inventer l’archaïque entretien avec Catherine Marnas

Catherine Marnas, metteur en scène, vient de monter L’Héritage, l’une des premières pièces de Bernard-Marie Koltès, au Théâtre des Abbesses. Elle avait monté, en octobre 1996, Don Quichotte, Che Guevara, Marcos au Théâtre de la Bastille.

Vacarme : Commençons par parler de ton spectacle Don Quichotte, Che Guevara, Marcos. Pourquoi rassembler ces trois personnages ?

Catherine Marnas : Quand j’ai connu l’histoire de Marcos, j’ai été frappée par le charisme et l’originalité du propos — entre autres, par le fait que les zapatistes étaient une armée qui devait disparaître, que le but d’une armée, c’était d’exister le moins longtemps possible, qu’ils avaient été obligés de prendre les armes. Je trouvais que l’utilisation qui en était faite ici n’était pas juste. Toute une gauche bien pensante s’appropriait l’affaire, sur le thème « nos frères les Indiens, regardez, les pauvres, comme ils sont malheureux ». Marcos ne dit pas : « Aidez-nous. » Il dit : « Certes, c’est très bien le regard de l’étranger sur nous, qui nous permet de ne pas être massacrés, mais vous, que faites-vous ? ». Le point de départ de mon spectacle, cela a été les treize mille morts par suicide par an en France, infiniment plus que les morts par accidents de la route. La cause de la mort d’une petite Indienne au Chiapas est la même que celle des treize mille suicides en France : un libéralisme sauvage, idiot, une mondialisation crétine, au sens le plus fort du terme. Pour moi, le problème est le même, même si là-bas les problèmes se posent de manière plus cruciale et plus concrète. Je voulais faire un spectacle sur : « Qu’est-ce que cela produit, Marcos, ici ? » Comment prendre cette parole, ici ? Qu’est-ce qu’on fait, nous, ici ? C’est bien beau de soutenir la lutte zapatiste, sans que cela ait jamais une incidence sur notre comportement ici.

Il y a des liens, des filiations importantes dans l’histoire. Quand Che Guevara est parti pour son premier voyage en Amérique Latine, il avait comme livre de chevet Don Quichotte. Il y a fait référence sans cesse : dans sa dernière lettre, par exemple, il écrit : « Pensez à votre petit condottiere du XXe siècle. » Et Don Quichotte, non pas dans le côté fou, mais dans le côté utopique, même si tout le monde dit : « C’est une folie. » Quand Marcos a commencé la lutte dans le Chiapas, il l’a commencée exactement là où Che Guevara l’avait laissée en Bolivie, sur le même schéma, la guerilla des focos : aller sur le terrain, vivre dans la montagne, trois ans à bouffer des racines, et petit à petit on va contacter les gens — et lui aussi en faisant allusion à Don Quichotte tout le temps. Il était important qu’il y ait cette filiation dans le spectacle : les choses ne sont pas surgies du néant, mais les grandes figures se retrouvent avec un fil. Je trouvais cela très beau.

Évidemment, je sais bien qu’on en est à faire des suppléments de Libération pour l’anniversaire de la mort de Che Guevara, et les critiques de cinéma se permettent de dire que maintenant Che Guevara, c’est un look — le look Che Guevara, et pourquoi pas le look Eva Peron ou Pinochet ? J’ai les cheveux qui se dressent sur la tête. On est dans l’ironie, dans le cynisme, dans le n’importe quoi. C’est la mauvaise conscience de ces gens par rapport à ce qu’ils ont raté. C’est le sens du début de mon spectacle : les acteurs étaient assis sur des chaises, il y avait une musique genre fin de soirée qui s’éternise, et ça attaquait sur les paroles de Journal intime de Nanni Moretti. À ceux qui disent : « Nous criions des horreurs dans les manifs et regardez comme nous sommes devenus moches », il répond : « Vous criiez des horreurs et vous êtes devenus moches ; moi, je criais des choses justes et je suis un superbe quadragénaire ! » Comme une façon de s’opposer aux gens qui ont rêvé et qui ne rêvent plus. Qui sont rentrés dans le réalisme avec un grand R, et qui disent aux générations qui viennent : « Ne rêvez pas, nous, on l’a fait à votre place et on s’est cassé la figure. »

VACARME : Je n’ai vu pour ma part aucune nostalgie dans ton spectacle.

C. Marnas : L’idée du spectacle, ce n’était pas de se dire : « Marcos, quel homme magnifique, et regardez les belles choses qu’il fait là-bas. » Le spectacle intervenait comme « gâchette de l’espoir » : il y avait là une parole qui d’un coup était évidente et qui permettait à chacun de réagir à son niveau et de faire les choses.

