Vacarme 06 / démocratie

quel droit du travail aujourd’hui ? entretien avec Thiennot Grumbach

Le modèle actuel de régulation des relations socio-professionnelles est en crise, on ne cesse de le répéter un peu partout. On assiste à l’effritement constant des protections offertes au salarié par le droit du travail et le syndicalisme. Sous couvert de flexibilité, de contractualisation, d’individualisation, les nouvelles formes d’organisation du travail tendent à faire porter le poids de l’incertitude économique sur le seul salarié. Ce serait à lui, exclusivement, de s’adapter et de se sacrifier en cas de difficultés de l’entreprise. Le management traduit concrètement ce nouveau déséquilibre des rapports de forces entre l’employeur et l’employé. Avec lui, la logique de la compétence s’étend au contrat de travail et à la définition des postes. Qui n’a jamais été confronté au besoin de faire la preuve de son sens de l’adaptation, de sa motivation, de son adhésion à l’entreprise, de ses talents relationnels, etc. ? Autant de compétences qui font de plus en plus référence à la psychologie et au caractère. Or l’évaluation de la compétence est extrêmement difficile à effectuer et ouvre la voie à l’arbitraire. Les licenciements motivés par cette approche de l’incompétence ne cessent de se multiplier. Le droit du travail est un peu démuni, pour l’instant, face à ce genre de contentieux. Mais c’est aussi un domaine d’action et de réflexion de première importance pour saisir ce qui est en train de se passer. C’est pourquoi nous avons rencontré Tiennot Grumbach, avocat engagé de longue date à gauche pour la défense des salariés et acteur reconnu du rapprochement entre le droit et le combat politique. Car la question des déséquilibres dans les relations salariales est aussi profondément politique. La gestion des ressources humaines, en faisant toujours primer le singulier sur le collectif, comporte une ambiguïté radicale : elle tend à « attacher » de manière définitive des compétences aux individus. Elle contribue donc activement à la « naturalisation » des inégalités entre des personnes aptes, soit à travailler ou chômer, soit à commander ou obéir. Comme le souligne T. Grumbach, certaines atteintes au droit du travail sont non seulement défavorables au salarié, mais aussi liberticides. C’est la question de la liberté individuelle dans une démocratie qui est en jeu avec le développement des nouvelles techniques de management.

VACARME : Quelle est la place du droit actuel dans l’exécution du contrat de travail et face à la transformation des entreprises ?

T. Grumbach : Le droit continue à jouer un rôle essentiel d’assujettissement au pouvoir hiérarchique, de contrôle disciplinaire et de cantonnement des libertés des salariés au sein des entreprises. Dans la période récente, c’est principalement au travers du dispositif de la loi quinquennale qu’il y a eu une grande involution du droit du travail. La loi du 20 décembre 1993 a en effet remis en cause les principes du droit civil et du droit du travail tels qu’ils existaient en France depuis l789. Autrement dit, la modification que les artisans de la défense des droits des travailleurs peuvent attendre de la gauche, c’est la suppression pure et simple de l’article L 32l-l-2 du code du travail.

VACARME : Pourquoi parler de retour en arrière et non d’évolution du droit ?

T. G. : La doctrine en droit du travail est principalement d’inspiration sociale-démocrate et chrétienne démocrate. Elle s’est progressivement construite autour de l’articulation des effets du « couple maudit » du code civil en matière de droit du travail : les articles ll34 et ll42. L’article 1134 proclame : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». L’article 1142 indiquant de façon plus terre à terre : « Toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas d’inexécution de la part des débiteurs. » Ainsi, la faute commise par l’employeur vis-à-vis de « son » salarié, notamment en cas de licenciement abusif ou sans cause, ne renvoie qu’à des compensations indemnitaires et non à la réintégration dans l’emploi. C’est la consécration la plus apparente du fait que le droit du travail trouve sa source dans la reconnaissance de l’inégalité dans les relations du travail. En effet, par nature, les relations du travail sont inégalitaires. Or la protection des salariés réside paradoxalement dans la reconnaissance de cette inégalité. Ce point de vue dialectique est souvent difficile à faire comprendre aux salariés victimes des effets de cette inégalité.

