Vacarme 11 / chroniques

Le visage de Laughton

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Si c’était un portrait, il ne serait pas chinois mais nippon. Une estampe tamponnée sur une autre, geisha plaquée sous gras sumotori, elle impassible, lui grimaçant. Qu’aimait-il dans l’art japonais ?

Difficile d’arracher Charles Laughton à la grande filière théâtrale dont les transfuges au cinéma cabotinent, en font juste assez trop pour qu’on s’exclame. En outre, il est un monstre, force ou erreur de la nature, spécialiste des juges et bourreaux, bossus et Barbe-Bleue, bêtes humaines, tyrans, spectres, savants fous et peintres maudits ; régulièrement grimé, tonitruant. Tout ce qu’on déteste à juste titre lorsqu’on aime le cinéma pour la pellicule, donc les acteurs qui ne la débordent pas en épaisseur, purs phénomènes. Lui fut phénoménal en un tout autre sens : en métamorphose. Alors d’où vient qu’il ne se rendait pas odieux dans de tels numéros , restait touchant, léger ?

S’il joua hybris, ivresse, hilarité, colère, ce fut à contre-pied de l’histrionisme vulgaire dont l’Actor’s Studio systématisa la méthode : maîtriser les faiblesses pour que des forces échappent, rouerie et hystérie. Lui maîtrisait tant ses outrances qu’il les “distanciait” presque, et laissait échapper leur contraire, sa langueur. En plein éclat - de rire, fureur -, il lance une œillade veloutée. Le sanguinaire Henry VIII approchant du lit nuptial a des pudeurs de vierge (1). L’œil humide du veuf assistant, clochardisé, à un repas de jouvenceaux devient rieur (2). Autocrate d’un navire, d’un empire, d’une cour, d’une auberge, sa cruauté veut des caresses, sa duplicité s’est trahie (3). Il fit affleurer le comique dans tous les climax dramatiques, joua du ridicule dont il relevait mais se relevait en une seconde. (Il n’y a guère que Brando pour soutenir la comparaison, dans telle scène où il meurt, défaille, se pâme.)

Sa distinction anglaise devint en Amérique clownesque. En domestique perdu au jeu contre un hobereau du Sud profond, et cent coudées au-dessus de ses nouveaux maîtres, il n’était pas seulement impayable, il était martien : corps sans équivalent, âme insondable (4). McCarey, l’auteur de ce film, avait compté parmi les inventeurs d’autres gros rigolos, mais brutaux, Oliver Hardy, W. C. Fields. Et, malgré sa diction admirable, Laughton évoque encore le muet, l’époque où l’on n’avait pas peur de rire des monstres. Succédant à Lon Chaney dans le rôle, il fit, face à sa découverte Maureen O’Hara, un Quasimodo tout aussi larmoyant et un peu plus subtil, traduisant en psychologie le mystère du corps contrefait (5). Quel mystère ? Qu’est-ce qui rend ce corps-là très beau et très laid à la fois, exquis et vil comme d’autres (Brando encore, ou Welles) le furent alternativement ?

Il y a l’ambiguïté du sexe liée à l’obésité. Plus il durcissait son rictus, plus sa chair semblait molle. Asexué quant au genre, très sexué quant à la pulsion, il exagérait sa gaucherie - roulant des yeux ronds -, transpirait la lubricité - pliant une bouche lippue. Il y a l’homosexualité latente, la pédophilie chaste de trop jeune poussah, puis de trop vieux bébé. Ses lectures de la Bible à la radio, on insinua qu’il préférait les fairelive, en tournée parmi les bambins, comme le fantôme de Canterville séduit une petite fille par ses pataquès (6), comme Charles-Albert Cingria, qui lui ressemblait assez, jouait au même moment de l’épinette au fond d’un square.

Dans le film de Whale, le monstre de Frankenstein ne put que se fiancer avec le corps de femme sans nom (où s’était incarnée Mary Shelley dans le prologue) produit grâce au concours d’un fabricant de lilliputiens (7). Lui alla jusqu’à l’épouser, comme Rembrandt sa servante (jouée par la même). Cette actrice dont on n’oublie pas les deux mèches blanches verticales frisées au chalumeau se nommait Elsa Lanchester. Leur happy-end matrimonial ne laissa pas de fasciner, mariage de scène, de scènes, duel d’acteurs sans amour, dit-on. Il y a tout cela.

