintégration dans un système de réseaux, de solidarités, ces réfugiés sont-ils toujours, en tant que réfugiés, facteurs de perturbation ?

En tant que réfugiés, ils sont en effet souvent perçus par les gens de la ville à la fois comme des gens peu fréquentables et comme une menace. Naplouse est peut-être l’endroit où les frictions entre citadins et réfugiés de l’immense camp de Balâta sont les plus fortes. Récemment encore, par exemple, des problèmes ont surgi à propos du paiement des factures d’eau et d’électricité distribuées par la municipalité. Du temps de l’occupation militaire directe, ne pas payer ses factures était considéré comme un acte de résistance. Quand l’Autorité est arrivée et a réclamé non seulement la facture du moment, mais aussi plusieurs impayés, beaucoup n’ont pas compris, surtout parmi les plus défavorisés. Il est vrai que pendant longtemps, à Gaza, les réfugiés étaient économiquement beaucoup plus défavorisés que les autres. La contestation économique était donc plus forte dans les camps... Mais c’est peut-être un peu court comme explication.

Leur nombre, peut-être, la crainte de la masse...

Sans doute. Mais le problème reste à venir : si un accord est atteint entre Israël et l’Autorité, il aura toutes chances de n’apporter quasiment rien aux réfugiés.

Le clivage réfugiés/autochtones risque donc dans un proche avenir d’être réexacerbé ?

Éventuellement.

Ou de rejoindre d’autres clivages, en particulier le clivage islamistes/non-islamistes ?

Il est difficile de répondre. Sur quelle base matérielle de preuves ? Il y a une dizaine d’années, j’avais fait une étude sur les candidats aux élections étudiantes à l’Université Islamique de Gaza. À l’époque, j’avais constaté que, sur environ 400 personnes, si tant est que l’échantillon ait été représentatif, les candidats islamistes étaient plutôt citadins quand les candidats Fatah étaient plutôt réfugiés des camps. Mais aujourd’hui, je crois qu’il serait assez difficile de savoir si l’islamisme est plus réfugié qu’autochtone ou citadin.

Qu’est-ce qui fait alors qu’on associe toujours Gaza et l’islamisme, et quelle est la part de réalité de cette image ? Ne serait-ce qu’il y a quelques jours, un célèbre correspondant d’une télévision publique française en avait sorti une belle, parlant des Islamistes : « Les terroristes de Gaza ont même contaminé les Arabes israéliens »...

C’est sans doute parce que c’est à Gaza que les Frères Musulmans se sont montrés au grand jour et sont vraiment entrés en politique, avant la Cisjordanie. Les Frères Musulmans cisjordaniens, proches de leurs homologues jordaniens, ont longtemps en effet adopté un profil bas en politique (les Frères Musulmans jordaniens participent au jeu politique du pays, plutôt dans l’opposition, ce qui, pourtant, ne les a pas empêchés en période de crise de soutenir ouvertement le roi contre d’autres secteurs de la population...). Jusqu’en 1988, date de la séparation entre les deux rives du Jourdain, la Jordanie avait toujours, par ailleurs, maintenu un contrôle direct sur les mosquées de Cisjordanie, quand les mosquées de Gaza échappaient à tout contrôle. Les Frères Musulmans de Gaza, eux, proches de leurs homologues égyptiens, ont toujours exercé leur militantisme politique dans l’opposition. C’est un premier point. Pendant longtemps, jusqu’en 1985 environ, les Frères Musulmans, en Cisjordanie comme dans la bande de Gaza, se sont contentés de mener des activités sociales et caritatives, sans entrer dans le jeu politique et encore moins dans le domaine des opérations militaires anti-israéliennes. Leurs premières incursions dans le politique l’ont été dans le cadre des élections étudiantes, et les victoires les plus massives ont d’abord eu lieu à Gaza, à l’Université islamique. De la même manière, quand l’Islamisme est passé à l’action militaire anti-israélienne, ses opérations ont été plus nombreuses à Gaza qu’en Cisjordanie. D’où cette assimilation entre Gaza et terrorisme. Dans les années 1970, quand on disait Gaza, on pensait Fatah ou FPLP ; aujourd’hui on pense Hamas ou Jihad. Autre raison encore, en l’absence de leader charismatique de Cisjordanie, c’est chaykh Ahmad Yacine, un réfugié de Gaza, qui s’est imposé comme le chef de l’islamisme palestinien.

