notule Hana-Bi de Kitano Takeshi

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La consécration critique a en général un train de retard ; pour la consécration des prix, c’est deux. Après la rumeur autour de Kids Return, Hana-Bi a reçu le Lion d’or, c’est dans l’ordre des choses et ce n’est que justice, Kitano étant l’un des cinéastes les plus curieux du moment. Tout de même, une loi se vérifie, qui veut qu’on ne prenne pas, pour les encenser, les artistes dans l’orbite de leur plus grande force, mais justement par le côté où ils se laissent un peu aller, comme s’il fallait les récompenser de céder. (Carpenter à la pâle imitation des modèles du genre fantastique, Lars von Trier au méli-mélo, Egoyan au prêchi-prêcha, et, pour la nouvelle vague de l’Asie, John Woo au tout-hollywood, Hou Hsiao-hsien à son propre goût pour le clip en plans-séquences.) On se rappelle alors qu’ils valent mieux que ça, on les plaint de se faire applaudir sur les joues.

Dans le cas de Hana-Bi, il y a aussi l’un des grands garants de l’unanimité : l’« humain », le « plus humain », l’« enfin humain ». Pour la première fois chez Kitano, on peut identifier un thème œcuménique — maladie incurable subie dans la dignité, celle de l’épouse du héros et celle de son collègue estropié, + art salvateur — le collègue se met à la peinture. Le grand thème appelle le grand genre (et la grande musique — la sauce de Joe Hisaishi, qui prenait si bien en trahissant Satie dans Violent Cop ou Steve Reich dans Sonatine, est ici aqueuse, pesante : elle vend la mèche). Une ambition nouvelle met en évidence les faiblesses de ce cinéma, qui est mineur et naïf au meilleur sens de ces deux termes, à l’image de la peinture de Kitano, ici omniprésente, sur les murs et sous la main du commissaire qui se coiffe, dans sa retraite forcée, d’un béret de peintre du dimanche. De ces toiles il n’y a rien à dire, rien de bien, rien de mal. De ce cinéma, en revanche, on a le sentiment que tout reste à dire, tant il réinvente, d’une façon admirablement tâtonnante, la rhétorique du vieux cinéma. Les réminiscences affluent (Tati pour la chorégraphie, Suzuki pour la stylisation — quand sont montés des plans statiques, Ozu pour la réticence et la composition frontale, voire Melville, ce produit dérivé devenu référence, pour l’ellipse de l’action). Mais aucune ne tient, parce que Kitano n’est à l’évidence pas un cinéaste cinéphile.

Comment donc décrire ce qu’il fait ? Les choses qu’il réussit le mieux, me semble-t-il, sont dans les petites unités : plans, scènes, transitions. Certains plans : il filme bien, simplement, les choses simples qu’il aime bien, les bords de mer et autres décors traversés d’une ligne horizontale, où les allées et venues se géométrisent toutes seules, droites parallèles, croix, cercles. Et de préférence fixes, ces plans, les quelques mouvements d’appareil tentés dans Hana-Bi sonnant faux (ainsi la trajectoire qui fait plonger la caméra du ciel et passer par dessus l’épaule du héros dans une casse de voitures est si déplacée qu’on dirait l’irruption d’un diplodocus qui se penche en tendant le cou). Courses dans une avenue rectiligne et surf de A Scene at the Sea ; jeux sur le sable de Sonatine ; base-ball de Boiling Point ; tours de vélo dans la cour de Kids Return — magnifiques. Hana-Bi n’est pas riche en espaces plans de ce genre (il n’y a guère que la mer en couches, très belle, devant quoi une chaise roule tout droit, une petite fille tourne en rond). Le film tend à les enfermer dans les aplats des tableaux, et c’est dommage. Certaines scènes : sur le modèle jouissif et neutre du jeu, flinguages et bastons montés de sorte que le coup décisif est porté hors champ — son off, plus percutant de ce fait — comme si la caméra détournait la tête et venait voir le résultat, non par pudeur mais par une espèce de perversion impassible. Ce trope est vraiment musculaire, c’est un geste de sportif, précisément une prise imparable. On le retrouve dans Hana-Bi, où les retours sur telle scène sanglante, malgré leur justification psychologique (trauma), apparaissent en comparaison, avec leurs ralentis et leur silence, d’une emphase ridicule. Certaines transitions : les moments où l’on bascule d’un registre dans un autre. Par exemple de l’action trépidante à la stase, au deuxième tiers de Sonatine, puis l’inverse à la fin du film. Ou d’un pôle narratif (l’adolescent de Boiling Point) à un autre (Takeshi). Elles sont traitées comme des parataxes : « et ceci, et cela... vous pouvez oublier ce qui précède », de sorte que même une intrigue aussi compliquée que celle de Boiling Point n’exige du spectateur aucune acrobatie de la mémoire. Impression — justifiée pour ce film -d’improvisation, de fuite en avant, qui donne aux basculements les plus inattendus une légèreté aérienne. Or, dans Hana-Bi,ces transitions de phase manquent cruellement, le film s’installe dans un registre dont il ne sort guère, celui du jamais-plus, de l’élégie, et ça plombe l’ensemble.