L’histoire a voulu qu’à partir d’une conception idéelle de la démocratie on ait inventé en l789 la fiction de l’égalité des droits individuels dans le cadre du contrat de travail. Auparavant, le droit reconnaissait les relations collectives et les sujets collectifs. Sous la pression révolutionnaire de l789, on inscrit dans le droit positif le mythe de l’égalité des citoyens devant la loi dans les relations de travail. Au moment de l’élaboration du code civil, il y a eu un grand débat public à la Convention. Allait-on créer un contrat spécifique ou allait-on considérer que les relations de travail pouvaient s’incorporer intégralement dans le contrat de droit commun ? Finalement c’est la seconde thèse qui l’a emporté, puisqu’il n’y a eu que deux articles spécifiques sur les relations du travail dont l’un disait qu’en matière de contestation sur la quotité des gages et des salaires échus « le maître est cru sur sa propre parole ». C’était exactement la même formule que celle du code de l’esclavage de Louis XIV en cas de contestations judiciaires entre maîtres et esclaves. Pour le reste, c’était le droit commun. Autrement dit, on a créé une égalité idéelle. En interdisant les corporations, on a supprimé les sujets de droit collectif qui existaient dans l’Ancien Régime pour privilégier le droit du travail à partir du contrat individuel. On sait que le droit anglo-saxon s’est construit tout à fait autrement.

VACARME : Le contrat de travail en France était donc un contrat de droit commun...

T. G. : Cette vision n’a pas résisté à l’air du temps et l’histoire sociale de 1793, 1848 à 1871 s’est faite contre cette conception idéaliste de l’égalité des droits et toute l’histoire du droit du travail s’est faite pour limiter les effets pratiques de cette fiction. Soit c’était la révolution, soit c’était le réformisme.

VACARME : Et c’est le réformisme qui l’a emporté...

T. G. : La loi Le Chapelier qui supprime les corporations est toujours dans notre droit positif ; c’est l’article 4l4 du code pénal. Elle n’a été réformée qu’une fois, en l864. Or la loi le Chapelier a consacré l’inégalité des parties au contrat de travail. Ainsi le délit de coalition, dans sa première version, condamnait de peines de prison l’action concertée des « ouvriers » pour faire augmenter les salaires et de peines de prison celle des « patrons » pour les faire baisser. La loi du travail était donc, dès l’origine, plus égale pour certains que pour d’autres. Cette inégalité a conduit à privilégier le droit individuel sur le droit collectif. D’où la faiblesse du droit syndical et du droit des conventions syndicales dans ce pays. C’est cette inégalité de fait des citoyens face au statut juridique des cocontractants dans les relations de travail qui a conduit le législateur à apporter au fur et à mesure des décennies un certain nombre de protections contre l’inégalité entre employeurs et salariés.

VACARME : Pourquoi l’évolution du droit du travail en France est-elle si particulière ?

T. G. : Le droit anglo-saxon a reconnu tout de suite les sujets de droit collectif. Au contraire, la construction du droit du travail français n’a retenu la socialisation qu’au travers des risques du travail, d’où la loi sur les accidents du travail, la loi sur les maladies, etc. C’est un système assurantiel qui ne protège pas le contrat individuel, mais assure collectivement contre les nuisances sociales de l’exécution des contrats inégalitaires.

VACARME : En quoi la loi quinquennale remet-elle en cause cette architecture juridique ?

T. G. : On sait que, de l789 à la loi quinquennale, le mythe juridique de l’égalité des droits a eu une forte prégnance. Ce sont les principes généraux du code civil qui déterminaient la question de l’embauche, de l’exécution et de la rupture dans le cadre du contrat de droit commun. En cas de conflit, on regardait, si possible au travers d’un contrat écrit, quelle avait été l’intention commune des parties au niveau de l’embauche. Puis on regardait les évolutions qui permettaient de savoir si à un moment donné cette intention commune avait évolué, s’il y avait eu des novations expresses consenties par les deux parties. On supposait que l’employeur avait consenti aux augmentations de salaire et qu’il y avait sur ce plan une novation expresse même si elle n’était pas écrite.

