lignes de partage

par

Minorité(s), majorité : un partage inégal. Pour en venir à bout, et poursuivre une réflexion sur la question minoritaire soucieuse que ses combats ne s’achèvent pas dans des impasses, il pourrait être salutaire de revenir sur certaines évidences à partir desquelles ce partage prend effet. Notre représentation de la « majorité » est l’une de ces évidences. Entreprendre de la critiquer conduira à ré-évaluer la question de la (des) division(s) au sein de l’espace politique, et à s’interroger sur ses enjeux.

« L’histoire humaine est la seconde qui s’écoule entre deux pas faits par un voyageur. »F. Kafka

Lignes de partage, 1. Inégalités, discriminations

À première vue, l’affaire est assez simple. Si l’on se situe sur un plan tout bonnement pragmatique, on s’aperçoit, sans manifester pour cela une perspicacité particulièrement aiguisée, que certains, dans l’espace politique, sont plus égaux que d’autres. Dans la lutte contre les inégalités, faire du terme « minorité » un outil critique conduit à envisager celles-ci relativement à des opérations discriminantes, puis discriminatoires, sourdement à l’œuvre dans les liens qui constituent le champ supposé commun de la Cité. Il s’agirait de faire percevoir, au sein des différentes manières dont les hommes vivent ensemble, les incessants effets de certains gestes, par lesquels de l’inégalité se met à jouer comme une donnée politique de base. Une donnée politique de base qu’il ne suffit pas de dénoncer, l’ayant constatée, mais dont il faudrait, pour la combattre, déjouer les modes d’émergence toujours actifs. En faisant apparaître le minoritaire, à travers ses figures diverses — telle ou telle minorité —, comme positivité concrète, on donnerait à voirquelque chose du politique pour autant qu’il institue d’une certainefaçon certaines lignes de partage. Non pas le politique en général, ou une essence du politique, dont nous ne traiterons pas ici, mais celui dans lequel nous sommes bel et bien mouillés. Celui dans lequel discriminer apparaît comme une opération à interroger. Généalogie immanente, où l’on fera surgir le « lointain intérieur », pour reprendre une expression d’Henri Michaux, de notre espace politique, dans l’ici et maintenant de l’existence, discriminée, du minoritaire, et à condition de se garder de tout arrêt sur image qui viendrait substantifier celui-ci. Lointain intérieur à partir duquel on pourrait imaginer, peut-être, d’autres partages que ceux en vigueur à présent. Mais cela reviendra aussi à problématiser, c’est-à-dire à dé-légitimer, la norme à partir de laquelle l’on conçoit, face au minoritaire, le majoritaire.

Lignes de partage, 2. La majorité : une référence ?

Minorité, majorité. Devinette_ : pour éviter le syndrome Vache-qui-rit bien connu — que les minorités soient en somme des majorités miniatures, et ainsi à l’infini — comment s’y prendre ? Autrement dit, à quelles conditions l’expérience minoritaire peut-elle mettre en crise l’entrelacs de représentations et de pratiques, dans les interstices duquel elle a lieu ? On peut tenter de recenser ces conditions ; de les décrire, très concrètement, à travers l’analyse persévérante, amie de ses objets, des différents visages du minoritaire. On le peut à travers tout ce qui permet que les péripéties de « l’existence obscure de quelques individus appartenant à la multitude négligée des gens égarés, simples et sans voix », pour emprunter les mots de Conrad, parviennent à exister vitalement pour chacun d’entre nous. Il y faut de la patience ; de l’amour ; de la colère. Il y faut des concepts, ces condensés d’affects, par le mouvement desquels il devient possible de s’arracher à ce qui insiste pour niveler tout soubresaut. Cela, c’est le travail auquel s’attache précisément chaque dossier Minoritésdans VACARME. Mais ce qui menace de saper, au moins en partie, l’efficacité de cette tâche au fur et à mesure qu’elle s’accomplit, d’affaiblir, en d’autres termes, sa prise sur le champ politique, c’est, dirons-nous, ce qui la maintient captive d’un impensé concernant la majorité. Tout se passe en effet comme si ce qu’on appelle, sans se questionner beaucoup sur l’usage de ce terme, la « majorité », c’était la majorité, point. Une sorte d’entité unitaire et simple, innocente en quelque sorte, si chargée de crimes puisse-t-elle être par ailleurs ; innocente, c’est-à-dire ne pouvant faire l’objet d’aucun soupçon généalogique qui la fendille. La majorité — qu’elle se définisse ou non par le nombre, critère qu’il faut toujours assortir d’un autre, plus essentiel, pour que sa force soit effective —, ce serait tout simplement ce qui dit — et impose — la norme. À ce titre, elle passera, dans la dramaturgie politique, pour l’instance originaire de l’ordre, le désordre, lui étant, on le supposera du moins, extrinsèque. Lisse, telle est censée être la majorité. Et si l’urgence est du côté de la compassion active envers les minorités, on se préoccupera de penser ces dernières, d’ouvrir des espaces neufs à leurs configurations, plutôt que de s’inquiéter de notre croyance en la majorité. D’autant que de la majorité comme point fixe, référence dont s’écarter afin de potentialiser les puissances en sommeil dans le minoritaire, il semble que l’on puisse avoir besoin. Avec l’espoir, à partir de là, que se frayent les voies du minoritaire. Question : ne serions-nous pas trop attachésà la majorité ? Du moins à la majorité telle que nous nous sommes accoutumés à l’envisager ? Et cet attachement ne sauvegarde-t-il pas la fixité d’une ligne de partage qui cantonne le minoritaire... à la minorité ? Et donc reconduit les logiques d’écrasement que l’on cherche à combattre ?