Mais son mystère n’est pas soluble dans les humeurs sexuelles, pas plus en général que dans l’amour humain. Dans un article sur Sergueï Eisenstein, Erik Bullot note que les silhouettes animales, au-delà des espèces qu’elles figurent, ouvrent sur la métamorphose. Nous sommes ainsi faits et défaits que regarder des animaux nous engage dans un processus de mutation indéfini, celui même des nuages (8). Inversement, cette métamorphologie dont sont doués certains acteurs fait d’eux des animaux davantage que les autres hommes. Laughton est de ceux-là. L’un de ses plus beaux rôles fut, mince encore, Moreau, le maître des hybrides (9). Est-ce la quasi-homonymie qui le lie pour moi à Lewton, le producteur de La féline, La malédiction des hommes-chats, L’homme léopard ?

J’en conclus logiquement qu’il est un rescapé du monde antélapsaire, du monde non séparé. Bébé androgyne, bébé dont le visage ne surplombe pas le corps, dont tout le corps fait visage lunaire. Bébé protéiforme, bébé des peintres maniéristes auquel une perspective faussée impose d’affreuses déformations. Père à mamelles, comme dans le film de David Lean (10), ou mère à barbe. Corps cosmique - non, chaotique. Il est un dieu puisqu’il est star, mais d’avant l’Olympe - Ouranos -, ou dégénéré - Dionysos. Et j’ai le plus grand mal à croire que ce dieu fut lui-même, à la fin de sa vie de dieu, l’auteur d’un film sur les enfants, les bêtes, les étoiles.

Illustrations : C. L. en Bottom dans Le songe d’une nuit d’été, en Quasimodo dans le film de Dieterle, en patron de presse tyrannique et criminel dans The Big Clock(Farrow, 1948). Source :

The Charles Laughton Official Web Site (http://members.xoom.com/gypsymum/stills.htm).

Notes :

1. The Private Life of Henry VIII(Korda, 1933).

2. Rembrandt (Korda, 1936).

3. Il fut (avant Brando), le Bligh de Mutiny on the Bounty (Lloyd, 1935) et Captain Kidd (Lee, 1945) ; Claude et (avant Ustinov) Néron (I, Claudius de Sternberg, 1937, The Sign of the Cross de DeMille, 1932) ; le chef de bande de Jamaica Inn (Hitchcock, 1939) ; plusieurs magistrats cruels (The Paradine Case du même, 1948 ; Witness for the Prosecution de Wilder, 1958) ; dans son premier film américain, le très curieux The Old Dark House(Whale, 1932), il fut un millionnaire en mal d’amour platonique.

4. Ruggles of Red Gap(McCarey,1935).

5. The Hunchback of Notre-Dame(Dieterle, 1939).

6. The Canterville Ghost(Dassin, 1944).

7. The Bride of Frankenstein (Whale, 1935).

8. « Les nuages d’Hamlet » in Vertigo n° 19 (Animal), Jean-Michel Place, 1999.

9. Island of Lost Souls (Kenton, 1932).

10. Hobson’s Choice (Lean, 1954).

Post-scriptum

La première fois que je l’ai vue, elle était assise en amazone sur le mur du jardin. Femme et enfant fardée, yeux turquoise en Technicolor, elle taquinait Samson - Victor Mature, à égalité avec elle le cadavre le plus sexy de l’année. C’est, dans Samson et Dalila, l’une des miniatures de l’enlumineur Cecil Bount DeMille.

Puis je l’ai surprise dans l’auditorium du musée d’Orsay, dont le kitsch ne la gênait pas. Épouse d’un bourgeois qui pliait ses vêtements avant de la rejoindre au lit, elle avait obtenu le divorce « pour cause d’ennui mortel », et faisait la planche dans une rivière. On l’aurait dite morte, de sorte qu’en la voyant au plan suivant gambader nue jusqu’à un bosquet du rivage j’ai ressenti le choc des premiers spectateurs. C’est le clou d’Extase, de Machaty, dont ma mémoire inverse les plans.

Après un voyage en train, où m’avait tourmenté son destin de pure paysanne mariée à un aristo fou, on me montra le portrait avant le modèle. C’est Angoisse, de Tourneur, et c’est encore le coup de Laura, de The Woman in the Window. Bien sûr le peintre l’avantageait, lui ouvrant un regard abyssal. Puis elle m’apparut, penchée, leva lentement les yeux. Miracle, ils étaient aussi beaux.