Vacarme 06 / démocratie

les ambassadeurs dans le métro la vie dans les grandes villes

par

Des p’tits trous, des p’tits trous, encore des p’tits trous. » Finie la grande époque du poinçonneur des Lilas, vive les machines. Celles-ci, en dépit de leur infernale complexification, ne savent toujours pas empêcher les gambades de l’ennemi numéro 1 du réseau : le resquilleur. La RATP estime perdre 650 millions de francs par an, dans ces exercices de haute volée par-delà les « portes anti-fraude » et autres barrières de contrôle. Au-delà de l’aspect strictement financier, l’image de la Régie en pâtit. En 1994, elle adopte pour trois ans un plan de lutte contre la fraude qui « participe fortement à l’amélioration de l’image de la RATP en démontrant aux voyageurs et aux pouvoirs publics la capacité de l’entreprise à maîtriser son territoire et à gérer sainement ses ressources. » Car la RATP est passée d’une logique de service public à la conception bien ordonnée de l’Entreprise (on ne dit pas les « usagers », on dit les « clients »). Et avec 9 millions de voyageurs par jour, la première entreprise de transport au monde avait du pain sur la planche.

À démarche ambitieuse, stratégie tous azimuts. Après études et comparaisons, la Régie a évalué à 3-4% le taux « incompressible » de fraude. Encore fallait-il s’en rapprocher, par tous les moyens, humains et machiniques. Les contrôleurs sont devenus l’arme dissuasive par excellence : leur nombre a augmenté de plus de 50% sur l’ensemble du réseau (bus, métro et RER) — plus de 1709 agents surprennent le resquilleur dans les couloirs de correspondance, les wagons, et à toute heure ; leur formation a été améliorée, une charte édictée, pour faire d’eux de véritables « ambassadeurs » de la RATP auprès des voyageurs, qui insiste sur le « comportement commercial irréprochable » dorénavant exigé d’eux. La simplification tarifaire a été initiée en 1995 pour limiter les erreurs : un seul ticket de bus par trajet, valideurs magnétiques imbernables (vous êtes en zone 3 et lui le sait), billetteries automatiques ne dispensant plus de billets demi-tarif, carte orange « redesignée » pour pouvoir être lue à 1,50 m. par un conducteur de bus un peu myope, etc. Ensuite, les agents affectés au contrôle sont munis de TPE (terminal de paiement électronique) pour que le fraudeur s’acquitte immédiatement de son indemnité forfaitaire (jargon maison). Facilitation du service après-fraude : le Trésor public a été investi d’une mission d’amélioration du recouvrement des amendes, et la Régie s’est dotée de détecteurs de chèques volés ou falsifiés... Bref, tout a été pensé dans les grandes lignes. Sans oublier le versant social : pour limiter la fraude, la RATP réfléchit aux problèmes des jeunes, des chômeurs et des personnes à faible revenu (sic). Dès septembre 1995, un ticket Jeunes a été créé pour les titulaires de la carte jeune. Les autres attendent.

