Vacarme 11 / chroniques

Recette. Un menu pour goûter sereinement le temps qui passe

par

Comme toute une chacune, dans votre jeune temps, vous calculiez l’âge que vous auriez en l’an 2000, cet horizon qui vous paraissait, comme tout horizon qui se respecte, indéfiniment lointain.

À quinze ans, mais aussi bien à vingt-cinq encore, vous vous disiez confusément que d’ici là vous seriez, par exemple, devenu adulte, ou encore que vous auriez trouvé l’homme de votre vie — ce dont vous n’êtes pas loin de penser, dans vos moments d’égarement affectif, que cela revient au même. Or voilà, c’est fait pour ce qui est de l’an 2000, et toujours pas fait pour le reste. Vous en concluez premièrement qu’il ne s’agissait pas d’un horizon, puisque le voilà derrière vous — sauf à marcher désormais à reculons vers votre avenir, ce qui ne serait que ruse misérable. Vous en concluez secondement qu’il ne sert plus à rien de spéculer sur cet âge mythique, puisque que vous l’avez et que cependant aucun changement notable n’est intervenu dans votre vie. Est-ce donc déprimant ?

Aucunement.

Nonobstant les promesses que l’an 2000 n’a pas tenues — et pour cause : vous savez bien qu’il ne vous doit rien et que c’est vous qui vous devez tout — vous êtes heureux d’avoir votre âge, et ne regrettez pas celui que vous n’avez plus.

Ce n’est d’ailleurs pas la fureur des bilans, rétrospectives et autres best ou worst of suscitée par l’échauffement millénariste qui vous pousse à énoncer cette belle sentence, qui pourrait ressembler à une sage méditation de comptoir, dont vos amis mauvaises langues diraient : « Depuis qu’elle n’ose plus aller au Queen, elle se prend pour le Montaigne des backrooms. » Ni la méditation, ni encore moins la sagesse ne sont votre genre, quoique les comptoirs le soient davantage. Non, ce n’est qu’un constat serein, fruit d’aucune résignation, morose macération ou amère infusion dans laquelle vous auriez mis vos madeleines à tremper.

Cette période un peu creuse, trop facilement tristounette, qui succède aux grands dîners des fêtes et s’étire longuement avant que ne revienne l’émoi de déguster les premières asperges, vous ne la passez pas, comme beaucoup, à déprimer chaque soir devant une rébarbative assiette de nouilles célibatairement trop cuites.

De ce long arrière-hiver où les jours deviennent moins courts mais sont encore trop courts, vous avez appris à goûter la douceur, la lenteur, la quiétude. Vous savez en faire votre petite cuisine intime. C’est le moment de l’année où vous savez prendre le temps de revoir des gens que vous aimez de longue date, mais que vous voyez très rarement, pas tant par négligence que parce que leurs vies, au fil des années, ne s’agitent pas de la même façon que la vôtre.

Ainsi de ce garçon qui troubla vos quinze ans, qui vous fit comprendre à son corps défendant que votre désir était inadéquat au sien. Il vous semblait alors, à raison, que vous ne trouveriez votre propre corps qu’au contact du sien, et que son corps vous restât finalement toujours défendu vous fit longtemps souffrir. Cela faillit bien vous éloigner définitivement de lui. Puis il y eut heureusement d’autres corps, d’autres amours, et un jour une magie s’opéra : la beauté de ce garçon cessa de vous faire mal, et depuis vous le trouvez plus beau encore mais cette beauté vous fait du bien. Vous vous voyez de loin en loin, une ou deux fois par an ou parfois pas pendant trois ans, mais c’est chaque fois un bonheur sans heurts ni regrets de passer quelques heures ensemble à vous enquérir mutuellement de vos vies et du temps qui passe.

Cela se fait autour d’un dîner bon et sans aucune esbroufe, des plats de saison simples et chaleureux, qui ne vous retiennent pas en cuisine. Ce genre de moments vous réconcilie avec vous-même et le monde entier ou presque : vous ne regrettez pas les désirs ardents et malheureux de vos quinze ans, c’est-à-dire que vous ne regrettez pas de les avoir éprouvés alors, et encore moins de ne plus les éprouver aujourd’hui. Comme quoi, à défaut d’être devenu adulte, vous n’avez néanmoins pas cessé de grandir depuis lors, et vous constatez sereinement que jusqu’ici, vous vous en êtes porté mieux, de mieux en mieux.

