Vacarme 06 / démocratie

les emplois Aubry pour quoi faire ? chronique économique

par

Disons-le d’emblée, les emplois Aubry nous dérangent un peu. On est légèrement mal à l’aise devant ce mélange de bonne volonté et d’économisme innovant. La critique n’est pas facile lorsqu’on admet que l’intervention publique est nécessaire pour répondre aux carences du marché en ma-tière d’emploi. La démarche du gouvernement répond à une véritable nécessité, celle de ne pas se satisfaire des emplois précaires proposés par les adeptes de la déréglementation. Les emplois promis par les libéraux sont généralement sous-qualifiés, sous-payés, sous-protégés. Pas de quoi garantir la dignité et la reconnaissance sociale qu’un « vrai » travail peut procurer. Nous sommes nombreux à ne pas vouloir nous satisfaire d’une politique économique qui, au nom de l’emploi, nous fasse endurer un retour aux exploitations du passé. Mais sommes-nous prêts à accepter n’importe quoi ? Les solutions préconisées par Martine Aubry, si elles relèvent d’une pensée économique plus interventionniste, ne sont en réalité qu’un pis-aller. La création d’emplois à n’importe quel prix ne constitue pas une réponse juste et respectueuse à l’égard des gens à qui s’adressent ces mesures.

D’une part, il y a un décalage trop important entre les effets d’annonce et la réalité du plan proposé. Au départ (argument de campagne), le gouvernement devait créer 700 000 emplois (350 000 dans le secteur public, 350 000 dans le privé). Après les élections, seul le secteur public et associatif est désormais concerné et dans l’état actuel des mesures annoncées, 100 000 créations d’emplois semblent assurées dans des domaines aussi divers que l’Éducation nationale, la Police ou les Collectivités locales. Que deviennent les 250 000 autres emplois promis ? Ils attendent que le secteur associatif se manifeste, soumette des projets et embauche.

D’autre part, les emplois proposés ont quelque chose de déprimant. Rappelons que les emplois Aubry ne sont pas des « petits boulots » permettant une autonomie financière pendant le déroulement des études, mais s’adressent aux jeunes demandeurs d’emploi. Ils doivent constituer de « vrais emplois » dotés d’un « vrai salaire », c’est-à-dire, en général, du SMIC ! Dès l’annonce du gouvernement, des milliers de « jeunes diplômés » sont allés faire la queue pour retirer leurs formulaires de candidature. Les chiffres de cette précipitation malheu-reuse dépassaient toutes les prévisions. On ne savait même pas encore de quels emplois il s’agissait que les gars étaient prêts à y aller. Il en ressort une impression de conformisme désabusé et de « sauve-qui-peut » qui dérange un peu. On peut toujours se dire que ce n’est pas très étonnant venant d’une génération qui s’était déjà laissée convaincre qu’à bac +4 on pouvait s’en sortir et manger sur la tête des bac + 3. Mais il est difficile de porter un jugement moral, dans la situation actuelle, sur des personnes qui galèrent et qui n’ont pas un rond.

Nous concentrerons donc notre critique sur le gouvernement. Rempli de jeunes, de femmes et de tenants de la troisième voie (ou de la quatrième, on ne sait plus trop), on attendait de sa part des initiatives économiques plus stimulantes qu’une version softet décentralisée (par le rôle adjoint aux associations) des Ateliers nationaux. Les différents ministères découvrent aujourd’hui des services non formulés, des besoins non satisfaits dans des pans entiers du secteur public. Concrètement, de quels emplois s’agit-il ? Personne ne le sait exactement, mais on peut facilement les imaginer : pions, grands frères, gardiens, accompagnateurs, agents d’ambiance, hommes à tout faire, auxiliaires de po-lice... Il y a dans cette énumération comme un côté sécuritaire, teinté de boy-scoutisme et de dévouement qui n’est pas très réjouissant. Alors que, dans ces mêmes secteurs, l’enseignement ou la justice, il manque incontestablement des emplois. Un grand frère dans un bus n’est pas un chauffeur, un agent d’accueil n’est pas un greffier, un pion n’est pas un prof.

