Vacarme 11 / processus

Hou Hsiao Hsien et la caméra aux quatre regards

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Il fut un temps où Taiwan, pour nous, c’était un nom sur des étiquettes, au revers de produits jetables et pas chers, et un point sur les petites cartes du journal de 20 heures, en haut à droite de l’écran télé. Mais Taiwan, “dragon” de l’économie asiatique et lieu de tension géopolitique de première importance, pour nous, ce n’était pas grand-chose.

Et puis, à partir du milieu des années 1980, on a découvert les films de Hou Hsiao Hsien, et plus tard ceux d’Edward Yang, de Tsai Ming-Liang et de Lin Cheng-Sheng. On ne sait pas s’il s’agit vraiment d’une “école taiwanaise” qui serait unie par la seule grâce de la schizophrénie ambiante et du plan-séquence, mais on est tout à fait certain que Taiwan est l’un des territoires (avec l’Iran et le Portugal ? Joie des énumérations) où s’inventent aujourd’hui de nouvelles formes au cinéma.

Avec la rétrospective qui lui était consacrée par la Cinémathèque française, c’était l’occasion de revenir sur les films de Hou Hsiao Hsien, le plus grand cinéaste taiwanais - donc du monde ?

Le mérite des rétrospectives et des cinémathèques, c’est d’avoir le sens du système. Hou Hsiao Hsien n’y a pas échappé et on a enfin pu voir à Paris ses premiers films, comédies à l’eau de rose à la gloire de la variété taiwanaise (dont il a lui-même enregistré un disque il y a quelques années : un peu comme si Jean-Marie Straub se mettait à la chanson). S’il vaut mieux oublier ces trois premiers longs métrages, qui font un effet hilarant à force d’être filmés n’importe comment (des zooms partout), on peut quand même se demander comment il est possible d’enchaîner ces navets et un film aussi magnifique que Les Garçons de Fengkuei (1983). Hou Hsiao Hsien a beau considérer ce dernier comme ses véritables débuts au cinéma, le phénomène n’en est pas moins un défi à l’entendement et au bon sens de la “politique des auteurs”. À moins d’admettre, puisque c’est ainsi qu’il a lui-même maintes fois raconté cette métamorphose, qu’un enregistrement pourri sur cassettes VHS d’À bout de souffle et de l’Œdipe Roi de Pasolini peut produire cet effet magique.

Écrire l’histoire (ou ne plus l’écrire)

L’autre mérite des rétrospectives, c’est de pouvoir réévaluer les films au-delà des contingences de leur distribution différée ou chaotique. Malgré ses immenses qualités, la Cité des douleursreste en retrait par rapport aux films “autobiographiques” qui l’ont précédé, et surtout par rapport à Goodbye South Goodbye et aux Fleurs de Shanghai, diptyque parfait sur l’enfermement insulaire.

La Cité des douleurs, énorme succès au box-office taiwanais et Lion d’Or à Venise en 1989, est un film un peu victime de sa mission déclarée : faire le deuil des années les plus sombres de l’histoire de Taiwan. Quand on le revoit aujourd’hui, c’est pour d’autres raisons qu’on l’aime, peut-être pour ses personnages aussi instables que la lumière (on se rappelle d’un frère fou, qui, à la séquence suivante, ne l’est plus du tout, et le redevient brusquement quelques minutes plus tard). Hou Hsiao Hsien montre dans tous ses films des points lumineux (lampes, ampoules électriques, lampes à huile, néons), des poteaux électriques et des pannes de courant, comme si le cinéma tenait toujours un peu du miracle, menacé par la panne, au bord des ténèbres. Mais, malgré failles et perturbations, le film souffre de la responsabilité qui lui incombait et des dispositifs rigides de son scénario : annonces radio un peu trop mécaniquement chargées de rappeler les événements des années 1945-49 et propos des personnages sur la situation politique, souvent trop clairvoyants pour ne pas sonner faux. Même si tout cela est beaucoup moins visible pour nous qui ne savions rien ou si peu de cette histoire-là, on se retrouve à avoir moins de tendresse pour le film et pour les suivants, Le Maître de marionnettes, chronique de la colonisation japonaise de Taiwan (paradoxalement tourné en Chine continentale), et Good men, good women, film consacré en partie (et explicitement dédié au générique) aux « victimes politiques des années 1950 ». Écrire à lui seul toute l’histoire de son pays, c’était peut-être une tâche impossible pour un cinéma qui a toujours eu tendance à se méfier des récits (grands ou petits) et à avancer dans l’incertitude des souvenirs familiaux plutôt que dans la volonté de reconstruire une mémoire nationale défaillante.