Les Gazaouis tiraient-ils une fierté ou une identité de cette réputation ?

Bien sûr. Les prétendants à la paternité exclusive de l’Intifada sont nombreux. De façon générale, les habitants de l’ensemble de la bande la revendiquent. Mais l’appropriation est sans doute la plus forte dans le camp de Jabâlyâ toujours prompt dans ce cas à vanter son courage pour mieux dénoncer la prétendue apathie de la ville voisine.

Un discours opposant, encore une fois, les citadins aux réfugiés...

Dans ce cas précis, tout à fait. Mais à Gaza même, le quartier de Chujâ’iyya tient un discours d’auto-glorification/mépris des autres, y compris citadins, tout à fait comparable. Une fois encore, l’analyste ne doit pas se laisser enfermer par la dichotomie autochtones/réfugiés.

L’Autorité construit beaucoup. Dans quelle optique ?

J’aurais tendance à croire que jusqu’à aujourd’hui il n’y a pas de véritable politique de l’urbanisme et que la construction se fait beaucoup plus au coup par coup, liée soit à la spéculation pure et simple d’un individu ou d’un clan soit aux aides individualisées des pays étrangers. Des tours ont jailli en désordre dans la ville elle-même. L’Autorité a elle-même construit entre Jabâlyâ et Chaykh Radwân de gros projets surtout destinés aux nouveaux venus, fonctionnaires et policiers avec leur famille. Concernant les réfugiés, l’aide s’est faite surtout à l’acquisition ou à l’amélioration de l’habitat.

Le déménagement, pour des raisons d’ascension sociale par exemple, est-il une pratique gazaouie ?

Non, il y a très peu de déménagements. Certains réfugiés ont certes quitté les camps, la plupart du temps pour se retrouver dans les « projets » de relogement. Dans bien des cas cependant, ils conservent une adresse dans le camp, entre autres raisons pour conserver leur carte UNRWA [l’agence des Nations-unies d’aide aux réfugiés palestiniens] avec les avantages qui lui sont liés. Les déménagements sont également rares en ville même avec l’omniprésence du regroupement de la famille élargie dans ou autour de la maison des parents.

Que sont les projets de relogement ?

C’étaient des projets israéliens de création de quartiers censés résoudre la question des réfugiés mais surtout répondre aux problèmes sécuritaires posés par les camps difficilement contrôlables militairement. Au début des années 1970, les Israéliens ont ainsi rasé un certain nombre de maisons dans les camps pour y établir des pénétrantes, tout en lançant ces « projets » (leur nom leur est resté depuis lors). Mais les réfugiés ont massivement refusé de quitter leurs camps en dénonçant une manœuvre israélienne visant à résoudre à bon compte la question de 1948. Dans un premier temps, les seuls habitants de ces « projets » ont donc été ceux qui avaient perdu leurs maisons, détruites par les bulldozers d’Ariel Sharon. Et ce n’est que bien plus tard, avec l’explosion démographique, que les gens ont commencé à aller y loger, sans que lesdits « projets » n’atteignent cependant leur extension initialement prévue.

Il ne semble donc pas y avoir de déterminisme socio-culturel géographique. Il y a très peu de mouvement : même si on monte dans la hiérarchie sociale, on reste où l’on est.

Oui, comme je le disais, on reste souvent dans son quartier et il y a très peu de déménagements. Mais si on change du fait de son ascension sociale, on essaie d’aller à Rimâl, parce que c’est le lieu du pouvoir. Rimâl est un quartier moderne apparu dans les années 1920-1930, pris sur les dunes communales. Jusqu’alors, à Gaza, le quartier traditionnel du pouvoir était Daraj. Quand Rimâl s’est construit, les familles aisées de Daraj s’y sont installées. Aujourd’hui, Rimâl (la moderne chic) et Daraj (qui a mal vieilli) constituent encore un même ensemble de solidarité si l’on en croit le vote de 1996.

C’est étonnant, parce que ce sont deux quartiers qui n’ont plus du tout la même apparence.