Lignes de partage, 3. La majorité : quelle fiction ?

Ainsi donc, majorité et minorité se trouveraient distinguées de part et d’autre d’une ligne — ligne de démarcation susceptible de devenir une ligne de front —, d’une façon telle que la question du conflit, des luttes, de la guerre, se poserait en des termes qui laissent intacte l’intégrité préalable, supposée indivise, de la majorité, et qui, partant, menacent d’induire une représentation du minoritaire elle -même prisonnière de ce modèle. Autrement dit, le conflit, ce serait ce qui a lieu aux frontières, et seulement là, les frontières préservant, à l’intérieur de l’espace qu’elles circonscrivent, une unité non problématique, une cohésion que seul le dehors menace. Besoin de frontières, donc, pour rêver de communautés unies comme par une philiaoriginaire et sans mélange. Sauf que ce qui, à ce compte, disparaît du champ, c’est la question de l’émergence de telles lignes de partage. Où se trouve escamotée la possibilité de faire porter l’interrogation sur le conflit comme tel, sur le conflit ou la guerre en tant par exemple qu’ils seraient inscrits dans l’intimité la plus secrète des liens d’union. Oublié aussi, du même coup, en ses logiques, legestequi discrimine les uns des autres, selon des modalités qui instaureront, puis institutionnaliseront des relations de domination. Ces questions, évacuées, n’en insistent pas moins, cruellement, dès lors que majorité et minorité(s) sont embarquées, de toutes manières, sur le même bateau. Espace commun, inégalement divisé : c’est dans la même cité qu’elles se départagent — comment ? — et pourraient s’affronter. Menace : la guerre civile. Or tout se passe comme s’il fallait à tout prix ne paspenser que la guerre puisse être civile, justement ; que donc l’on se représente majorité et minorité comme des réalités bordée chacune de telle sorte que, même si l’une est est incluse dans l’autre, — en en étant retranchée —, le conflit, s’il advient, leur demeure à l’une et à l’autre extérieur : qu’elles en soient indemnes en somme. Verrou de ce dispositif : un consensus articulant une représentation irénique de ce qu’est idéalement l’union au sein d’une communauté donnée, avec une sorte de soumission à l’« évidence » que la majorité existe de telle façon qu’elle peut, tranquille, fonctionner, dans la constitution de l’es-pace démocratique, comme instance de légitimité. On pourra dénoncer, contester, voire tenter de déjouer cette légitimité supposée, on pourra la combattre frontalement ou, plus subtilement, dans l’affirmation de devenirs minoritairesalors créateurs de valeurs, tenter d’en discréditer la fiction. Mais, qu’on la considère sur un mode « réaliste », ou comme fiction, tant qu’on a une représentation aussi peu inquiète de la majorité, il est à craindre que la réflexion sur le minoritaire tourne court, et que l’on doive se contenter, s’agissant des conquêtes promises dans l’action, et même si l’on se dépense sans compter, d’une sorte de statu quo. Ajoutons que le parti de considérer la majorité comme une fiction ne règle pas grand-chose, d’une part parce qu’on ne sache pas qu’aux fictions, on ne puisse croire, d’autre part parce que, si ladite fiction reconduit la mêmeidée de la majorité, à la réalité près, on ne se trouve pas plus avancé, puisque c’est tout de même cette idée qui sert de référence — de norme — pour aborder la question minoritaire. Les effets de cette sorte d’idéologie du majoritaire, de cette conviction inébranlée que la majorité, une fois séparée de la (des) minorité(s), adhère à elle-même sans trouble, ces effets, sont, eux, bien réels. Ils se mesurent en violences, en oppressions, en souffrance, en sang aussi. Ils s’inscrivent dans les corps, dans les vies, comme la sentence sur le dos du prisonnier gravée par la machine de la Colonie pénitenciaire.Heureusement, chez Kafka, la machine ne marche pas trop bien. On assistera même au procès — dans les deux acceptions de ce terme —, au procès comique de son déglinguage.