Comme une île dans la mer

Dans la deuxième moitié des années 1990, annoncée par certaines séquences de Good men, good women, confirmée par Goodbye South Goodbye et Les Fleurs de Shanghai, on a assisté à l’auto-destruction volontaire du “système HHH” (à commencer par le “plan-séquence-caméra-fixe-encadrure-de-porte” qui en était la marque de fabrique la plus reconnaissable) et la renaissance d’un cinéma qui risquait de s’endormir en pleine gloire. Depuis, l’histoire est absente et il y a de moins en moins de récit, même s’il en reste des traces, parfois comiques. Qui a vraiment compris le coup de la plus-value sur les petits cochons dans Goodbye South Goodbye ?

Des courses de tortues à cette spéculation sur de vrais faux “porcs reproducteurs”, les films de Hou Hsiao Hsien ont toujours été traversés par un grand nombre de jeux idiots et de trafics improbables, et, bien sûr, par un aussi grand nombre de repas. C’est clair, ces gens s’ennuient. Dans Les Fleurs de Shanghai, les personnages passent leur vie à manger, à se préparer une pipe à opium, à jouer à un jeu stupide qui nous rappelle le “Ciseaux-Coupent-Papier” de notre enfance, et à parler, parler, parler : à peu près les mêmes activités que dans Goodbye South Goodbye un siècle plus tard, où les cigarettes et les forfaits “communication illimitée” sur mobile ont remplacé les drogues de la Chine ancienne. Comment peut-on sortir d’un lieu clos ? Les deux films se répondent et la claustrophobie des spectateurs s’aggrave. Acheter sa liberté et devenir l’épouse d’un riche client, “monter une affaire” à Shanghai : les courtisanes comme les gangsters sont prêts à ourdir mille intrigues pour partir. « Si on reste là, on va tous se transformer en morue séchée », disait déjà un des personnages desGarçons de Fengkuei. Taiwan, ou comment en sortir.

Les deux films se terminent d’ailleurs de la même façon, en laissant soupçonner l’espoir ruiné de leur protagoniste. Monsieur Wang, qui a oscillé pendant deux heures entre deux courtisanes, abandonne l’une, furieux de son infidélité. Mais la dernière image des Fleurs de Shanghai montre aussitôt l’autre en compagnie d’un amant. Et quand la voiture de Goodbye South Goodbye verse dans le fossé, seul Bian, le conducteur, en sort, et on en conclut que Kao n’ouvrira jamais son restaurant à Shanghai. Le véhicule a l’air de flotter sur place, à moitié immergé dans un champ de la campagne taiwanaise, comme une île dans la mer.

Dans Les Fleurs de Shanghai, la douleur sur l’écran a d’abord l’air d’être du théâtre : jalousie de courtisane (Jade fait mine de se suicider pour humilier son éternelle rivale, Trésor), dissimulation à but financier (Rubis fait payer ses dettes à Wang et entretient un amant), manœuvre tactique pour faire baisser les prix lors d’une transaction financière (les bouderies d’Émeraude). Tout a l’air factice, sans gravité. Mais un réel beaucoup plus sinistre rôde autour de ces petits univers clos et parfaits, comme un extérieur jamais montré dans le film, mais qui rappelle son existence quand un inconnu se jette d’une fenêtre du bordel. Cette fenêtre qui laisse apparaître pour une unique fois l’univers extérieur au fond de l’image n’ouvre sur rien, sur aucune fuite possible ni aucun espoir : c’est une sorte de rectangle de bleu foncé qui a plus l’air d’un mur que d’une ouverture. Comme l’inconnu de la fenêtre, un autre personnage n’apparaît jamais dans le film, une courtisane nommée Cristal à laquelle on consacre une grande tirade dans la première scène ; un certain Yufu quitte la table pour la rejoindre, et Luo raconte que ces deux-là s’aiment tellement que « c’est comme du caramel » Le spectateur n’en réentend plus parler pendant deux heures jusqu’à ce que Trésor commentant le suicide raté de Jade dise incidemment : « Cette histoire de Première épouse, quelle bêtise ! Cristal en est morte. » De son histoire et de sa mort, on ne saura rien, mais c’est soudain comme si tout le film était hanté par un fantôme, et comme si la somptuosité des maquillages, des robes et des bijoux recouvrait un cadavre.

Qui voit ?