Bien sûr, d’autant plus que si le passant sait quand il quitte Daraj pour Rimâl, rien ne distingue vraiment Daraj de Zaytûn ou de Chujâ’iyya. Cela illustre bien ce que l’on disait, à savoir que la solidarité s’ancre sur un territoire donné et hérité, mais ne renvoie quasiment pas à des clivages socio-économiques. Cette réalité constitue peut-être la raison pour laquelle il n’y a quasiment pas eu de mouvements sociaux depuis 1967 à Gaza, pas plus qu’en Palestine en général. Certes, il y avait l’étouffoir de l’occupation qui était là pour faire passer les revendications sociales bien après la lutte nationale, mais le phénomène apparaît bien comme plus profond que cela. Une régulation s’effectue à n’en pas douter sur la base de cette géographie et des liens du sang. Du coup, les solidarités internes aux quartiers et aux familles apportent un minimum de réponse aux inégalités sociales et aux problèmes économiques, et désamorcent ainsi les éventuelles revendications socio-économiques.

Les gens des camps ne parlent-ils pas, par exemple, de « ceux de Rimâl » avec une connotation sociale très marquée ?

Si, ils le font, mais si une connotation sociale est avancée, elle ne correspond pas nécessairement à une réalité économique. Il y a à Jabâlyâ des gens aussi riches que ceux de Rimâl qui tiendront ce discours.

Au vu de tout cela, on a l’impression que Gaza n’a pas de centre, comme peut en avoir une ville européenne.

Non, parce qu’à la fois il y en a un et il y en a plusieurs. Il y a un pôle politique, de pouvoir : c’est Daraj-Rimâl. Mais chaque quartier se constitue en pôle propre, avec sa mosquée, son souk, ses hammams, une réalité traditionnelle commune aux villes arabes.

À votre avis, comment cela va-t-il évoluer ? Est-ce que le fait que les solidarités sont toujours les mêmes est un signe de permanence de la forme et de la composition de la ville, ou est-ce qu’il va y avoir une évolution, en particulier du fait de l’arrivée de l’Autorité ?

Je doute qu’il y ait une évolution. Si les solidarités traditionnelles ont survécu à tant de bouleversements, elles ont de beaux jours devant elles pour avoir prouvé leur efficacité comme mécanisme de préservation de la société.

Si les bouleversements en ont fait une position-refuge, est-ce que, justement, s’il y a une période de stabilité, il ne risque pas d’y avoir une déliquescence de ces structures ?

Vous croyez vraiment qu’il va y avoir une période de stabilité ? (rires) Je pense plutôt à un maintien de ces structures dans une situation de statu quo ou, pire, de pourrissement du politique. De toute façon, l’Autorité elle-même joue de ces solidarités, les entretient, même si officiellement elle va à leur encontre. Et c’est aussi, dirais-je, sa seule possibilité de survie.

Qu’est-ce que cela fait aux Gazaouis d’être la pseudo-capitale palestinienne ?

Je ne suis pas sûr qu’ils vivent leur ville comme la capitale (même provisoire) de la Palestine. Je n’ai jamais en tout cas entendu un Gazaoui le dire. Le seul rêve des gens de Gaza, en revanche, c’est de pouvoir sortir de la bande devenue prison dès 1993, après que les Israéliens ont interdit à la quasi-totalité de la population l’accès à son territoire, passage obligé pour l’étranger, mais aussi et surtout pour la Cisjordanie. L’ouverture les obsède mais au moment de la signature des accords de Wye Plantation qui prévoyaient (ou plutôt réitéraient une exigence d’Oslo) l’établissement d’un passage sécurisé entre Gaza et Cisjordanie, certains Palestiniens de Jérusalem et de Naplouse ont levé les mains au ciel, voyant déjà déferler de Gaza une horde de travailleurs à bas salaires.

Comme quoi l’image terrible de Gaza qu’on a vue chez les Israéliens est la même chez les Palestiniens...

Bien sûr, on retrouve des similitudes. Pour les Cisjordaniens, je dirais que la ville de Gaza, d’une certaine façon, a été gommée du souvenir. Gaza n’est plus perçue comme une ville, au sens noble du terme, mais comme un lieu - ou un non-lieu - de réfugiés, déstructuré et menaçant. En Cisjordanie, les villes sont concurrentes - les Nabulsis (tous des « homos ») se moquent des Hébronites (l’équivalent de nos « Belges ») et réciproquement - et solidaires à la fois. Gaza ne semble plus relever de ces réseaux.

Vraiment perçue comme un lieu informe ?

Oui, c’est vraiment le sentiment que j’ai. Alors que Gaza était bien considérée comme une ville avant 1948.