VACARME : Et quand il n’y avait pas de novations expresses ?

T. G. : Le salarié était alors supposé ne pas avoir consenti à cette modification du contrat de travail. Le silence des textes ne jouait jamais contre lui. Ce que la loi quinquennale a bouleversé dans le droit du travail, c’est que le silence du salarié joue contre lui. Désormais, dans l’exécution du contrat de travail l’employeur qui veut modifier leurs conditions d’exécution n’a qu’une chose à faire : écrire au salarié pour lui notifier les modifications essentielles de son contrat. Celui-ci n’a ensuite qu’un mois pour accepter ou refuser, dans une procédure binaire, oui/non, qui ne laisse aucune place à l’appréciation de la complexité des rapports de travail.

VACARME :Pourquoi cette procédure doit-elle être interprétée comme un recul de la protection des salariés ? Ceux-ci sont libres de refuser.

T. G. : Parce que, passé le délai d’un mois, en absence de réponse, vous êtes censé avoir accepté la proposition de l’employeur. Ainsi, pour la première fois depuis l789, le silence du salarié joue contre lui. Dans l’exécution du contrat, la subordination a perdu de sa force protectrice par rapport au pouvoir hiérarchique ou au pouvoir disciplinaire de l’employeur. Tous les outils aujourd’hui sont entre les mains de l’employeur pour modifier, classifier, rendre les choses mobiles, flexibles comme on dit aujourd’hui. Le pouvoir d’organisation est reconnu comme de même niveau que le pouvoir disciplinaire. En cas de conflit, il va falloir parler d’abus et apporter la preuve que la proposition de modification n’a pas été faite dans l’intérêt de l’entreprise mais à l’encontre de la personne du salarié. C’est le salarié désormais qui aura la charge de la preuve de l’abus commis à son encontre.

VACARME : La loi quinquennale répond-elle aux développement des pratiques managériales ?

T. G. : La loi quinquennale favorise l’adaptation des modes de l’organisation du travail contemporain à la flexibilité maximale au profit du management de l’entreprise et à l’encontre des droits acquis des salariés, qu’il s’agisse de droits collectifs ou de droits individuels. Dans le dispositif de l’article L321-1-2, c’est l’employeur qui prend l’initiative de la modification des conditions de travail. Il est supposé l’avoir fait dans l’intérêt de l’entreprise. Qu’appelle-t-on l’intérêt de l’entreprise ? Est-ce seulement l’intérêt des détenteurs de capitaux financiers ? Est-ce l’intérêt de l’institution entreprise dans sa pérennité, dans son emploi, dans son capital, dans sa technologie ? La loi quinquennale en l’état impose l’idée que le management est seul détenteur d’une vision de l’intérêt de l’entreprise qui est réduite aux seuls intérêts des détenteurs du capital.

Ceux qui défendent une conception institutionnelle de l’entreprise se refusent à limiter la défense de ses intérêts à ceux de ses actionnaires. Soit on voit l’intérêt de l’entreprise au travers de la seule finance, soit on s’intéresse à la « composition organique du capital » et on prendra en compte, pour juger de sa pérennité, le fait qu’elle engendre d’autres valeurs : valeurs d’épargne, d’investissement, d’emplois, de savoir-faire, d’histoire sociale, etc.

VACARME : Les modalités d’exécution du contrat de travail n’ont-elles pas aussi changé de nature avec l’évolution des entreprises et leur internationalisation ?

