Vacarme 06 / démocratie

Allegro barbaro Chroniques des concessions peu reluisantes

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On désespérait de pouvoir remplir la carte de nos irritations successives. Heureusement Allègre vint. Tour à tour, il s’agissait de « dégraisser le mammouth », de traquer l’absentéisme et les caprices d’enfants gâtés dont seraient coupables, à eux seuls, de toute la fonction publique, les enseignants, avant de tenter, dans une ultime tentative de rétablissement, le pari paranoïaque du « zéro défaut » : tout le monde a en mémoire les détonnantes déclarations d’un ministre qui puise manifestement le catalogue de ses bonnes idées dans un almanach Vermot de circonstances. Mais si l’on en vient à VACARME à évoquer ces propos de comices agricoles, ce n’est pas pour prendre à notre tour (et à notre compte) la défense, trop attendue dans ce genre de jeu, des enseignants. Ni même nous faire le chantre de l’état actuel des lieux de l’institution scolaire. Au fond, ce n’est pas, ici, ce qui nous retiendra, mais bien plutôt le ton et le mode employés par notre éléphantesque chef d’orchestre.

Car enfin, pourquoi faut-il que la volonté de réforme affichée par certains politiques — à quelque tendance qu’on les rattache, et à quelque poste qu’ils soient nommés — passe par la voie décidément bien rance du poujadisme ? C’est l’unique question, tout bien pesé, qu’il convient de se poser à l’écoute des fanfaronnades de Claude Allègre. À entendre ce dernier se répandre sur les ondes en se trompant constamment sur les chiffres, avant de s’engager dans un éloge confus d’une éducation à la citoyenneté qui peine manifestement à distinguer entre instruction et morale civique, quand elle ne se résume pas en une touchante invocation à la civilité, le citoyen aura une fois de plus eu l’impression que le politique préfère d’intempestives déclarations, destinées à amuser la galerie, au travail d’analyse et de réflexion que son ambition proclamée nécessiterait : mieux vaut en effet se contenter d’idées reçues et de fantasmes communément partagés sur les fameux avantages des enseignants, que prendre le risque d’une réflexion politique que l’on mènerait publiquement, devant l’opinion, et conjointement avec les différents « partenaires » du système que l’on prétend vouloir réformer. Lieux communs et préjugés ne font certes pas une politique, mais ils permettent d’y prétendre à peu de frais.

On présente Allègre comme une exception à la règle. Partout ailleurs, celle-ci serait de privilégier des démarches impliquant l’ouverture de dossiers, l’organisation de rencontres avant d’engager d’importantes réformes — s’il le faut, on nommera des experts, qui plancheront et établiront des rapports, comme autant de pré-réquisits de la décision à prendre (peu importe, en l’occurrence que la décision prise en dépende). Partout ailleurs, sauf à l’Éducation nationale. Pourtant, il n’est pas sûr que ce chiasme soit satisfaisant, ni que l’on soit en face d’une énième variation sur la force de la règle, et sa confrontation à la limite de son application. Il se pourrait bien que cela soit, encore une fois, une manière de fausse figure, un trompe l’œil. Sinon, pourquoi n’y aurait-il, pour qui prétend agir dans un domaine quelconque de l’action gouvernementale, d’autre alternative que celle de la gestion pépère et de l’oukaze démagogique ? Et comme on ne peut se satisfaire de l’analyse souvent anecdotique à quoi l’action ministérielle est condamnée quand on se risque sur le terrain glissant de la psychologie des titulaires de maroquins, et qui veut que les bornes de l’action politique soient balisées par la devise de l’inaction (« Surtout, pas de vagues ! ») et les tics de l’agitationisme, on en est réduit à réinterroger la persistance de ces tics de l’expression, la continuité profonde d’un style au goût douteux.