Lignes de partage, 4. La guerre au cœur du lien.

Il nous faut donc reprendre la question de l’incivile guerre civile,et de ce que Nicole Loraux appelle « Le lien de la division » (La cité divisée, Payot, 1997, pp. 90-120). Réfléchissant aux opérations par lesquelles se constitue la démocratie athénienne, et dépliant par là même, en une mise à plat qui en révèle des figures jusque-là invisibles, le tissu de nos représentations habituelles du politique, Nicole Loraux montre ceci : le fil le plus résistant qui court dans la trame du lien civique est celui de la perpétuelle menace de guerre mutuelle, précisément parce que l’accord sur l’institution de ce qui fonde la paix dans la cité, à savoir le partage donnant à la majorité le dernier mot dans l’exercice du pouvoir, est un accord qui entérine la loi de la guerre. La guerre, ce mal absolu, est donc là au principe, puisque la majorité, dans l’agora, emporte une victoire — nikè —sur la minorité. Par les discours, peut-être. Mais selon une logique qui n’est autre que celle de l’affrontement. C’est-à-dire que la majorité, au regard des valeurs de la paix et de la concorde, la majorité qui dira le droit parce qu’elle l’aura emporté dans un vote, cette majorité sera à jamais imprégnée, en toutes ses fibres, — chaque citoyen trempant dans son crime — de la violence injuste de la victoire. Ainsi sera-t-elle de toutes façons entachée d’une illégitimité native. En matière d’exercice du pouvoir, l’ordre démocratique met l’illégitimité du côté de la minorité : voilà que le non-droit est également partagé. Bon. Cela fonderait-il, tout simplement, le droit à la révolte pour la minorité ? Ce serait encore croire à une rédemption possible, et que l’innocence puisse trouver refuge quelque part. Certes, il y a de bonnes causes. Mais cela ne répare en rien cette sorte de vice fondamental dans l’union citoyenne : la discorde inévacuable, contaminant les gestes mêmes qui veulent la conjurer. Ainsi, prendre éventuellement les armes au sein de la cité, que donc la guerre civile éclate, ce n’est pas seulement, dans la cité athénienne, un droit des opprimés se soulevant contre l’iniquité de la majorité, c’est un devoirpour tout citoyen dès lors qu’une sédition éclate. Entendons-nous bien : non pour défendre telle ou telle légitimité qui se trouverait bafouée, mais, au sein de la même cité, afin de ne pas s’en exclure. Si l’on s’abstient de mouiller dans la mêlée — dans le malheur commun, dans ce trouble —, si l’on s’en lave les mains, alors on n’est plus, on ne peut plus être, un citoyen de cette cité. Nicole Loraux rappelle cette loi du sage Solon, rapportée par Aristote : « Celui qui, lors d’une stasisdans la cité, n’aura pas pris les armes avec l’un des deux partis, qu’il soit privé de ses droits et n’ait plus part à la cité. » La stasis, c’est ce qui désigne, d’un même mot, la stabilité, la position, et la sédition, la guerre civile. La seule légitimité civique, ce serait donc, en dernière instance, celle que tisserait l’illégitimité, irréparable, de la guerre. Le lien de la division.

Lignes de partage, 5. Tracer des frontières : les femmes et les barbares d’abord.

Bien sûr, nous ne vivons pas dans la cité grecque. Mais ce que nos catégories politiques doivent à l’invention de la démocratie athénienne constitue une donne qu’on ne peut faire l’économie de méditer, si l’on veut tenter de pousser plus loin certaines interrogations. Dans la réflexion sur la question des minorités, ébranler nos représentations de ce que c’est que la majorité, ou le majoritaire, nous apercevoir, en fin de compte qu’en dépit des apparences, il ne saurait y avoir de croyance en la compacité de la majorité, cela ne va pas sans incidences sur les stratégies à imaginer quant aux combats minoritaires. Car si la guerre est la chose du monde la mieux partagéeau seind’un espace politique commun, cette guerre n’étant pas une sorte de retour à l’état de nature de la guerre de tous contre tous, mais cela même qui gît dans l’institution du politique, et qu’on ne puisse nier que ce soit un mal, nous reste-t-il autre chose que la répétition sinistre de ce funeste-là ?