T. G. : Les cultures d’entre-prise européennes sont aujourd’hui confrontées à la restructuration, au développement externe, à la filialisation et aux externalisations des groupes de sociétés. On a des groupes dans lesquels se superposent de très nombreuses conventions collectives de branche et des accords de groupe, sans compter les usages et les engagements unilatéraux des directions pris devant des institutions représentatives diverses et variées dont certaines sont spécifiques au sein de tel ou tel groupe, voire européenne ou internationale. Dès lors, les politiques de mobilité et d’organisation spécifique des conditions de l’exécution des contrats de travail, où se font-elles ? Dans le groupe ou dans les branches ? Dans le groupe, bien entendu. La jurisprudence le démontre. Prenons l’exemple du « secteur d’activité ». La convention collective ne connaît pas la notion de secteur d’activité. La jurisprudence de la Cour de cassation toutefois le reconnaît. Par ailleurs, la construction de l’Union Européenne impose un certain nombre d’institutions représentatives, ne serait-ce que le comité européen. Cela conduit à de nouveaux dysfonctionnements, de nouvelles distorsions du droit. Le droit du travail est un droit de désordre, ce n’est pas un droit de l’ordre. Un droit de l’ordre serait un droit mort. Or les entreprises sont vivantes et les salariés aussi ! C’est par leur confrontation dans le protagonisme social que se créent tous les jours le nouveau droit du travail et ses nouveaux équilibres, éphémères, précaires et provisoires. Contrairement à ce que soutiennent trop de juristes, cette insécurité juridique et judiciaire n’est pas née de l’actualité, des influences, ou de la composition de la Cour de cassation. Elle est consubstantielle aux exigences du changement économique et social. C’est ce qui conduit aux adaptations prétoriennes du droit du travail et explique pourquoi comme pour les plantes, la jurisprudence naît par le bas.

VACARME : C’est du désordre en mouvement...

T. G. : Oui, le mouvement est créatif, forcément. C’est pour cela que la réflexion théorique sur le droit du travail est si intéressante. Prenons pour seul exemple la constatation très banale qu’il n’existe pas de code du travail, mais une simple codification. La codification est en mouvement. Elle conduit à la reconnaissance du principe de l’adaptation permanente, à la reconnaissance du désordre en mouvement. Certains articles sont encore le reflet de situations anciennes alors que d’autres reflètent les situations nouvelles. Tout cela crée un désordre positif.

VACARME : Mais, en même temps, la réflexion sur le droit ne contribue-t-elle pas à couper les praticiens des salariés qu’ils défendent ?

T. G. : Ce que vous dites est vrai. Ce qui fait que nombre de juristes du mouvement ouvrier, comme les juges prud’homaux, les défenseurs syndicaux, etc., sont pris pour des intellectuels par leurs camarades. Le droit apprend la réflexion et l’apprend fort. Cela fait des années que je dis que les Conseils des Prud’hommes sont la plus grande université de droit social de ce pays. l5 000 élus patrons et salariés en permanence ce n’est pas mal. Mais c’est vrai que les juristes syndicaux apparaissent parfois comme trop coupés du quotidien et focalisés sur la règle de droit. De mon point de vue, ce n’est qu’une apparence, car ils posent des problèmes utiles pour le développement du mouvement social.

VACARME : Parlez-nous des clauses d’évaluation des performances.

T. G. : Il y a un rapport entre l’évaluation des performances individuelles et la flexibilité de l’appareil de production. Cette réflexion révèle de vrais problèmes juridiques et sociaux. Toute la démarche du juriste consiste à aller du simple au complexe et du complexe au simple. C’est une démarche qui demande du temps, mais qui est nécessaire. Ceux qui n’appréhendent pas la complexité ont des chances de ne pas faire simple, ou de faire dans le « simplisme ». Le simplisme c’est : « Je dis tout haut ce que vous pensez tout bas. » Appréhender le complexe, au contraire, demande du temps pour saisir l’essentiel et le rendre compréhensible. C’est nécessaire pour alimenter le débat d’idées et la démocratie. L’entreprise est un monde complexe, l’entreprise internationale encore plus. Le monde dans lequel nous vivons, le régime de la concurrence à outrance par le marché « mondial », est aujourd’hui plus complexe qu’il ne l’était auparavant. Ce qui ne veut pas dire qu’au siècle dernier il ne l’était pas déjà.