Cela commence à un niveau très individuel. Le spectacle lui-même était conçu comme cela. Quand tu es metteur en scène, tu travailles souvent avec une famille d’acteurs. J’ai cherché comment, en tant que metteur en scène, je pouvais faire quelque chose à mon niveau qui soit révolutionnaire pour moi — pas le train-train, pas la sécurité. Pour Don Quichotte, Che Guevara, Marcos, j’ai choisi le principe d’une distribution sur numerus clausus. Je n’ai pas contacté les acteurs, j’ai parlé du projet, et cela circulait. Tous les gens qui m’ont appelée jusqu’au dixième ont été pris. J’étais alors amenée à travailler avec des gens qui a priori n’avaient rien à voir avec moi, et qui venaient d’univers très différents. C’était mettre en pratique nous-mêmes ce qui faisait l’objet du spectacle. L’expérience du spectacle, c’était aussi, de fait, une expérience en dehors de la représentation, qui devait nous faire grandir nous.

Cela a été très violent, très difficile. Ou ça passait, ou ça cassait ; et du coup, cela a été magique. La force que nous dégagions alors était incroyable. Individuellement, chacun était différent. Il y a des petites lâchetés auxquelles tu te laisses aller par fatigue, qui d’un coup n’étaient plus là. Quand tu prends un taxi, et que le chauffeur de taxi commence à tenir des propos racistes, d’un coup tu te sens la force, le calme, la sérénité absolue pour lui dire : « Monsieur, vous me laissez là, je ne peux pas entendre ce discours-là. Je ne vous paie pas, et si vous n’êtes pas d’accord, vous appelez la police. » Et cela avec un calme... Tous les soirs, il y avait une rencontre avec le public. 85% des gens restaient. On était obligés de les mettre dehors. Les gens disaient : « Cela m’a donné une envie folle de faire des choses, une force inouïe, mais je ne sais pas comment l’employer. »

VACARME : Comment décrirais-tu un peu plus ces figures — Marcos, Che Guevara, Don Quichotte —, pour que l’on ne te taxe pas d’angélisme, dans un prétendu débat entre angélisme et réalisme ?

C. Marnas : C’est surtout une gâchette, selon l’expression de Marcos : « Je voudrais être une gâchette de l’espoir. » Renvoyer à une chose individuelle, active, réelle, que tu mets ou essaies de mettre en application, chaque jour, chaque minute. Ce ne sont pas des figures sublimes et intouchables. Ces images, elles font rêver au sens positif. Rêver, c’est se dire : « Oui, il y a une image qui me plaît parce que cela me renvoie de la force, cela me renvoie ma force », et non pas se laisser bouffer par une image, par un maître, par un héros, par un Christ, par un papa...

Nous parlions l’autre soir du débat sur l’immigration, et de la reprise des pétitions pour la régularisation de tous les sans-papiers. Tu m’as dit : « Ça va bien avec le réel et le réalisme, le réel s’occupe assez de nous. » Cela rejoint une chose que dit Marcos. Il dit que ce qu’on apprend aux technocrates mexicains dans les grandes universités, c’est : « Aie l’air de savoir ce que tu fais. » Le libéralisme est en fait une petite politique, au jour le jour, une petite politique de petits intérêts. Il n’y a pas de plan, pas de concertation. On imagine une machination terrible, qu’on a à faire à un ennemi très ciblé, très précis, très organisé, machiavélique. En fait, ce que dit Marcos, et qui est parfaitement nouveau, c’est qu’il s’agit de gens qui font leurs intérêts au jour le jour et qui ne savent pas où ils vont. Il ne faut pas que nous nous enfermions dans cette logique-là — nous qui avons le luxe inouï d’avoir le temps de penser, de réfléchir les choses. Si on ne les rêve pas, les choses n’avanceront jamais. Pensez à l’esclavagisme. Il y avait toutes les raisons économiques pour que cela dure. Il faut bien qu’il y ait ce regard porté plus loin.

Un plus un plus un

VACARME : Comment fais-tu le rapport avec Koltès ? Avant L’héritage, tu avais déjà monté Roberto Zucco au Mexique.

