Vacarme 06 / Hervé Le Bras

Naître à la nation entretien avec Hervé Le Bras

Hervé Le Bras est démographe. Il dirige le laboratoire de démographie historique de l’EHESS, et fut pendant douze ans directeur de la revue Population. Il a publié de nombreux ouvrages, notamment Marianne et les lapins (1991), sur l’obsession démographique, Le sol et le sang (1994) sur la question de la nationalité. Il est un des seuls démographes à avoir une pensée critique de la natalité.

VACARME : L’idée de la naissance et de la filiation nous intéresse beaucoup, mais nous paraît relever essentiellement du domaine individuel. Or, actuellement, c’est un problème qui semble traverser tout le champ politique et rendre les gens un peu fous. On l’a vu avec les révélations de cet été sur l’eugénisme suédois, ou encore à travers l’étonnante levée de boucliers contre la suppression des allocations familiales aux plus favorisés. Simplement alors, on ne parle plus de naissance, mais de natalité. Vous qui êtes démographe, pouvez-vous nous dire comment est apparu ce concept ? Et en quoi est-il véritablement pertinent pour la science démographique ?

Hervé Le Bras : Il nous faut remonter en amont. La statistique et la démographie apparaissent vers le milieu du XVIIe siècle, avec ce qu’on appelle l’arithmétique politique, en succédant à un contexte dont il me faut vous dire un mot, celui de la Renaissance, qui sera par là comme annihilé. À la Renaissance se produit un développement de l’occultisme, de la magie, de toutes sortes de disciplines dont les cheminements sont complexes. Toutes ces disciplines sont en quelque sorte anti-astrologiques, c’est-à-dire que, grâce à elles, chaque individu peut fabriquer son destin. En 1453 paraît le livre très important de Marcile Ficin, le Livre de la vie, un plaidoyer pour apprendre au savant à vivre longtemps : apparition de ce qu’on appellera bien plus tard la macrobiotique. Et puis, avec l’interdiction des juifs en Espagne, en 1492, va se répandre en Europe tout un savoir, talmudique, kabbalistique. Bref, tout un ensemble d’instruments spécifiques se constitue, qui sont des instruments de prise en charge de sa vie par l’individu lui-même. J’ai compté le nombre de livres de macrobiotique, en vue d’avoir une vie longue, etc : au XVIe siècle en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, c’est ahurissant ! Ce sont des centaines de bouquins qui apparaissent, avec notamment les spéculations sur l’Hermès Trismégiste. C’est un thème omniprésent, dont l’idée dominante est : les individus sont responsables de leur vie. Cette idée-là va être entièrement cassée par l’arrivée de l’arithmétique politique. L’arithmétique politique dit : ce n’est pas l’individu qui est responsable de sa vie, c’est l’État. Pour vous donner un exemple : pour l’arithmétique politique, ce n’est pas l’individu qui meurt, c’est la mortalité qui frappe la population. C’est tout à fait différent ; vous passez d’une sorte d’indépendance ou de liberté à une sorte de soumission à ce qui deviendra bientôt la loi des grands nombres. L’arithmétique politique, c’est une discipline qui cherche à organiser la population au sein d’un État du style du Léviathan. C’est d’une gestion de la population qu’il s’agit : pour la première fois, la population entre dans la ligne de calcul pour définir la fortune d’un État. La population : non seulement le nombre des hommes, mais leur valeur, relativement à leur âge par exemple ; car un homme âgé va servir moins qu’un jeune. Il ne va donc pas représenter le même capital. D’où vient l’idée de calculer la survie, de calculer la mortalité, et vous voyez apparaître la démographie dans ce contexte de maîtrise des populations par l’État.