La question des outils du droit qui accompagnent la flexibilité est difficile. Le plus simple est de prendre un exemple : celui d’un plan social anglo-saxon d’un cynisme total. L’entreprise gagne de l’argent, mais se propose de licencier plusieurs dizaines de salariés, tout en reconnaissant que le groupe lui demande de maximiser les profits et que ses objectifs fixés n’ont pas été tenus. Or cette entreprise n’a pas cessé d’augmenter sa productivité et sa part de marché. Pour autant, elle ne gagne pas suffisamment d’argent par rapport aux objectifs des actionnaires. Sa délocalisation dans un pays émergeant du Sud-Est asiatique ou de l’Europe de l’Est s’impose donc. C’est une vision de l’entreprise qui est très parcellaire puisqu’elle ne passe que par les profits.

VACARME : Quelle est l’influence de cette vision sur le droit ?

T. G. : Est-ce que les formes nouvelles de gestion de l’entreprise influencent le droit du travail ? La réponse, je vous l’ai dit, c’est oui. L’essentiel porte sur la flexibilité du contrat au travers de la loi. La question pertinente devient alors : l’objectif de l’entreprise n’est-il pas, en utilisant toutes sortes de méthodes psychologiques, de faire participer les salariés à leur propre exploitation ? Sûrement. Pour le montrer, prenons le cas des techniques d’adhésion. La notation mise en œuvre par l’encadrement dans les entretiens d’évaluation des objectifs et des performances est prise en compte dans l’évolution des carrières si elle intègre un certain nombre d’éléments subjectifs, comme, par exemple, le degré d’adhésion au projet d’entreprise. Un exemple concret : un chef d’entreprise a passé en force pour élaborer un projet d’entreprise permettant une organisation de travail visant à substituer aux organisations syndicales l’encadrement. Tout est mis en œuvre pour contourner les syndicats. La grille d’évaluation comportant une note incluant l’adhésion aux valeurs de l’entreprise, notamment l’économie de marché. Un cadre militant de la C.G.T. a refusé de répondre aux questions. Il a affirmé avec ironie des convictions « communistes tendance albanaise », favorables à la planification bureaucratique, contre l’économie de marché. Il a donc refusé d’être noté là-dessus et de noter ses collaborateurs, en démontrant l’intrusion du « politique » dans la notation professionnelle. C’est une fable très belle !

VACARME : Et le résultat ?

T. G. : On a fait condamner l’entrepreneur.

VACARME : Concrètement, assiste-t-on à une augmentation des litiges sur l’évaluation ?

T. G. : Sur l’évaluation et sur le fait que les salariés n’atteignent pas leurs objectifs, bien sûr ! L’employeur tente aujourd’hui de transférer aux salariés les risques de l’entreprise. Normalement, le capitalisme c’est un risque ! Il n’y a pas de liberté sans risque. Toute la société est fondée sur cette idée. La chute du mur de Berlin a consacré le capitalisme comme le régime unique de l’ensemble du monde ; le régime de l’économie de marché. Pour autant, de nombreux dirigeants d’entreprises veulent avoir les avantages du capitalisme sur le plan financier, mais ne veulent plus courir les risques. Ils veulent faire de chaque salarié une sorte d’entreprise unipersonnelle. Les méthodes d’évaluation et d’auto-évaluation, et les méthodes de fixation des objectifs rendent responsables les salariés eux-mêmes des conditions d’exécution et de rupture de leurs propres contrats de travail.

Toute la théorie d’Herzberg est fondée sur le principe « small is beautiful » : plus c’est petit, mieux ça se gère. Ce principe prend aujourd’hui une nouvelle dimension. Ce que met en évidence Herzberg, c’est que le fordisme et le stakhanovisme, toutes les formes d’exploitation gigantesque du capitalisme russe et américain, ont fait fiasco. Il s’agit désormais pour les entreprises d’organiser le contrôle de gestion sur des segments de plus en plus courts de l’activité, que ce soient la production, la distribution ou le financement. Mais, le « small is beautiful » d’Herzberg était encore au niveau de l’entreprise. Maintenant, il concerne directement les salariés. Les méthodes d’évaluation et d’organisation moderne du management dont la Direction Participative Par Objectifs (D.P.P.O.) conduisent maintenant à transférer le risque sur le salarié et à renvoyer dorénavant à l’exécution du contrat. Son aboutissement logique a été dans ce pays la loi quinquennale. On peut espérer de la gauche qu’elle en supprime au plus vite les excès les plus évidents (l’article L. 321-1-2).