C. Marnas : Le lien se fait sur l’émotionnel. Le rapport avec Koltès est très étrange, il est pour moi du domaine d’une reconnaissance, il y avait un écho dans son écriture qui touchait des choses très profondes en moi. Ce n’est pas une parole directement politique. Koltès a été au PC, puis en est parti, mais il ne s’agit pas dans L’héritage de rapports sociaux à proprement parler. Même quand Koltès parle de mai 68, très indirectement, quand il parle de « la meute de chiens », il le centre toujours sur l’individu. Il faut arrêter de parler au nom d’une masse, d’une globalité, si ce n’est pas centré sur l’individu. C’est ce que dit Thérèse, à la fin, sur la Révolution : « Il faut vite les rejoindre, tant que leurs forces sont encore dans leurs mains, avant que leurs traits n’enlaidissent, avant qu’ils ne portent tous une tête de chien. » Et c’est ce que dit Anne-Agathe, aussi, magnifiquement : peut-être, j’ai peur, en effet, mais ce n’est pas la peur qui me fait parler — vous, c’est votre peur, même si vous vous croyez forts, même si vous vous réunissez en croyant pousser des racines, alors que vous ne faites que vous enfoncer plus lourdement dans le sol — avec ce regard qui va à l’autre, qui te renvoie ton propre regard, cette espèce de sécurisation stérile.

C’est une position très lucide, puisque Koltès a commencé à l’écrire en 1969, à une période de pleine euphorie. Se recentrer sur l’individu, cela me paraît essentiel — sans que ce soit de l’individualisme pour autant. C’est qu’il faut savoir d’où ça part, pourquoi ça part, comment ça part, pour que ce soit fort. Un plus un plus un.

VACARME : Pour ton spectacle Don Quichotte, Che Guevara, Marcos, est-ce que cela pouvait prendre une autre forme que celle d’un atelier ?

C. Marnas : Oui. L’idée, c’était de commencer par exposer cette expérience au public. Le public a réagi de manière magnifique, ils disaient : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous, qu’est-ce que je peux faire pour moi ? » En revanche, aucune réaction des gens du métier. On est train de liquider le spectacle, en ne considérant plus que le spectateur est un individu, mais une masse informe — en ne voulant que s’adresser massivement à une masse. Si cela continue comme cela, le théâtre va cesser d’exister. Tous les fans de théâtre ont le souvenir d’un choc émotionnel, d’une chose particulière au théâtre, et qui permet qu’il y ait cette envie-là, que ce miracle se renouvelle. Si on fait des spectacles lisses, intelligents, consensuels, on va continuer à aller au théâtre par mauvaise conscience, et puis, petit à petit, on se lassera. J’ai vu hier une conférence de Grotowski, qui déclare que tout le travail du théâtre de laboratoire, c’est de s’adresser à une personne, à un individu. Du coup, quand cela touche, cela touche fort. Cela part du plus subjectif, du plus affectif.

VACARME : Quelle est ta position par rapport à l’enseignement du théâtre, au théâtre amateur, quand tu dis que le théâtre va si mal ?

C. Marnas : Le théâtre-amateur, qui repose sur l’amour et le désir de faire les choses, c’est bien sûr magnifique. Je ne suis pas du tout méprisante par rapport à cela. Mais en France, depuis quelque temps, je me rends compte d’une chose — comme d’un effet pervers. De plus en plus de gens veulent faire du théâtre, mais très peu veulent en voir. C’est comme si les gens qui étaient passionnés de foot voulaient jouer au foot, sans jamais voir un match. Je me rappelle d’une parade à Avignon qui avait le plus de succès, c’était des gens qui prenaient des spectateurs et leur demandaient de faire ceci, cela. Quand je tire un coup de revolver, vous criez : « ah... » ; quand je fais ci, vous faites ça. Les gens veulent faire.

En politique, en revanche, on a l’impression qu’il y a une remise totale. Plus qu’une remise, d’ailleurs. Une façon de se dire : non seulement « je me démets, et ils font ce qu’ils veulent », mais « de toute façon, c’est tous des pourris, et ce n’est pas la peine ». J’essaie de combattre cela — dans le rapport au pouvoir, par exemple, en tant que metteur en scène. Montrer comment un acteur est dans une position de fragilité qui consiste à se remettre dans le regard de quelqu’un d’autre. C’est un don, un abandon positif, mais il faut être vigilant et que ce ne soit pas une demande de prise en charge totale. Il faut savoir être présent en renvoyant aux acteurs une vraie responsabilité, une vraie autonomie. Quand on voit l’engagement des acteurs dans L’héritage, si ce n’est pas un engagement politique, ça...

VACARME : Il y a dans ton spectacle une générosité des effets. Cela commence par cette fabuleuse robe orange, le son, des effets d’eau, des effets de poussière.