Seconde généalogie, plus proche, car elle remonte à une centaine d’années : l’eugénisme, et, plus profondément, ce qu’on a appelé le darwinisme social, c’est-à-dire l’extension des théories de Darwin, notamment l’idée d’évolution des espèces, l’idée de sélection des plus adaptés, à l’espèce humaine, considérée non plus comme une seule espèce, mais comme plusieurs espèces en concurrence. En France, l’auteur le plus connu dans ce domaine s’appelle Vacher de Lapouge. Il a écrit un livre, Les sélections sociales, qui a été beaucoup lu au moment de sa parution en 1898, et qui est le grand livre raciste français, pour dire les choses comme elles sont. Un peu partout, des darwinistes sociaux apparaissent, en Allemagne, en Angleterre, en Suède. C’est dans le cadre des débats sur le darwinisme social, c’est-à-dire sur l’aptitude à la reproduction des différents groupes humains, que s’est élaborée la représentation actuelle de la fécondité et de la natalité. Prenez ce qu’on appelle l’indice de fécondité, dont on nous rabat les oreilles parce qu’il serait au-dessous du seuil de renouvellement : au début du siècle, on l’appelait taux brut de reproduction, et il mesurait l’aptitude à la reproduction de différentes populations fermées, pour voir laquelle triompherait des autres. Le gros problème des darwinistes sociaux est là : alors que, dans les espèces animales, on assiste à la sélection des plus adaptés, dans l’espèce humaine, c’est la sélection des moins adaptés ; comme disent les Anglais : The survival of the unfits, parce que les pauvres ont une plus forte fécondité que les riches. Donc l’espèce humaine marche à rebours. Il y avait là un diagnostic de masse, et ce diagnostic pré-cède tout ce qu’a ensuite été le discours sur la fécondité.

À partir du moment où je tirais cette première généalogie, elle m’amenait sur le terrain de l’eugénisme et de ce qui séparait l’eugénisme du natalisme français. Il y a des composantes eugénistes dans le natalisme, je vous en donnerai une pour la France, mais d’une certaine manière, au départ, le natalisme n’est pas eugéniste. Être eugéniste, c’est considérer que la société va mal, parce que les classes supérieures ne se reproduisent pas assez et que les classes inférieures se reproduisent trop. Voilà le fondement de la pensée eugénique. Elle naît dans la succession de Darwin, essentiellement en Angleterre et aux États-Unis ; dans les pays scandinaves également. Ce qu’on appellera l’« eugénisme positif » consistera à encourager la natalité des classes supérieures, moyennant finances, pour combler le déséquilibre. L’« eugénisme négatif », c’est en revanche empêcher les pauvres d’avoir des enfants, notamment en les stérilisant. En 1911, le fils de Darwin, le major Léonard Darwin, qui dirigeait la société anglaise d’eugénisme, dira dans un discours célèbre : « Jusqu’ici, nous avons pratiqué l’eugénisme positif, en cherchant à aider les plus adaptés à avoir plus d’enfants. On doit considérer que nous avons échoué. Désormais, nous devons envisager l’eugénisme négatif, c’est-à-dire empêcher les unfits qui ont trop d’enfants d’en avoir autant. » Au départ, vous avez une spécificité anglo-saxonne dans l’eugénisme, qui tourne aussi autour des questions d’hérédité, avec Galton, le petit cousin de Darwin. En France, cela ne prendra pas vraiment à cause du discours nataliste. Ma thèse à ce sujet est que, du point de vue d’un certain nombre de fonctions, eugénisme et natalisme occupent la même place : une place de science biologique appliquée à la société. Ils ont tous deux cette prétention, surtout cette prétention-là : « appliquée ». Je pense donc que, lorsque l’un est présent, l’autre a beaucoup de mal à s’implanter.

