Vacarme 06 / démocratie

sur l’asile (1) l’OFPRA ou la charité bien ordonnée

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« Par conséquent, la détermination du statut de réfugié n’a pas pour effet de conférer la qualité de réfugié ; elle constate l’existence de cette qualité. Une personne ne devient pas réfugiée parce qu’elle est reconnue comme telle, mais elle est reconnue comme telle parce qu’elle est réfugiée. » (Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, Première Partie, 1992)

La notion d’asile politique porte par-devers elle une duplicité fort embarrassante pour les États qui prétendent en défendre le droit imprescriptible. Elle commence par traîner avec elle un principe d’universalité que les gouvernements s’avèrent de moins en moins susceptibles d’honorer. Qu’on en réfère aux « préoccupations éthiques des sociétés humaines », aux fondements religieux de l’hospitalité (poncifs introductifs de tout article généraliste sur la question), ou au préambule de la Constitution de 1946, le refuge se pose au premier chef comme un droit a priori sans restriction — on ne discute pas la souffrance d’autrui, d’autant qu’elle contraint à l’exil. Par ailleurs, l’asile implique une conception belliciste des relations internationales : lorsqu’un État décide d’assurer la protection d’un individu ou d’un groupe, il assigne implicitement au rôle de persécuteur un second État, et s’oppose à la souveraineté de celui-ci sur ses propres ressortissants ; la violence régalienne se trouve ainsi départie de son exercice légitime par une décision de protection tout aussi régalienne. Qu’il s’agisse de l’éthique ou du diplomatique, le refuge politique s’avère donc en fin de compte compromettant ; on veut bien être un parangon des droits de l’homme, mais pas la dame d’œuvre d’une charité de dupes où la citoyenneté nationale serait distribuée sans ambages — il s’agit donc de « se prémunir (...) contre les abus commis par certains demandeurs d’asile qui, en détournant la procédure d’asile, portent atteinte à la crédibilité de l’institution » (Lois d’août 1993, dites « lois Pasqua »). On veut bien décider de soustraire vaillamment un certain nombre de ressortissants étrangers aux pressions jugées iniques de leurs dirigeants, mais sûrement pas jusqu’à compromettre les négociations bilatérales du moment — et la famille ? débarquant en France provoque le plus grand embarras aux Affaires Étrangères.

Pour résoudre ce dilemme entre les principes qui président au refuge politique et leurs embarrassants effets, l’État français a inventé l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). À l’origine de cette construction institutionnelle, il y a d’abord la volonté d’un aménagement administratif des conditions d’accueil dans un contexte de guerre froide, alors qu’affluent des réfugiés en provenance des pays de l’Est. En 1951, la France, qui apporte son aide financière au tout récent Haut Commissariat aux Réfugiés, ratifie la convention de Genève. D’après le texte officiel, le statut de réfugié est accordé à toute personne qui, « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » (art. 1er, A, 2°). L’asile ne peut donc être obtenu qu’à l’issue d’une procédure individualisante (des personnes privées, pas des communautés plus larges), inquisitoriale (comment prouver la persécution, sinon en en fournissant les indices ?), laissant aux États nationaux toute latitude pour juger de la légitimité de l’accès des étrangers sur leur territoire, et du bien-fondé de leur demande.

Le dispositif français d’obtention du statut de réfugié s’inscrit donc d’emblée dans une version remaniée de l’asile — non plus sous la perspective d’une confrontation entre États que viendrait opposer une conception différente de l’ordre et des libertés publiques, mais sous celle d’une requête que des personnes privées viendraient adresser aux pouvoirs publics d’un pays dont elles ne ressortissent pas. Plus la peine de risquer un conflit pour l’idée démocrate, quand on peut à volonté accorder comme une grâce administrative les droits de la citoyenneté à qui les sollicite dans le respect de la procédure. Olivier De Wickers remarque ainsi fort à propos que « l’originalité de cette histoire particulière du droit d’asile est d’avoir substitué au couple classique des relations internationales, le couple État-État, un autre couple, individu-État » (voir sa contribution au colloque OFPRA — Mériter l’asile. 40 ans d’application de la Convention de Genève — 11-13 juin 1992). Reste que notre gestion nationale du refuge politique semble encore surenchérir sur ces façons de faire et ces manières de penser. D’abord en effaçant un peu plus l’implication de l’État. La Convention de Genève ne désignait plus en effet clairement d’État persécuteur, se contentant de proposer une qualification des persécutés (« réfugiés »...), sans que le droit international puisse s’autoriser d’une relation logique entre les deux. On dit alors qu’il y a « non-transitivité » : reconnaître un individu persécuté n’implique pas de reconnaître l’État dont il relève comme persécuteur. Dans le cas français, exit aussi l’État protecteur. Avec l’OFPRA, en effet, on n’a pas affaire à un service ministériel, mais à un établissement public (un « office »), dont les salariés étaient jusqu’à récemment non-titulaires et non-fonctionnaires. Aussi le refuge relève-t-il moins du gouvernement français à proprement parler que d’un organisme spécialisé ; son traitement juridico-administratif permet du coup d’escamoter, à moindre coût diplomatique, les enjeux de politique extérieure qu’il ne saurait manquer d’entraîner.