On croyait, à entendre la lecture de la composition de l’équipe gouvernementale au lendemain de l’élection de Jospin, qu’il en serait fini d’une certaine distribution des rôles au sein de la gauche gouvernante — et en particulier de cet enracinement poisseux dans les lourdeurs nauséabondes du terroir et de la gauloiserie, que nous associions alors au nom de Charasse. Bref, au soir du 1er juin, et pour quelques jours encore, on s’était pris à rêver qu’il ne serait plus question de charasserie. C’était compter sans l’officieux Allègre, devenu très tôt l’indispensable Mr Bourdes sans lequel nul gouvernement n’est au complet. Sans doute n’émarge-t-il pas à la filiation provinciale qui fit de Charasse l’affidé de Mitterrand, en le montrant à sa façon l’héritier bonasse d’un certain humus pompidolien. Entre le sénateur du Puy de Dôme et notre ex-conseiller personnel de Jospin, les différences sont grandes. Mais elles s’effacent devant la terrible combinaison politicienne des voix qu’il s’agit de se réserver — et d’abord en tablant sur le nombre de ceux qui seront séduits par ces innombrables sorties contre le corps enseignant. Dans un pays où chacun a sans doute dans le coin de sa mémoire, un souvenir cuisant qui concerne la chose scolaire, l’effet, s’il n’est garanti, du moins n’est pas très risqué : pour séduire la vox populi, il vaut mieux en effet se mettre dans la pose de la victime insolente qui eut elle-même à subir les rouages de l’administration scolaire, et en imputer la principale responsabilité au personnage isolé de l’enseignant, pour s’attirer immédiatement une part non négligeable de sympathie. Et comme ces déclarations vexantes et pernicieuses visent ceux qui sont les administrés directs de ce même ministre, alors on se dit qu’il est courageux, en ce qu’il ne cherche pas à s’en faire aimer.

Le ministère de l’Éducation fonctionnerait-il au rebours du rôle habituel dévolu au ministère de l’Intérieur, où il s’agit de rassurer les troupes quant à la sympathie qui leur est portée, et qui prélude à la solidarité active qui ne manquera pas de se déployer les premières bavures venues ? Erreur : c’est que l’objet d’amour qu’il s’agit de séduire ne réside pas toujours au ministère, quand il se confond avec l’électorat. Et comme il ne s’agit pas de séduire son électorat, qu’on estime avoir conquis définitivement, on s’adresse une fois de plus à celui qui nous échappe. La France des boutiquiers, des petits commerçants et des petits patrons aura ainsi eu à la rentrée son quart d’heure de communion avec une pensée dont le moins que l’on puisse dire est que le style coutumier emprunte fort peu aux formes habituellement à l’honneur dans les Académies, mais bien plutôt aux comptoirs de zinc.

Ce n’est donc qu’en apparence que l’on observerait une dissymétrie entre les titulaires des postes de l’Intérieur et de l’Éducation, puisqu’il s’agit toujours de la perpétuation d’une certaine division du travail électoraliste. En quoi l’on n’a toujours pas rompu avec les calculs de prudence boutiquière. D’où l’affinité profonde de notre ministre de l’Éducation avec les images habituellement réservées à l’exaltatation des humeurs du terroir : le « bouillonnant » Claude Allègre, et ses déclarations iconoclastes. Mais loin de prétendre « casser la barraque », celles-ci s’inscrivent dans une tradition qui rêve au fond de détacher définivement l’enseignant des fonctions intellectuelles de l’enseignement, pour l’attacher à d’autres, qui ont peu à voir avec le goût de la pensée. Il s’agit, une fois de plus, de clamer haut et net son mépris de la culture en exigeant des enseignants qu’ils soient assimilables à n’importe quel rouage de la ma-chine administrative, laquelle — par un effet de confusion terminologique — se voit aussitôt dénoncée comme une bureaucratie par celui qui en a la charge. Mais qui a fait de l’Éducation nationale une bureaucratie ? Les politiques ont soudainement de ces pudeurs d’anges déchus... Sans doute aurait-on souhaité voir ces enseignants reconnus pour cela seulement qu’ils se doivent d’être — des intellectuels, en somme, mais l’on soupçonne que le ministre serait écorché d’avoir à prononcer ces quatre syllabes. Mais non : il s’agit bien plutôt de les inviter à se noyer dans des missions indéfinies et infinies, qui n’ont rien à voir avec ce pour quoi ils ont été nommés et affectés. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner si l’apparent iconoclasme de la position allégresque recoupe si souvent d’antiques positions avec lesquelles elle rompt d’autant moins, qu’elle en procède jusque dans son mépris évident pour la recherche. Quant à la gratuité spéculative du concept, on est prié d’attendre. Renouant ainsi avec une conception socio-psychologisante de l’éducation, l’enseignant idéal selon Allègre — « zéro défaut, zéro bobo » — sera cet animateur permanent, sorte de Géo Trouvetout de la communication, présent même quand il n’a pas cours, pour faire croire, sinon que le monde tourne rond, du moins qu’il ne vole pas les sous de la nation. En attendant d’en avoir fini avec cet irréductible, on l’occupera assez tôt à des passe-temps qui laissent rêveur : qui peut croire un seul instant à la vertu d’un colloque national de plusieurs mois (à propos de la réforme des lycées, la énieme) ? Personne, hormis notre ministre...