Pour revenir à votre question sur la natalité, vous pouvez la définir très simplement : on rapporte les naissances à la population ; c’est tout bête, mais, une fois qu’on a rapporté le nombre de naissances à la population, qu’en conclure ? Connaître la natalité, pour l’histoire des mentalités, ce n’est pas inintéressant. Mais, pour aujourd’hui, ça ne sert à rien, puisqu’on ne sait pas, malgré les études historiques, s’il est bon ou mauvais que la population augmente ou diminue. Il y a les études les plus contradictoires qui soient à l’échelle mondiale, et même à l’échelle française. Donc sortir ce chiffre-là, pour moi, est une chose dangereuse parce qu’ensuite on va l’utiliser pour des mesures non fondées, qui seront simplement le fait de lobbies : catholiques, natalistes, nationalistes, parce que, désormais, le taux de natalité est comme l’étendard de Jeanne d’Arc des nationalistes. La façon dont le chiffre scientifiquement établi est utilisé dans le discours est non fondée scientifiquement, idéologiquement orientée, au service des partis, de l’État, parce qu’ils ont un meilleur contrôle sur l’usage des chiffres. Les chiffres ont toujours un certain rapport avec la tyrannie ; ils peuvent être utiles, mais il faut les surveiller, si je puis dire, démocratiquement. Et la démographie, qui est une discipline positiviste, sans historiographie, sans critique, joue comme science de gouvernement. Le démographe pense qu’il est un politique en train de faire une science appliquée, l’homme politique qu’il fait de la politique scientifiquement. Démographes, politiques : la rencontre entre deux rêves !

VACARME : Mais alors quelles sont les forces politiques et sociales qui se sont emparées de ce concept apparemment neutre de natalité, pour le mettre au service d’une idéologie proprement nataliste ?

H. Le Bras : Au XIXe siècle, les seuls véritables natalistes sont les révolutionnaires, notamment autour de Marx, parce que l’armée de réserve du prolétariat est une arme contre les capitalistes. D’ailleurs Marx insulte dans plusieurs de ses œuvres l’« horrible vicaire Malthus », comme il dit. Si on reprend un grand nataliste, de la fin du XIXe siècle, Jacques Bertillon, qui fonde l’Alliance française contre la dépopulation, il est plutôt de gauche, dreyfusard. Cette Alliance sera ensuite reconnue d’utilité publique, elle existe encore aujourd’hui, noyautée par le Front national ; mais Zola en est l’un des fondateurs. On peut être étonné, mais quand on a lu son roman Fécondité , on l’est moins : Zola est un nataliste exacerbé. Donc ils sont de gauche, mais, en même temps, si vous lisez Bertillon, pour lui, tous les étrangers sont dangereux, et même ceux qui sont naturalisés. C’est ce qu’il appelle les « faux nez français ». En somme, c’est l’idée, que l’on retrouve aujourd’hui chez les mêmes natalistes, et dans la même association, à droite cette fois, du Français de souche : c’est la souche qui doit se reproduire. Ce n’est pas vraiment raciste, c’est xénophobe, tout simplement. Cela distingue les Français, y compris les Bretons, les Alsaciens, des autres. C’est une vision politique, parce que la part nationaliste est plus forte que la part biologique. Par rapport aux natalistes, les populationnistes, qui sont pour l’accroissement de la population par tous les moyens, y compris l’immigration, sont a priori plus présentables. Ils disent : on prend tout ce qui vient. Napoléon était réputé pour cela, qui disait : « Donnez-moi quelqu’un, j’en fais un Français. » Il en avait besoin pour ses armées ! Quand on regarde dans le détail, la distinction est beaucoup moins nette, parce que, tôt ou tard, les populationnistes se mettent à faire des tris, à choisir les bonnes et les mauvaises populations. Et là, on entre vite dans une dialectique raciste. Pour ce qui est du natalisme, il apparaît en France après une phase malthusienne, au tournant de la guerre de 1870. Un tournant assez spectaculaire, parce qu’auparavant vous aviez par exemple des prix de tempérance malthusiens, qui donnaient une médaille et un peu d’argent aux femmes du peuple qui avaient su espacer leurs naissances (à l’inverse de ce qui se passe au XXe siècle avec le prix Cognac qui récompense les familles nombreuses.). La défaite de 1870, on l’attribuera à une fécondité insuffisante : soit punition divine châtiant la pratique de la contraception dans la version catholique, soit purement et simplement argument du nombre. Cet argument qui fonctionnera idéologiquement était faux, car l’armée française était en réalité plus nombreuse que l’armée de Bismarck ; simplement, elle n’était pas très douée, elle était mal équipée, elle n’était pas vaccinée, contrairement à l’armée allemande. Curieusement, l’Allemagne, elle, était malthusienne. Cet argument du nombre, il aurait dû disparaître totalement en 1945, quand deux bombes sont tombées sur Hiroshima et Nagasaki. Mais la récupération a été très rapide, assurée par Alfred Sauvy notamment, sous la forme : ce qui compte, ce ne sont pas les soldats, c’est l’armée des travailleurs. Au fond, c’est le retour, sous une forme embourgeoisée, de la thèse marxiste de l’armée du travail : parce que la guerre est économique, on est un grand pays si on a une force de travail importante.