Si l’effacement des États, persécuteur ou protecteur, est un premier moyen d’éviter les implications bellicistes d’une conception exigeante des droits de l’homme, il en est un autre qui permet de contourner l’épineux principe d’universalité du refuge. En utilisant le critère de « persécution », la Convention de Genève n’octroie plus l’équivalent d’une citoyenneté collective dans le cadre de relations internationales conflictuelles
vis-à-vis desquelles l’État protecteur fait valoir sa propre place. Elle incite à engager une reconnaissance au cas par cas des « ayants droit ». À l’OFPRA, on examine donc la logique de trajectoires intimes, on observe minutieusement les histoires de vie. Si ces trajectoires sont jugées « réalistes », alors la requête s’avère légitime, et garde même quelques chances d’être satisfaite.

Concrètement, cela se traduit par une procédure en deux phases. Dans un premier temps, si le demandeur a pu avoir accès au territoire, il doit formaliser sa requête en se rendant à la préfecture de son domicile pour y remplir un imprimé en échange duquel il lui sera délivré une attestation provisoire de séjour valable un mois. Un mois, c’est le temps imparti pour élaborer un dossier de demande de statut de réfugié de l’OFPRA, contenant un récit détaillé de ses craintes ou de son calvaire, consolidé de preuves écrites, de témoignages photographiques, etc., et de le déposer à l’Office. Avec le certificat de dépôt qu’on lui délivre à cette occasion, il obtiendra un récépissé valable trois mois, ne permettant pas de travailler, renouvelable en fonction du temps nécessaire à l’instruction de la demande. L’attente d’une convocation de l’Office pour soutenir oralement le bien-fondé de la démarche peut commencer. L’entretien effectué, il faut patienter jusqu’à la notification de décision de l’Office. La seconde phase relève d’une situation de contentieux, lorsque le demandeur fait appel du refus de l’Office. Il lui est alors possible, dans un délai d’un mois, de se présenter devant la Commission des Recours, assisté d’un avocat. L’aide juridictionnelle est toutefois difficile à obtenir, parce que soumise à des conditions drastiques : entrée régulière sur le territoire national, délivrance d’un titre de séjour d’un an.

Le travail de l’OFPRA consiste donc, en prenant acte du contexte politique international, à transformer la déclaration des principes (défense des droits de l’homme et du citoyen) en appréciation des causes (peut-on vraiment parler de persécution ?). Il lui faut ainsi statuer sur la constitution plus ou moins rigoureuse, partant plus ou moins crédible, des preuves de persécution. À l’écoute d’un entretien, on s’aperçoit que la tâche d’un officier ressemble fort à celle du détective privé : il s’agit de tester la logique de la trajectoire dont le demandeur vient présenter les aléas, d’y pister d’éventuelles incohérences, d’estimer à cette aune si la demande répond aux critères d’obtention des droits civils réservés aux nationaux. L’OFPRA trie et sélectionne — il statue sur des existences, des douleurs et des traumatismes, pour finir par octroyer ou exclure. Et l’on s’aperçoit à la lecture de ses décisions du degré d’exigence auquel il soumet la crédibilité du récit. Alors même que la demande est assortie de nombreuses preuves de craintes ou de persécutions et que le bénéfice du doute est censé profiter au demandeur, la conviction de la commission reste difficile à emporter : soupçon quant à l’authenticité de certaines « pièces à conviction » (notamment envers les témoignages jugés trop stéréotypés ou les photos dont on suspecte le montage), réticences envers certains motifs énoncés comme l’appartenance à un certain groupe social (c’est le cas de toutes les minorités envers lesquelles l’État d’origine pratique des discriminations qui vont parfois jusqu’à l’oppression pure et simple). Et des pratiques aussi diversifiées que la comparaison des empreintes, la recherche de l’origine ethnique du nom sur banque de données, voire l’analyse du code génétique, permettent de détecter l’usurpation d’identité et de préciser son intime conviction. Par ailleurs, l’Office outrepasse la Convention de Genève en insistant sur l’origine étatique des persécutions, alors qu’il est souvent impossible d’établir la complicité des autorités, ou que la persécution a lieu à cause de leur propre impuissance. Ainsi les Algériens exilés à la suite de pressions islamistes, pour l’instant extérieures à leur gouvernement, n’ont jusqu’ici pas droit au refuge. Le rapport Weil de l’été 1997 propose de faciliter l’accès au refuge des « combattants de la liberté », faisant ainsi référence aux démocrates algériens. Il reste à en scruter l’application dans les faits.

Outre les règles drastiques auxquelles le récit doit se conformer, l’OFPRA épure désormais le flux des demandeurs en restreignant les avantages que le récépissé du dossier autorisait jusqu’alors. Au nombre de ces dissuasions, il faut compter en premier lieu l’accélération récente de la procédure. Le nombre des décisions prises en 1989 est le triple de l’année précédente, et quatre mois en moyenne suffisent à présent pour que la demande d’asile soit examinée. Le traitement désormais rapide des demandes (« procédure TGV ») ne permet plus d’obtenir un travail durable, donc une couverture sociale satisfaisante. Le gouvernement Cresson supprime fin 1991 le droit automatique au travail qu’ouvrait le récépissé du dossier — si travail il y a, il ne peut plus être que clandestin. En outre, le principe du regroupement familial ne tient plus. Le statut de réfugié n’est pas transmissible aux ascendants pris en charge par le réfugié, ni au conjoint pour peu que le mariage soit postérieur à la demande de statut, ni aux descendants majeurs. De fil en aiguille, et de restriction en limitation, les chiffres dégringolent. L’OFPRA enregistrait 28 872 demandes en 1992 ; en 1995, il n’en comptabilise plus que 20 415, dont 11,56% sont satisfaites. Preuve, s’il en fallait, que les conditions d’accès à un droit peuvent finir par décourager la démarche pour l’obtenir.