RECETTE

SOUPE DE POIS CASSES

200 gr. de pois cassés, 1 bonne tranche de poitrine fumée, 1 noix de saindoux ou, mieux, de graisse d’oie ou de canard, 1 feuille de laurier, 1 branche de thym, sel, poivre, de la crème fraîche épaisse, du lait.

Dans une cocotte-minute, mettez à revenir quelques instants dans le saindoux ou la graisse d’oie la tranche de poitrine fumée, sans lui faire prendre trop de couleur. Ajoutez les pois cassés et un bon litre d’eau froide (les pois doivent être largement couverts), ainsi que le thym, le laurier, un peu de poivre et de sel (modérément, eu égard à la poitrine, et sachant que vous pourrez toujours rectifier plus tard). Fermez la cocotte et cuisez à feu moyen pendant 25 mn. Vérifiez alors la cuisson des pois : ils doivent s’écraser aisément. S’il reste trop d’eau, laissez bouillir quelque temps à feu doux, en veillant que le fond n’attache pas. Retirez la branche de thym, la feuille de laurier et la tranche de poitrine (qui pourra être consommée froide ultérieurement), puis mixez les pois en une purée assez épaisse. Tout ce qui précède peut être préparé à l’avance, il suffit de bien réchauffer, sans attraper, avant de servir. À cette purée qui doit être très chaude, mélangez une bonne quantité de crème fraîche et un peu de lait chaud si nécessaire pour obtenir un soupe de consistance très onctueuse. Rectifiez l’assaisonnement, servez et ajoutez une cuillerée de crème sur la soupe, pour faire joli.

POULET FERMIER A L’AIL

1 poulet fermier, 7 ou 8 gousses d’ail, 8 à 10 petites pommes de terre (ou moitiés de pommes de terre si elles sont plus grosses...), un peu d’huile d’olive, sel, poivre.

Pelez les pommes de terres, sauf s’il s’agit de pommes de terre nouvelles à peau très fine, que vous vous contenterez alors de bien laver et brosser. Épluchez les gousses d’ail entières. Salez et poivrez le poulet à l’intérieur et à l’extérieur. Introduisez 3 ou 4 gousses d’ail à l’intérieur du poulet et disposez-le dans une cocotte allant au four (verre ou fonte). Disposez ensuite les pommes de terre et les gousses d’ail restantes autour du poulet. Badigeonnez le dessus d’un filet d’huile d’olive, fermez la cocotte et mettez à cuire à four bien chaud (250 °) jusqu’à ce que le poulet soit bien doré, les pommes de terre fondantes dans le jus et colorées dessus (compter 45 à 60 mn selon la taille du poulet). Si le jus est très gras, veillez à en servir plutôt le « noir » en le décantant un peu à la cuillère et à égoutter de même les pommes de terre. N’oubliez pas les gousses d’ail entières, devenues fondantes. Prévoyez également une simple salade verte en accompagnement.

FAR AUX DEUX RAISINS

3 œufs, 100 gr. de sucre, 125 gr. de farine, 1/2 l. de lait, 1 pincée de sel, un peu de beurre pour le moule, du raisin blanc et noir, à grains assez gros.

Mélangez les œufs entiers au sucre puis ajoutez la farine jusqu’à obtenir une pâte homogène. Ajoutez ensuite progressivement le lait par petite quantité, puis la pincée de sel. La pâte ainsi obtenue est quasi liquide. Beurrez un plat à four. Coupez les grains de raisin en deux et retirez les pépins. Répartissez régulièrement les demi-grains dans le plat, peau vers le haut, puis versez la pâte dessus (doucement, pour ne pas trop bouleverser la répartition des raisins, qui flottent à la surface de la pâte). Cuisez environ 30 mn au four préchauffé à 220/240 °. Servez tiédi.