À partir de 1974-75, quand arrivent la crise économique et le chômage, le natalisme ne meurt pas pour autant. On assiste à un dernier glissement : la variante familialiste, et la récupération par l’ordre moral, d’où une composante de plus en plus droitière. Avec des surprises cependant. On a vu Chevènement signer une pétition intitulée « Non au suicide de la France par la dénatalité », initiée par des gens de l’Alliance, liés à la droite dure et à l’extrême-droite. Dans ce texte, on trouvait l’argumentaire habituel, sur l’invasion par l’ennemi (les étrangers), mais s’y ajoutait l’argumentaire moral : tout ça, c’était parce que les familles n’étaient plus des familles composées, mais des familles « décomposées ». Alors la défense de la famille, dans le cas des catholiques par exemple, peut entraîner du natalisme, mais pas nécessairement. D’ailleurs, fondamentalement, la religion catholique n’est pas nataliste ; le meilleur état est celui de clerc, et si on ne peut faire mieux, on prend un conjoint pour calmer la chair. « Croissez et multipliez », c’est dans l’Ancien Testament, pas dans le nouveau.

Si la version familialiste du natalisme nous renvoie à la droite catholique, il faut remarquer que l’eugénisme avant Hitler est quelque chose de classé à gauche. Quand vous prenez Fisher par exemple, dont les textes, dans le chapitre Man and Society de sa General theory of natural selection, sont à faire dresser les cheveux sur la tête, c’est un socialiste anglais. L’Angleterre, du reste, a une particularité : le gouvernement anglais n’a jamais pris une mesure vraiment eugéniste, en dépit de tous ces discours, contrairement aux pays nordiques, et surtout aux États-Unis, où vous avez encore une « eugenic review ». Le nazisme, quant à lui, a pris des mesures eugénistes, mais il est beaucoup plus fondamentalement raciste. On peut dire que l’eugénisme conduit au racisme dans les sociétés démocratiques ; pendant le IIIe Reich, c’est au contraire le racisme qui a entraîné l’eugénisme.

Aujourd’hui, en France, une mesure comme le quotient familial, qui ne profite qu’aux riches, puisque, pour en bénéficier, il faut être imposable, est une mesure qu’on peut qualifier d’eugéniste. Quand je soutiens ce raisonnement, la droite pousse des hurlements, mais les économistes proches du PC disent : « Et alors ? » De même, sur la question des allocations familiales, front commun du PC et de la droite. C’est incroyable ! Car être contre le plafonnement, c’est comme être contre l’IGF !

Ma position est que toutes les idéologies de la population, qu’il s’agisse du populationnisme, du malthusianisme, de l’eugénisme, du natalisme, sont à considérer du point de vue des dangers qu’elles représentent pour la liberté de choix des individus. Toutes se réfèrent à une sorte d’effet pervers qui existerait du fait que, si tout le monde ne fait pas comme ci, ou si tout le monde fait comme cela, ça va mal finir. Autrement dit, la liberté de choix conduirait à un effet pervers. C’est un drôle de raisonnement, quand on y pense, par rapport à l’économie libérale, qui dit l’inverse. Elle prétend que seule la liberté de choix permettrait de réaliser l’optimum. En matière de démographie, la pensée dominante est : il ne faut pas laisser la liberté, parce qu’elle va empêcher de parvenir à l’optimum. Elle va produire des catastrophes. De toutes sortes.

Bibliographie complémentaire

  • L’invention de la France (Hachette, 1981) (en collaboration)
  • Les trois France (Odile Jacob-Seuil, 1987)
  • Population (Hachette, 1986)
  • La planète au village. (Datar-éditions de l’Aube, 1993)
  • Les limites de la planète (Flammarion, 1994)