VACARME : Cette tendance marque-t-elle la fin d’une régulation fondée sur le fordisme et les conventions collectives ?

T. G. : N’êtes-vous pas vous- même prisonnier d’un mythe ? Il faut arrêter de prétendre que le droit du travail en France s’est construit par les conventions collectives. C’est la loi qui chaque fois a entraîné la négociation collective. De ce point de vue, le débat sur la loi cadre conduisant aux 35 heures est historiquement connoté. C’est la loi qui
pousse le progrès social, la loi voulue par les chrétiens démocrates, par les sociaux-démocrates et jusqu’à présent par les gaullistes. Globalement, sur une longue période, il y a eu une unité entre ces trois courants de pensée, justement parce qu’il n’existe pas de droit collectif. Regardez le droit des conventions collectives, il est très faible chez nous. Le vrai droit collectif, il passe plus par les comités d’entreprise que par la négociation collective. C’est un signe.

VACARME : Comment expliquez-vous cela ? Cela tient à nos acteurs collectifs qui ne seraient pas assez représentatifs ou qui n’auraient pas assez d’adhérents ?

T. G. : Non, ce n’est pas ça du tout. Le syndicalisme existe dans ce pays. Ce n’est pas le même syndicalisme que le syndicalisme anglo-saxon, voilà tout. Les Allemands, les Anglais, les Américains se demandent comment il se fait qu’avec si peu d’adhérents les syndicats français mettent tant de monde dans la rue. Avec très peu de syndiqués, il y avait plus de monde dans la rue en 1995 qu’il n’y en a jamais eu en Angleterre ou en Allemagne dans la période récente. Et regardez la grève des routiers.

Certes, il y a une grande crise du syndicalisme ; mais elle n’est pas celle qu’on dit. Il n’y a sûrement pas assez d’adhérents pour les finances des syndicats, ce qui pose de multiples problèmes. Pour autant, les syndicats continuent à nouer avec les salariés des rapports étroits et démocratiques. Insuffisants certainement, mais plus étroits qu’on ne le dit. Les élections des délégués du personnel, les élections de comités d’entreprise, les élections prud’homales au mois de décembre, sont des rendez-vous sociaux importants. Ils démontrent à la fois la perte d’influence du syndicalisme confédéré et la montée d’autres formes de syndicalisme. Mais ils démontrent encore que la présence du syndicalisme dans le mouvement social est incontournable. Par ailleurs, l’argument selon lequel le nombre d’adhérents est le critère et le paramètre central permettant de savoir quelle est l’influence du syndicalisme dans ce pays est absurde. On est surpris qu’un certain nombre d’hommes de gauche continuent à le promouvoir.

VACARME : Faites-vous une distinction entre les entrepreneurs et ceux qui s’en font les représentants dans le sérail juridique et politique ?

T. G. : La réclamation d’un certain nombre de juristes patronaux sur la sécurité juridique et judiciaire est liée à leur propre conservatisme. On peut toutefois ajouter que les juristes patronaux sont souvent beaucoup plus conservateurs que les employeurs
eux-mêmes car eux ont besoin du désordre pour la flexibilité. La déréglementation, c’est bien du désordre. Le désordre des employeurs est un désordre organisé et volontaire pour assurer la flexibilité de l’entreprise. Si on suivait les juristes patronaux qui réclament la sécurité juridique et judiciaire, les employeurs ne feraient plus rien. Ils créent eux-mêmes des rapports de forces parmi les partisans de la déréglementation. Dans le conflit des routiers, les divergences au sein du patronat l’ont bien démontré.

VACARME : Comment voyez-vous l’évolution du mouvement syndical ?