Cette humeur anti-intellectualiste fait de son titulaire le symétrique siamois de l’effet-Pasqua propre au ministère de l’Intérieur. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter du côté de la Place Beauveau. À ceux qui se demandent encore ce qui s’est passé le 1er Juin, l’actuel ministre de l’Intérieur apporte des éléments de réponse qui, à défaut d’être réconfortants, ont le mérite d’une certaine continuité dans l’inspiration. C’est qu’il est difficile quand viennent à manquer les arguments, d’échapper à la traditionnelle pratique de l’amalgame ou de l’imputation fallacieuse. À défaut d’engager un véritable débat, la solution la plus facile consiste encore à disqualifier d’avance ceux qui ont exprimé leurs désaccords : irresponsables, voilà ce que sont ceux qui auraient quelques réserves sur la situation actuelle des sans papiers.

Cet air-là, on l’a déjà entendu : c’était en janvier dernier, et il s’agissait de Bernard Debré. On ne devrait pas attendre trop longtemps que Chevènement s’imprègne si bien des souvenirs du lieu pour qu’il puisse les incarner à son tour avec une aisance confondante. Cet homme-là aime l’Institution, surtout lors-qu’elle est galonnée et galonnante. Il semblerait que la mue est en voie d’achèvement, quand il déclare que les intellectuels qui relancent les pétitions en faveur des régularisations sont des gens irresponsables. La défense et illustration des droits régaliens commence toujours par un rappel à l’ordre, qui vaut aussi comme éloge d’un certain sens de l’État. Sous un gouvernement de gauche cela donne ceci : « Il vaut mieux pour la gauche que ce soient des gens responsables qui soient à la barre, plutôt que des gens qui disent que quiconque vit en France peut être régularisé. » (Le Monde, 4-X-97) À la fausse dualité qui permit un peu vite à ces mêmes officiels d’opposer culture de gouvernement et culture d’opposition, s’ajoute le tracé d’une division entre gens responsables et ceux qui, de tenir à certaines exigences et de les rappeler, ne sauraient l’être. Frivole attachement aux principes et aux mots... C’est sans doute de ne pas s’en embarrasser trop longtemps que cette même gauche responsable nous apprend qu’elle n’a jamais dit ce qu’elle a dit lors de la campagne électorale, ou qu’il ne faut pas jouer sur les mots, comme nous le rappelait le porte-parole du PS, puisqu’abroger et amender, c’est pareil.

La suite éclaire mieux ce processus. De l’art des tautologies inattaquables, mais au contenu décidément peu ragoûtant, quant à la conception de la loi : « Une frontière doit être tracée entre un étranger en situation régulière et un étranger en situation irrégulière. » En effet ! Comme si l’étranger en situation irrégulière préexistait aux règles qui le qualifiaient comme tel, comme s’il relevait d’une essence éternelle, assimilable à la menace que font planer sur nous tous ceux qui veulent vivre chez nous. On rappelera que ce qui est en jeu, ce sont bien les critères retenus, ou le caractère inextricable de ces irréguliers irrégularisables du fait des contradictions de lois successivement prises dans la panique du Front national ; et que ce qui est en cause, aujourd’hui, ce sont les lenteurs à régulariser des situations existantes. Peu importe, nous dit le Sergent Garcia, la loi c’est la Loi. Peu importe son contenu, peu importe le tracé desdites règles, et l’espace qu’elles circonscrivent, peu importe ce qui vous fait ainsi passer de la régularité à l’irrégularité. Savoir qu’il y a de la règle doit nous suffire nous dit le républicain sourcilleux. On ne peut en discuter, quand on n’a d’autre politique à proposer que celle du formalisme vide du rappel à l’ordre de la loi.