Du reste, Kitano semble nettement moins bien réussir les grandes formes, et Hana-Bi accuse ce flottement. Le contour de l’ensemble bave, le scénario se clôt sans élégance. Par le début, étonnamment bavard et redondant dans l’exposé de la situation — des personnages secondaires expliquent qui fut leur héros de patron et s’appesantissent sur le double deuil dont il souffre —, alors que la grande force de Kitano est de se passer le plus naturellement du monde des dialogues, d’en faire un luxe et non plus un outil de narration. Et par la fin, redondante elle aussi — ce qui doit arriver, au terme d’une fuite linéaire, arrive —, maladroitement mélodramatique. La fin était ratée pour la même raison dans Sonatine et déjà dans Violent Cop. A Scene at the Sea, qui restait suspendu comme le surfeur sur sa vague, apparaissait à cet égard comme un miracle de justesse, et du coup, peut-être, comme le meilleur film, mal aimé, du cinéaste. Le découpage aussi cafouille. Kitano y a expérimenté des contretemps, des contre-pieds rythmiques, lenteurs et emballements, rarement convaincants en dehors des transitions invisibles qu’on a évoquées, mais toujours très intéressants. Ici, il ne les maîtrise mieux, après avoir plusieurs fois changé l’ordre des scènes, qu’au prix d’un assagissement, d’un affadissement. Il semble, à lire les critiques, que tout le monde lui en sache gré. Serait-ce aussi le prix de son « huma-nité » retrouvée ?

Restent les moments de cinéma prodigieux qu’offre Hana-Bi comme les six autres films de Kitano. Beat Takeshi, le personnage, est un prodige : lourdaud comique télévisuel, gangster sur les bords, suicidaire stigmatisé, humble autodidacte du cinéma, fascinant tellement il est improbable, il avait un rire d’enfant souverain, qu’un accident l’oblige à réprimer dans Hana-Bi. Quels moments ? Une brochette de corps lâchés, face caméra, bras ballants. Des gags d’un comique chimiquement pur parce qu’ils échappent à la logique narrative — c’est seulement dans Getting Any ? qu’ils furent enchaînés, développés jusqu’à l’absurde scato-potache. Des instants tragiques aussi purs, et pour la même raison. L’exercice d’un sadisme d’enfant psychotique, celui d’un héros vraiment insolite, celui de Kitano lui-même qui l’interprète et se filme en voyeur : couteau lâché sur un visage, éborgnement aux baguettes dans Hana-Bi, qui n’atteignent pas le comble d’une scène ancienne où le « violent » obligeait son lieutenant à coucher avec sa petite amie, puis le violait (on ne voit pas souvent de telles choses dans le cinéma dont ce n’est pas la spécialité). Des mises en scène dans la mise en scène, sans recul, sans discours, pour la joie sans mélange de l’invention visuelle : hold-up imperceptible sur un moniteur de surveillance dans Hana-Bi, aussi parfait que la danse au-dessus d’un muret dans Sonatine. Attentes inexpressives, visite à l’hôpital, pêche à la ligne, où le spectateur, livré à sa propre intériorité, ne peut qu’y reconnaître une extériorité sans plis, et qui seront peut-être rompues — peut-être pas — par une action aussi brève que brutale, même plus une réaction : un simple dégagement de force.

Ces remarques sont-elles trop sèchement stylistiques ? Bien sûr il y a de quoi gloser sur les symboles (fleurs, puzzles, feux d’artifice, Fuji-Yama), sur les sujets (l’amour & la mort, l’amitié & la mémoire), naturellement ils font parler. Kitano raconte une histoire qu’il a choisie, peut-être pas aussi bien qu’on le prétend. Sa thématique est-elle aussi passionnante que son filmage, ce qu’il dit aussi fort que ce qu’il fait ? Si on l’en extrait, non. Il n’y a pas grand-chose à tirer de l’éloge du milieu yakuza et de son miroir policier, qui est plus une crispation régressive qu’un message. Yakuza ou policier, on est entre garçons et on invente des jeux. Quand on est tout à fait désespéré comme le héros-metteur en scène, on y fait semblant de croire en des règles constamment transgressées. Ce n’est pas là qu’il faut chercher une politique, à moins d’y voir la nostalgie d’une communauté d’enfants tueurs. Il y a autre chose, de plus obscur et de plus simple qu’un propos, mais qui concerne aussi l’enfance : tous ses personnages, figurants et crapules compris, sont touchants, Kitano n’a qu’à les filmer pour les innocenter. Comment fait-il ? Il jette sur eux le regard du déjà-mort ou du mélancolique, plus guère capable de mal juger, tout occupé à bien veiller. De ce point de vue, comme du point de vue de la rhétorique du cinéma elle aussi retombée en enfance, moins son histoire est ambitieuse, plus Kitano est fort. Il faudrait une longue phrase pour résumer celle de Hana-Bi, mais voici celle de A Scene at the Sea : un éboueur sourd-muet apprend le surf. Et l’universalité n’est pas où l’on croit, n’est pas dans les « grands thèmes », car nous sommes tous des surfeurs sourds-muets.

Post-scriptum

(Les quatre premiers films de Kitano, présentés l’an dernier au Festival d’automne, n’ont pas encore été distribués en France. Certains se trouvent chez les meilleurs loueurs, comme Vidéosphère, 105, boulevard Saint-Michel.)