On peut avoir envie de répondre par l’affirmative à cette question. Oui, autre chose, sans doute, peut advenir, et pour d’autres motifs que ne pas vouloir désespérer le animaux politiques que nous sommes. Mais il nous faut, pour apprécier cette perspective, faire un pas de plus. D’autant plus nécessaire que, même si nous avons avancé un peu en percevant la fragilité endémique du majoritaire, tributaire de son aliénation indéfectible à la figure du conflit, ce dont il s’agit dans cette figure elle-même, incluse dans le lien civique tout en lui étant intolérable, demeure pour l’instant dans l’ombre. Le conflit, la division, non pas en général, mais ainsi configurés dans le champ de la cité, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Suffit-il de constater qu’on se dispute, que c’est comme ça, sans chercher à saisir un peu plus clairement ce dont il est question dans ce fait là ? Or si l’on veut ne pas laisser en plan la réflexion sur la question minoritaire, il importe de réfléchir à la façon dont s’articule, à la question de la guerre (civile), celle du geste qui discrimine, exclut, et trace ainsi desfrontières, fussent-elles à l’intérieur du même espace, entre les uns et les autres. Autrement dit, en quoi la discorde — ce qui signifie : tous risquent de se haïr réciproquement, — en quoi la discorde qui, loin de dissoudre le lien social, le tisse au contraire, très — trop — serré, a-t-elle à voir avec des mouvements qui ont trait eux à l’acte de forclore, de retrancher, de minorer quelque chose ?

Poursuivons notre détour par la cité grecque, toujours guidés par Nicole Loraux. Car elle nous conte aussi comment l’union entre les citoyens (divisés), référée au mythe athénien de l’autochtonie, inscrit au principe de la cité l’exclusion des femmes du politique. Le père des Athéniens — des citoyens, tous potentiellement guerriers — Erichtonios, naquit de la terre, fécondée par le sperme d’Héphaïstos répandu sur la jambe d’Athéna, la déesse vierge qui le resta. Elle éleva Erichtonios. Le reste s’ensuivit, soit la division des sexes excluant de la citoyenneté les femmes, cette « race » d’une autre (et mauvaise) engeance. Or si les femmes, et le féminin, sont, dans l’imaginaire politique athénien, repoussés à l’extérieur de la cité, il n’en demeure pas moins, par un étrange paradoxe, que c’est lorsque le citoyen sera le plus assurément viril, c’est-à-dire blessé sur le champ de bataille, qu’il se trouvera en faitféminisé.Nicole Loraux montre comment le vocabulaire qui dit les blessures gagnées au champ d’honneur, ces blessures qui entaillent, fendent le corps, se réfèrent explicitement à un imaginaire du féminin qui réinscrit ce dernier à même le corps masculin-citoyen. Dont acte. Ajoutons que, pour ce qui est de cet imaginaire du féminin, et pas seulement en Grèce d’ailleurs, il comporte deux traits principaux : la femme est fendue ; elle est sans limites, sans bords. Ces deux traits sont liés l’un à l’autre : car l’inquiétude ouverte par l’imaginaire de la fente, c’est que cette ligne ne trace justement aucune frontière, et court du même au même. Dire que la femme est illimitée revient à faire fonctionner cette représentation comme absence de bords, de lignes qui pourraient avoir pour fonction de discriminer le même de l’autre. C’est donc déjà se situer sur un plan imaginaire qui distingue quelque chose comme un dehors à différencier d’un dedans. (Il faut des confins.) C’est pourquoi la femme (le féminin) doit être maintenue ou, plus exactement, faite étrangère. Des frontières doivent être tracées, qui séparent ici et ailleurs, et fixent sous forme d’une différence entre du même (non fendu, celui-là) et de l’autre (autant que possible minoré) l’inassignable d’une différence d’autant plus vertigineuse qu’elle a lieu entre des parts qui n’en sont pas. Notons au passage que les Barbares ne sauraient non plus être des citoyens._Les Barbares : ceux qui parlent on ne sait quoi au juste ; ceux qui, en tout cas, mettent en péril le supposé propre de la langue maternelle.