En dépit de toutes ces améliorations, la guerre continue entre voyageurs et contrôleurs. Tout se passe comme si — la RATP le sait-elle ? — le métro concentrait dans son enclave la réalité du monde du dehors et ses difficultés : chômeurs, dealers, SDF, travailleurs épuisés, mères en poussettes, vendeurs de trois-avocats-dix-francs à la sauvette, artistes en quête d’exception, emmerdeurs patentés. Ils sont tous là, et les contrôleurs ne sont les ambassadeurs que d’une certaine éthique : « Il y a des règles dans la vie en société, nous sommes là pour les faire respecter », moralise Didier, agent de maîtrise, manager d’un centre de contrôle itinérant. Pas facile tous les jours : le pire, c’est la foule. Incontrôlable, toujours prête à prendre a priori la défense du resquilleur : les agents de contrôle vont donc toujours par deux, équipés de talkies-walkies pour faire intervenir les forces de l’ordre au cas où. « C’est un coup classique, renchérit Fabienne. Se voir entourée d’un groupe de voyageurs qui prend parti pour le contrevenant. On essaie de les calmer, parce qu’autrement, c’est insultes, crachats, agressions... Nous sommes une cible facile. À cause de l’uniforme. » Les agressions envers les agents sont l’élément de répulsion constant : ce n’est pas la peur au ventre, mais le constat d’une aggravation de la violence. Pas plus d’agressions, mais plus violentes, voire sanglantes. Chaque semaine est émaillée d’incidents : agression sur machiniste, un forcené assomme quatre contrôleurs à la station Saint-Michel, etc. On se serre les coudes dans la grande famille de la Régie. Même si tout le monde n’est pas à la même enseigne : le pire, c’est le RER, le réseau de banlieue. Fantasme intégral : les hordes d’irréductibles, les bandes qui débarquent en une nuée insaisissable et dévalisent les boutiques Lacoste en un clin d’œil (« On n’y croyait pas mais on les a vus faire à Montparnasse », assure Paul). Alors, on a encore réfléchi et trouvé des solutions de choc : les contrôleurs sont souvent d’anciens agents de stations lassés de leur vie en aquarium, tentés par le grand périple et le travail d’équipe, mais pas des Zorros. Non, les contrôleurs, c’est pour faire propre ; ils ont aussi mission d’informer les voyageurs, de les rassurer sur la sécurité du métro. La section cow-boy spécifique, c’est le GPSR, le Groupe de protection et de sécurité du réseau, ces sept cents hommes en bleu, bombes lacrymogènes à la ceinture, qui assistent les contrôleurs « grâce à leur technique et à leurs moyens, dans les zones réputées difficiles » et particulièrement à la fermeture du métro, avec sa clientèle délicate. Et puis, il y a le SPSN, la police nationale détachée au métro et deux ou trois brigades de CRS à pied d’œuvre au PC 2000. Un joli commissariat souterrain, à disposition.

Exitdonc le contrôleur-Zorro. On ne lui assène pas pour rien des tests psychotechniques à même de déterminer l’absence de toute prétention vengeresse envers les « petits connards », et on ne le soumet pas pour rien non plus à des stages de « gestion des situations conflictuelles » dispensés par les gars du GPSR... Le candidat-contrôleur s’essaie, d’autre part, lors de sa formation, aux jeux de rôles, galerie de situations virtuelles. Plus raffinées encore : les stratégies du contrôle. Un homme et une femme en tandem (40% des contrôleurs sont des contrôleuses) pour négocier en douceur, des équipes respectant les caractéristiques ethniques des lignes (en clair : les Antillais intégrés au contrôle à Belleville) et toute une série de petits trucs utiles : on ne pose pas le doigt sur la photo d’identité d’un black, on respecte l’espace des Asiatiques. Le bon contrôleur est un bon anthropologue. Il a à sa disposition une taxinomie à usage variable, qui définit quatre types de fraudeurs : l’occasionnel, le frimeur qui a sa carte orange en poche mais préfère l’exercice, le calculateur — qui n’achète jamais de titre de transport mais paie immédiatement l’indemnité, parce qu’il pense réaliser là une économie —, et enfin l’irréductible, contre qui il n’y a pas grand-chose à faire. Et pour un salaire mensuel entre 8 500F et 12 000F en fin de carrière, les ambassadeurs n’ont aucun héroïsme chevaleresque à revendre. « Ben, je ne me suis pas réveillée un jour éblouie par la vocation, avoue Fabienne. J’ai commencé comme agent, mais j’avais envie de travailler en équipe. Ça me plaît, ça fait dix ans que je contrôle, est-ce que j’ai l’air déprimée ? » Non, certes. Et c’est définitivement là, dans cette belle réflexion de la RATP sur ses tâches — une grande famille de 38 000 agents, offrant plus de 140 métiers — que réside le secret du bonheur du contrôleur. Interface idéale entre le monde du dedans et l’univers du dehors, il fait respecter les règles de la vie en société dans son microcosme et fait appel à une gamme complexe d’actions spécifiques destinées aux « indésirables ». Métro Accord qui tranche du sort des artistes accrédités métro, Groupe Atlas, Coup de Pouce, RATP Assistance en charge des SDF. À chacun selon son métier et les vaches seront bien gardées. La RATP, qui aime bien les proverbes, a sans doute réfléchi à celui-ci avant de jeter en pâture à la foule son armée d’ambassadeurs, munis de leur carnet à procès verbaux d’infraction, et cachés — pas protégés — derrière l’uniforme. Des gens pas plus motivés que vous et moi par leur tâche quotidienne, mais entourés et rassurés par cette grande famille, qu’ils représentent et défendent. Honnêtement.