Même quand les films semblaient gouvernés par une forme autobiographique relativement classique, la forme narrative était sans doute minée de l’intérieur. Dans tous les longs métrages réalisés par Hou Hsiao Hsien, la voix off d’un personnage prend en charge le récit à un moment ou à un autre, à l’exception notable desGarçons de Fengkuei et de Goodbye South Goodbye (les deux films n’en recourent pas moins de façon intermittente à des procédés de focalisation très marqués : souvenirs d’enfance d’A Ching en flash-back, caméra subjective portée à l’épaule pour suivre le regard de Bian). La voix off est motivée par l’écriture, voire la relecture forcée d’un journal intime, des lettres écrites ou reçues, une interview face à la caméra, ou par le récit autobiographique du réalisateur. Mais on s’aperçoit vite que le système narratif adopte le point de vue du personnage le plus inapte à raconter les événements : dans les Fleurs de Shanghai, Monsieur Wang, homme perplexe et quasi muet ; dans Goodbye South Goodbye, Bian, dit “Tête d’obus”, parfait crétin ; dans la Cité des douleurs, Hinomi, étrangère aux sombres histoires de gangsters et aux événements historiques qui l’entourent ; l’actrice de Good men, good women, et Shao Yang, la narratrice de la Fille du Nil, toutes deux incapables de suivre les divers trafics auxquels se livre l’inévitable Jack Kao dans les deux films ; et même dans les Garçons de Fengkuei, c’est le moins dégourdi de la bande, A Ching, qui porte le récit.

Le personnage-narrateur des films de Hou Hsiao Hsien garde entre son regard et la réalité la distance étonnée que prend un enfant devant une scène qui le dépasse (d’ailleurs, on traite Monsieur Wang dans les Fleurs de Shanghai comme un enfant : on lui prépare son opium, on le couche, on parle de lui à la troisième personne en sa présence, etc.). La composition géométrique des plans, où les acteurs ont l’air de ne pas avoir plus d’importance que le mobilier (l’éternelle table au premier plan, les lignes du parquet, le rectangle d’une porte ou d’une fenêtre), comme les effets de surcadrage, n’ont pas qu’un intérêt formel et expérimental (l’emplacement des encadrures de porte ou des parois, jeu de caches noirs, paraît changer la forme de l’écran de cinéma, qui devient soudain vertical ou carré). Ce genre de plans donnent surtout l’impression que les scènes sont vues de la pièce d’à côté ; comme si quelqu’un regardait par la porte sans s’inviter dans la pièce, comme lorsque les enfants, en vacances chez leur grand-père mèdecin, observent de la pièce voisine la consultation des patients (Un été chez grand-père).

Mais ce qui achève de décontenancer le spectateur ou, c’est selon, de lui faire même complètement oublier le dispositif mis en place, c’est que les films adoptent le point de vue d’un personnage de façon aléatoire et intermittente. Si on a pu reprocher à Hou Hsiao Hsien sa maîtrise formelle presque excessive, ces effets de surcadrage et de surcomposition des plans, on ne peut que s’enchanter de sa façon de choisir un point de vue narratif pour ne pas le suivre, comme d’ailleurs il choisit en fait un cadre pour qu’immédiatement les acteurs en sortent (dans les bagarres des premiers films, tout le monde se met à se frapper sans raison apparente devant une caméra impavide et à distance : on entre dans le cadre, on en ressort, et on n’est pas loin parfois des films burlesques du muet). On est très étonné d’entendre la voix de Tony Leung prendre en charge le récit des Fleurs de Shanghai en plein milieu du film (on peut oublier qu’il y a une voix off dans certains films tant elle est utilisée avec parcimonie) et on peut voir Goodbye South Goodbye sans jamais se rendre compte que le pauvre “Tête d’obus” est le seul à prêter son regard à la caméra. Hou Hsiao Hsien, dans plusieurs entretiens, a lui-même raconté qu’il avait compris quelque chose au cinéma grâce à Pasolini et aux “quatre regards” découverts dans Œdipe Roi (cet homme a un sens tout chinois des chiffres magiques) : le regard du personnage sur les choses, le regard de son imagination, le regard du réalisateur et le regard de son imagination. À l’arrivée, on ne sait plus vraiment qui voit quoi, mais c’est très beau.