Ces deux questions, du féminin et de la langue — de l’imaginaire du féminin et du fantasme qu’il pourrait exister autre chose que de la langue étrangère, mettons du grec, ou toute autre langue dominante pour un sujet ou une communauté sous l’appellation, heureusement impure, de « langue maternelle » — nous permettent de commencer à discerner ce qui est en jeu dans le geste qui veut discriminer. Cela a trait à quelque chose que Freud a appelé, sans en produire du reste une analyse convaincante, le « narcissisme des petites différences » : cette étrange disposition qui consiste à vouloir, très méchamment, discriminer dans le sens le plus violent du terme, ceux mêmes qui sont les plus pareils, et à les détester soigneusement. Comme s’il était intolérable qu’ils fussent aussi proches, nonobstant des différences presque sans consistance, suffisamment ténues en tout cas pour renvoyer à quiconque l’image de sa propre « identité », de sa « mêmeté » en tant que fissurée. Les « petites différences », dont la perception est aussi hérissante, — ce qui est, soit dit en passant, le terme que Freud emploie pour parler de l’état de l’endeuillé —, ces « petites différences » nous feraient apparaître que du pareil au même, quelque chose s’altère, est, quoiqu’on en ait, altéré. Point de « propre » qui tienne ; point d’intégrité solide, l’autre étant « dehors », ou « radicalement autre ». Toujours, le « lointain intérieur », pour reprendre le mot de Michaux dont nous sommes partis. Figurable à partir de la question du féminin, expérimentable dans un certain rapport à la langue. Ce n’est du reste pas pour rien que Deleuze reprendra la question du minoritaire, du devenir minoritaire, exemplairement en parlant du devenir femmeet de l’altération dans la langue. Rappelons ici le discours de Kafka, sur la langue yiddish, sur lequel du reste méditera Deleuze : « Il (le yiddish) ne se compose que de vocables étrangers, mais ceux-ci ne sont pas immobiles au sein de la langue, ils conservent la vivacité et la hâte avec laquelle ils furent dérobés. Des migrations de peuples traversent le yiddish de bout en bout. (...) Et une fois que vous aurez été émus par lui (...), vous ne reconnaîtrez plus votre calme d’autrefois. C’est alors que vous serez à même d’éprouver ce qu’est la vraie unité du yiddish, et vous l’éprouverez si violemment que vous aurez peur, non plus du yiddish, mais de vous. » Kafka, dit Deleuze, dans sa réflexion sur le devenir minoritaire de la langue maternelle — majoritaire (en l’occurrence l’allemand), est « fasciné » par le yiddish. Mais ce n’est pas tant de fascination, sans doute, qu’il s’agit, car la fascination supposerait que l’on puisse demeurer extérieur à l’affaire, ce que Deleuze fait peut-être, en croyant malgré tout, cependant, au propre de la langue « majoritaire », en croyant donc encore sinon à Dieu, du moins à la grammaire — et au « majoritaire ». Bien plutôt s’agit-il, à travers l’expérience à laquelle Kafka convie, s’adressant ainsi à n’importe lequel d’entre nous, de réaliser qu’il ne saurait jamais y avoir de propre, comme le montre le rapport de l’allemand au yiddish, si proche qu’il n’est pas possible de traduire le yiddish en allemand.Ainsi le normatif, le normé, qui tracent les lignes de partage et veulent que l’on croie à la « majorité », ce n’est au bout du compte que la mince pellicule qui recouvre une dimension « minoritaire » non relative à du majoritaire, mais ouverte sur ce qui fissure toute « identité », et court dans l’être-ensemble. On voit alors comment la guerre civilecomme traitement de la maladie du même-fendu par invention de frontières supposées circonscrire l’impalpable du différent, et d’abord en l’excluant, c’est-à-dire par marquage discriminatoire, noue la question du majoritaire. Et risque d’aliéner celle du minoritaire, si nous ne dénouons pas la précédente. En défaisant ce nœud, peut-être avons-nous quelque chance de pouvoir inventer un lien qui ne nous condamne pas à la stasis.

Comment dire « nous », en somme ? Comment être « ensemble-séparés », selon le mot de Beckett ?

Il s’agirait, tâche politique dont les moyens restent à inventer, de trouver les voies qui permettent de traverser cette peur dont parle Kafka. On pourrait imaginer d’apprendre à le faire. Certains, peut-être, sur le mode mineur justement, par fragments, en ont su quelque chose.