C’est ainsi que cette gauche responsable retrouve bien plus tôt que nous ne le pensions son abandon complaisant à des positions que « nous autres irresponsables » identifierions volontiers à celles d’une droite gangrénée par la hantise des succès lepénistes. Aussi est-ce aller un peu vite en besogne que de se contenter de renvoyer à leur supposé angélisme ceux qui mesurent le projet de loi actuel aux engagements de campagne — et s’indignent des écarts manifestes qu’ils y repèrent. Nul n’a jamais revendiqué l’ouverture totale des frontières, ou l’abandon du principe de souveraineté ; pourtant, c’est ce que feignent de croire abusivement les signataires de la tribune de soutien au projet de loi dans Libération du 7 octobre. L’invective irait plus vite que le ton de grand seigneur adopté pour l’occasion. Car ils n’argumentent guère mieux, en caricaturant de façon aussi ignominieuse la position qu’ils ne partagent pas, et en se contentant de renvoyer ce désaccord politique à un partage peu inédit entre les facultés (en gros et pour aller vite, c’est toujours l’opposition scolairement appliquée de la raison de ceux qui savent juger, à la sensiblerie émue d’elle-même de ceux qu’un rien effarouche). Mais ils savent se montrer d’une égale mauvaise foi à celle des politiques offusqués de ce qu’on prête attention aux mots employés, en feignant de croire qu’il est question d’exiger des papiers pour tous les sans-papiers présents, passés et à venir, d’ici et d’ailleurs, de partout et de nulle part. Ils prétendent « sortir l’immigration de
l’arène démagogique » (c’est le titre de cet appel « à la fin des passions »), mais que font-ils d’autre que l’y enfermer, en ressuscitant, in fine, le spectre de l’invasion territoriale par la venue en masse de tous les démunis de la terre entière ? Et que dire de cette outrancière caricature qui consiste à tenir les signataires des appels à la régularisation pour d’infantiles adolescents, haïssant la loi en tant que loi, ou pour des midinettes sentimentales ayant trouvé dans la marche à pied une alternative à leurs émois apolitiques ?

Un tel ton a une histoire et des résonances de toutes sortes. Là encore, le choix d’une politique stationnaire prévaut. Mais se draper dans le langage de la responsabilité, c’est prétendre abusivement se délester de son irresponsable respectectabilité, en ignorant qu’en matière d’immigration, un pays a rarement d’autre politique que de procéder, régulièrement, à des régularisations massives, — ne serait-ce que pour mettre en conformité le fait et le droit. Il est simplement piquant de constater que nos sourcilleux défenseurs des droits de l’homme ne se demandent à aucun moment de quels droits élémentaires se voient privés ceux qui attendent d’être régularisés, étant entendu que chacun sait qu’il n’est d’autre horizon, pour eux comme pour nous autres régulierement français, qu’ici. Une loi peut « remettre les compteurs à zéro » ; et sauf à être irresponsable, elle ne peut feindre d’ignorer ce qui a précédé sa proclamation.

a boucle est bouclée, et l’on comprend pourquoi le discours de la réforme prend si souvent l’allure d’un propos d’après-boire : c’est qu’il s’agit de ne rien bouger, qui risque de faire se déplacer le précieux équilibre auquel on serait parvenu. À ceux, donc, qui douteraient encore de la pérennité de cette vision boutiquière de la politique, et des concessions qu’elle implique jusque dans le ton grand-républicain affiché par le ministre de l’Intérieur, il suffira de lire la suite de sa déclaration. La chute doit en être savoureuse, lue du côté de Vitrolles ou de La Celle Saint-Cloud : « Quand j’ai des interlocuteurs des pays africains, ils le [le projet de loi actuel] comprennent parfaitement, alors je pense que d’éminents intellectuels en France peuvent aussi le comprendre. » Où le retour du refoulé n’éclaire jamais si bien que là où l’on ne veut pas le voir : à ceux qui souhaiteraient croire que la gauche responsable a rompu avec la tentation de s’accommoder à la face honteuse de notre histoire, le républicain qu’est Chevènement dérape et avoue ingénuement la suffisance de son paternalisme.