Le discours et l’image

L’utilisation du récit en voix off provoque ces moments étranges où la parole décrit une scène qu’on ne voit qu’après-coup, ou inversement. Il y a chez Hou Hsiao Hsien une bizarre asynchronie entre la parole et l’image : l’une vient toujours après l’autre, mais elles sont pourtant convoquées toutes les deux. On finit par être très inquiet, dans l’incertitude de ce qu’il faut comprendre, de ce décalage et de la nécessité de ce redoublement, comme si on préférait se rassurer en postulant établie l’adéquation exacte entre le discours et l’image. Wan, dans Poussières dans le vent,ne croit pas vraiment aux discours encourageants de ses copains sur sa nouvelle montre : dire “100 % étanche” ne prouve rien. Dans la scène suivante, la montre, en très gros plan, est plongée dans un verre d’eau.

Wan écrit plus tard des lettres et y raconte (voix off) comment les soldats de son régiment ont regardé un bateau de pêcheurs reprendre la mer. Il raconte la scène, on ne la voit pas. On la voit finalement au plan suivant, alors que la voix, elle, s’est mise à parler de tout autre chose. Le décalage peut fonctionner dans l’autre sens. Dans Le Maître de marionnettes, des plans-séquences énigmatiques montrent une femme rentrer chez elle et s’asseoir, et puis une place de marché en plein soleil. On regarde, on n’y comprend rien. À la fin du plan-séquence, la voix du vieux maître de marionnettes raconte : sa grand-mère était à l’agonie, sa mère a prié les dieux de mourir à sa place, elle est effectivement tombée malade, puis est revenue de l’hôpital, a ordonné un beau jour de juillet d’aller acheter un poulet pour le cuire au gingembre, est morte le lendemain. Le discours explicatif reconstitue le fil continu d’un récit, alors que les images ne montraient qu’une femme et un jour de marché. Et dans l’un ou l’autre sens, le dédoublement du récit ne rassure pas le spectateur sur sa validité, au contraire. On garde l’impression que le réel a disparu dans cet interstice, dans cet entre-deux creusé par l’impossibilité de superposer tout à fait ce qu’on raconte et ce qu’on peut montrer. Devant les incertitudes de la mémoire, on peut toujours imaginer ce qui a disparu dans ce décalage, porteur d’angoisse.

Tatouages

Il y a une grande scène de déménagement dans Goodbye South Goodbye. Un peu éberlué d’abord, le spectateur se souvient finalement qu’un gangster parlait au début du film de partir avec sa maman au Canada (et même que, souvenez-vous, Jack Kao était prêt à s’occuper du chien). Face à un film de Hou Hsiao Hsien, on est parfois content de voir encore fonctionner quelques règles élémentaires du scénario à l’américaine et, soulagé, on se demande déjà à quoi pourra servir cette séquence à la marche du récit. La réponse est qu’elle ne sert rigoureusement à rien. Mais si ce n’était que ça. En plein milieu de l’action (déplacer le canapé d’une pièce à l’autre), Kao se lance dans une conversation serrée sur les différentes techniques de tatouage avec le patron de l’entreprise de déménagement : de l’avantage de l’aiguille sur le laser, de la similarité probable entre le style de Tokyo et celui de Kyoto, etc. Le réalisateur en laisse même tomber son plan-séquence : gros plans sur les tatouages, très beaux. Il y a une nonchalance un rien tuante dans ce cinéma, où on a l’air d’avoir toujours le temps de s’intéresser aux êtres et aux choses et de pouvoir oublier la course vers le générique de fin. Si les films de Hou Hsiao Hsien ont finalement une durée très standard, c’est qu’il y a presque autant d’ellipses que de moments où on s’attarde sur quelque chose sans trop savoir pourquoi.

Mais le spectateur, toujours à jouer au malin, a son idée sur la scène des tatouages ; quand le chef-déménageur montre son corps recouvert de dessins et commente pas peu fier : « J’ai pas étudié, mais je sais peindre. J’étudie ça tout seul quand j’ai le temps, et puis j’essaie sur moi. », il pense tout de suite à Hou Hsiao Hsien, cinéaste autodidacte qui réinvente son cinéma à chaque film, sur un mode autobiographique jamais démenti. Dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir, un des plus beaux films qu’on connaisse, il cherche explicitement à reconstituer son enfance et son adolescence. Un souvenir parmi d’autres : sa grand-mère un peu folle qui l’appelait tous les jours pour partir à pied vers le continent, persuadée qu’elle retrouverait aux alentours de Fengshan, dans le sud de Taiwan, le pont de Mei-Xian, la ville du Guangdong dont la famille était originaire. À la grande surprise du réalisateur, le Kuomintang ne tarda pas à prendre ce fragment de mémoire pour une méchante parodie de ses anciens rêves de reconquête. Finalement, les grands films politiques de Hou Hsiao Hsien ne sont pas ceux qu’on croyait (et peut-être qu’il pensait faire).