C. Marnas : Oui. La mode est à la sobriété et à l’épure, d’ailleurs très onéreuse. Nous, on fait dans l’abondance pauvre. Ou le jeu de l’acteur : toute ma recherche en théâtre passe par l’acteur. Or ce jeu est résolument à contre-mode : on me parle de sur-jeu. Je suis en lutte contre quelque chose qui s’est installé sur bien dix ans. C’est compliqué de balayer ces résistances-là. On peut être malin en mise en scène, et je pense que je peux le faire, et donc j’ai tout le temps lutté contre cela. « Non, là, cela ne va pas, tu te protèges, là. Ne te protège pas. Ne finasse pas. » C’est une exigence d’exposition totale.

Les gens, comme des bateaux

C. Marnas : L’héritage renoue avec une tradition du théâtre qui est très ancienne. Je crois qu’on est en train d’essayer d’inventer de l’archaïque, pour reprendre une expression de Grotowski. Quelqu’un m’a dit que L’héritage ne l’avait pas renvoyé à du théâtre occidental, mais à d’autres théâtres, à d’autres civilisations ; que c’était quelque chose qui avait à voir avec l’envoûtement et la transe... Ou à la tragédie grecque, que l’on n’a pas connue. Ce qui est amusant, c’est que c’est passé par le biais d’Artaud, et que c’est venu tardivement, comme un commentaire de quelque chose qui était fait, plus que comme un principe. Maeterlinck était comme une sorte de principe : le nocturne, la libération des tabous du nocturne. Le théâtre comme rejoignant ce nocturne-là, les terreurs de l’enfance, toutes ces choses enfouies. Je savais en lisant le texte que, si on trouvait sa force, elle serait dans ce nocturne. Artaud est venu après, le théâtre comme une peste pour libérer des abcès qui crèvent. Et quand on se rappelle à quel point il était lui-même fasciné par d’autres théâtres, d’autres rites...

VACARME : La parole de Marcos est étrange à ce titre. Il a un drôle de rapport au conte, à la fiction, à l’histoire, dans sa parole politique.

C. Marnas : C’est très archaïque, cela passe par la tradition orale, les légendes... Marcos dit que lorsqu’il est parti dans le Chiapas, il est parti en reprenant le flambeau où l’avait laissé Che Guevara et que cela a basculé. Il pensait allumer des feux, en partant avec six hommes. Il pensait rassembler autour d’eux dix personnes, puis vingt, puis trente, qu’ils allaient former. Et il dit s’être trouvé face à des gens qui avaient une pratique de la démocratie bien plus avancée que la sienne. Il n’y a pas là-bas une nation, mais un rassemblement d’ethnies incroyablement différentes. Chaque communauté a un porte-parole. Il est tombé sur une vraie organisation très démocratique, où les femmes, les enfants, à partir de douze ans, participent aux assemblées, et il écrit : « Je me suis mis à leur service. » C’est pour cela qu’il est le sous-commandant Marcos. Les commandants sont des Indiens. Il s’est mis à écouter leur parole, et cela a changé sa manière de penser. Il sait manier la plume de manière à ce que cela touche les gens loin de là où ils sont. C’est une sorte d’écrivain public.

Pour reprendre sur L’héritage, on me dit que les images continuent à travailler, même de manière inconsciente, bien après le spectacle. D’un coup, le réel est changé.

VACARME : S‘il y avait plus de choses à voir qui produisaient de tels effets, les gens voudraient moins faire, et plus voir. C’est l’idée grecque de lakatharsis : quand tu vois, tu fais. Il y a très peu de spectacles qui offrent une telle intensité. Le désir de « faire » dont tu parlais, ce n’est peut-être pas que du narcissisme, mais ce peut être la recherche de quelque chose d’une intensité qu’on n’obtient pas en voyant, ou en voyant des choses si rares qu’on ne va tout de même pas attendre un spectacle tous les deux ans, ou tous les dix ans...

C. Marnas : Mais, cela prend, chez ceux qui veulent faire, la forme la plus plate, le cliché de la scène, le cliché de l’acteur. La première chose qui sort, c’est le cliché. C’est la première évidence. Le plus dangereux, c’est lorsque le théâtre professionnel reprend cette idée. Les acteurs prennent la formation de Stanislavski à l’étriqué. Cela devient des stéréotypes. Cela devient : « la peur, c’est cela », un geste, « les larmes, c’est cela », un autre geste.