T. G. : Il faut rompre avec la conception antérieure où tout se réglait dans les compensations égalitaires. L’emploi étant au centre des préoccupations, il nécessite de faire beaucoup plus que la compensation égalitaire. Il est légitime que les salariés continuent de poser toutes sortes de questions à propos de l’indemnisation. Mais l’indemnisation n’est plus la seule bonne garantie pour les salariés. Cela commence à être compris. À partir de là, la contre-offensive syndicale sur les droits peut se restructurer.

VACARME : Quel est le rôle de l’avocat que vous êtes dans cette perspective ?

T. G. : Certains avocats, certains magistrats, certains universitaires ont une pratique du droit du travail qui, même minoritaire, fait bouger les choses. Toutes les questions de la réparation par « obligation de faire », et non pas par indemnisation, sont aujourd’hui au centre du débat sur l’emploi et sur les rapports entre le droit et l’emploi. Ces questions sont posées dans une minorité de contentieux, mais cette très grande minorité fait bouger l’appareil
judiciaire et l’appréciation du rapport entre droit et emploi. Est-ce 1% ou 10% des cas ? Je serais incapable de vous le dire. Je sais que, dans notre pratique, cette réflexion et cette volonté d’action sont très importantes. Nous considérons que l’emploi est une liberté et nous voulons privilégier le droit à l’emploi ou le droit au maintien de l’emploi sur le droit à l’indemnisation. Bien sûr, nous recherchons aussi l’indemnisation quand c’est nécessaire.

VACARME : Vous percevez donc cette évolution actuelle
des pratiques managériales comme une question centrale du débat démocratique ?

T. G. : Je pense que l’entreprise est une institution politique, un centre de décisions économiques, sociales et politiques. L’entreprise est un espace démocratique. Ce n’est pas un espace de citoyenneté. Ce serait une illusion. La citoyenneté dans l’entreprise, cela voudrait dire « le pouvoir des soviets ». Jusqu’à nouvel ordre, personne n’y croit plus. La majorité des gens n’est même plus dans une vision autogestionnaire. Je le regrette profondément. C’est comme ça... Je crois, par contre, qu’il y a actuellement une poussée démocratique puissante vers plus de responsabilité, plus de négociation, avec des équipes qui se
battent à partir du terrain sans attendre les consignes des États-majors. L’entreprise est depuis longtemps une
institution politique. L’effondrement d’autres institutions politiques lui donne aujourd’hui une place plus importante encore dans la vie politique et démocratique.


Zoom sur la loi quinquennale

La loi quinquennale n° 93-1313 du 20 décembre 1993 relative au travail, à l’emploi et à la formation professionnelle (dite également loi Giraud) constitue, avec la loi Madelin, le texte fondateur de la politique économique du gouvernement Balladur. Globale, cette loi encourage l’annualisation du temps de travail au niveau de la branche, de l’entreprise ou de l’établissement. Programmatique, elle fixe des dates afin de présenter au Parlement un premier bilan de son application.

C’est une des mesures concernant le chapitre sur l’aménagement du temps de travail que dénonce plus particulièrement Tiennot Grumbach. Il s’agit de la reformulation de l’article L.321-1-2 du code du travail qui indique que : « Lorsque l’employeur(...)envisage une modification substantielle des contrats de travail, il en informe chaque salarié par lettre recommandée avec accusé de réception. La lettre de notification informe le salarié qu’il dispose d’un mois à compter de sa réception pour faire connaître son refus. À défaut de réponse dans le délai d’un mois, le salarié est réputé avoir accepté la modification proposée ». Selon T. Grumbach, en privilégiant le pouvoir d’organisation de l’employeur dans les relations de travail, la loi fragilise la situation du salarié qui, souvent, n’est pas dans le rapport de forces lui permettant d’émettre une opposition. Elle rompt, en ce sens, avec la prégnance révolutionnaire de l’égalité des droits, et la protection qu’assure la reconnaissance juridique du caractère inégalitaire de la relation de travail.

Pour en savoir plus sur la loi quinquennale, on se reportera au numéro de Droit Social de février 1994 qui lui est entièrement consacré.