Plus grave à nos yeux, le plan emploi-jeunes ne nous semble pas aller dans l’intérêt des personnes à qui il est censé venir en aide. Que vont devenir les jeunes embauchés après leurs cinq années d’activité ? Que fait-on à 30 ans, après avoir tourné en rond dans les cours de récréation, regardé des écrans de contrôle et déambulé dans le métro à la recherche d’une âme sœur en détresse ? Les associations vivent largement de subventions et constituent un vivier important pour de nombreux emplois précaires. En l’état actuel de leurs situations financières, on ne voit pas comment elles pourront sans aide maintenir ces emplois. On pourra toujours rétorquer que les mesures Aubry ont au moins pour mé-rite de fournir la preuve que « nos jeunes diplômés » sont capables de se lever le matin et de bosser 8 heures par jour… C’est toujours ça de pris pour le C.V., peuvent se dire leurs parents. Mais que deviendront les connaissances professionnelles de ces jeunes après ces cinq années ? Elles ont peu de chances d’être en adéquation avec les attentes des entreprises privées.

Dans cinq ans, la nouvelle génération ayant atteint l’âge propice sera impatiente de prendre la place des « anciens jeunes ». Quand aux autres, ils seront définitivement sortis des statistiques de la catégorie des « jeunes chômeurs » sans le moindre risque d’y retourner un jour. Seront-ils pour autant tirés d’affaire ? Sans perspective sur le marché du travail et après cinq ans dans la place, ils voudront rester là où ils sont et demanderont légitimement leur intégration. En reportant à demain la clarification des statuts publics, l’État se retrouvera dans une situation difficile comme ce fut le cas, il n’y a pas si longtemps, avec les maîtres-auxiliaires. Et tout cela créera de nouvelles situations d’injustice. La diversité des modes de recrutement pose inévitablement un problème d’équité vis-à-vis de ceux qui ont choisi la voie difficile (et parfois archaïque) des concours. Au lieu de toujours procéder par un ensemble de bric-à-brac, il serait peut être temps de revoir l’intégralité des modalités d’accès à la fonction publique.

Ici se situe la clef du débat. Aux vrais-faux emplois correspondent les vrais-faux fonctionnaires. Les choix du gouvernement sont marqués par une certaine mauvaise conscience en la matière. S’il y a un domaine où le libéralisme a pénétré profondément les esprits, c’est bien celui-là. Fonctionnaire, voici l’insulte suprême de cette fin de siècle ! Auparavant, le partage équitable des avantages prenait la forme suivante : les emplois publics étaient moins bien rémunérés que ceux du privé, mais au moins avaient-ils l’avantage d’être garantis. Depuis, la déréglementation a réussi à démontrer que le privé pouvait concilier précarité et mauvais salaires. Faut-il, au nom de l’égalité, étendre cette évolution au secteur public ? Rappelons-le, s’il est besoin, la raison principale qui explique le statut des fonctionnaires provient de la différence de leurs missions avec les services proposés par le marché. En conséquence, l’État ne peut être évalué selon les mêmes critères que les entreprises concurrentielles. N’étant pas censé faire des bénéfices, il n’a pas à rechercher la rentabilité à tout prix par la flexibilité de ses effectifs.

Ceci étant dit, ne soyons pas naïfs. On comprend que la mauvaise presse des fonctionnaires tient également au manque de productivité et d’empressement de certains d’entre eux pour accomplir leurs missions. Il suffit d’observer certaines administrations pour se convaincre qu’il est possible d’améliorer à peu de frais leur fonctionnement.

Que ces considérations ne nous éloignent pas cependant de notre interrogation principale. Les mesures Aubry, sous couvert d’urgence à agir, présentent le défaut majeur d’éluder le débat naturel dans une démocratie sur la meil-leure manière d’allouer des ressources par définition limitées. Elles évitent au gouvernement, dans un contexte de restriction budgétaire et de transformation des économies mondiales, de prendre des positions claires et précises sur les missions du service public et sur les moyens qui
lui sont alloués pour les accomplir.