VACARME : C’est qu’alors on se borne à se donner soi-même en représentation. Les personnages de l’épopée sont animés d’un souffle qui les excède considérablement. Dans l’épopée, il y a quelque chose qui ne se réduit pas à une rencontre entre des personnages, où ceux-ci sont des éléments animés et instables dans quelque chose de plus vaste : dans Achille qui pleure Patrocle, il y a quelque chose d’Achille qui diffuse bien loin de son personnage, il y a un récit beaucoup plus grand dans lequel les forces sont étoilées, en réseau.

C. Marnas : Cela rejoint ce qu’écrit Koltès sur le choc des bateaux, en 1970 : « Dans une personne, ou dans un personnage, c’est un peu comme si une force venant du dessus pesait sur une force venant du sol, le personnage se débattant entre eux, tantôt submergé par l’une, tantôt submergé par l’autre. On a parfois donné à l’une le nom de Destin, mais cela me paraît trop schématique — ou trop facile ! Dans les rapports entre les personnes, c’est un peu comme deux bateaux posés chacun sur deux mers en tempête, et qui sont projetés l’un contre l’autre, le choc dépassant de loin la puissance des moteurs. Bien au-delà d’un caractère psychologique petit, changeant, informe, il me semble y avoir dans chaque être cet affrontement, ce poids plus ou moins lourd qui modèle avec force et inévitablement une matière première fragile — et le personnage est ce qui en sort, plus ou moins rayonnant, plus ou moins torturé, mais de toutes façons révolté, et encore et indéfiniment plongé dans une lutte qui le dépasse. » Il disait encore, dans la même lettre : pourquoi s’interroger sur la psychologie, pourquoi s’interroger sur ce que les gens ont de plus petit, de plus étriqué en eux ?

VACARME : Ce que tu dis là est comme le contrepoint de ce que tu disais tout à l’heure, à propos du capitalisme. D’un côté, tu règles son compte à l’idée du grand monstre, de l’universelle araigne, en disant, dans la foulée de Marcos, que le capitalisme n’est jamais qu’un conglomérat de petits intérêts mesquins, de petites choses lamentables. Et de l’autre, l’issue, ce serait de se laisser déborder, à partir de l’individu, mais au-delà de lui... Justement : quelle forme pourrait prendre un tel débordement ?

C. Marnas : Sûrement pas la forme d’une foule. J’étais au Chiapas, à la première rencontre intergalactique. J’ai vieilli politiquement de dix ans en quelques jours. J’ai retrouvé un peu quelque chose qui rejoint ce qui est décrit dans L’héritage, sur la meute. Quand des gens se retrouvent à trois mille, ils se sentent plus forts et il n’y a plus d’autonomie, plus d’individu. Marcos parle beaucoup de dignité, et c’est très important. Je ne retrouvais pas cette dignité dans la masse.

VACARME : Tu rappelais la manière dont Marcos insiste sur la dignité. Elle marque là aussi, sans doute, un lien à l’épopée. Il y a un mot grec pour cela, l’aidôs, un terme archaïque, difficile à traduire, qui signifie sentiment de retenue, respect, pudeur, ou dignité. L’aidôs, c’est ce que les guerriers pouvaient se crier entre eux. C’était une stimulation, par un signe de reconnaissance et un signe d’appartenance, sans que ce signe soit un signe d’identité. On n’est pas pareil, mais on participe de quelque chose que l’on peut se crier — sans se retrouver enfermé dans un atome de sujet. Ce cri de ralliement ne renvoie pas du tout à la formation d’une « foule »...Est-ce que le théâtre permet de conjurer cet effet de taille, cet effet de foule ?

C. Marnas : Oui, en parlant toujours à un individu, sans cette globalité du public, cette masse, avec ce danger du consensus. S’adresser à un spectateur unique — ce qui encore une fois n’est pas du tout de l’individualisme. Je voudrais finir sur la situation présente au Chiapas — présente, je veux dire aujourd’hui à la mi-décembre 1997. J’ai reçu un coup de téléphone d’un acteur mexicain de Zucco, très impliqué dans la lutte zapa-tiste, qui s’étonnait du silence des journaux européens sur la situation très préoccupante au Chiapas._Apparemment, les brigades blanches, milice payée par les gros propriétaires terriens, sont repassées à l’offensive ; plus armées que jamais, elles incendient et assassinent, obligeant les villageois à se replier dans les forêts où, encerclés, ils meurent de froid et de maladies. Il ne faudrait pas que l’engouement pour Marcos, la lutte zapatiste, les rencontres intergalactiques ne mène qu’au regret et à la déploration après coup, si le mouvement zapatiste vient à disparaître — sans que personne n’ait rien fait quand il le fallait, c’est-à-dire maintenant.