Vacarme 06 / pornographie

snapshot « la pornographie » de Witold Gombrowicz

par

Dans La Pornographie, Frédéric ordonne tout comme l’autre (féminin) le fit avec moi lorsqu’elle déclara suzannesque ce livre auquel je ne pouvais, selon elle, me soustraire. S’y confronter donc, quinze ans après, en plus du reste : les âmes en peine, Naples magnétique, les divers revenants, la valse des numéros.

Deux hommes, Witold qui raconte, sans évaluer vraiment, participe sournoisement, et goûte plusieurs fois à la volupté de la mise en scène. Frédéric, voyeur en acte devenu fou puis meurtrier.

Deux scènes parmi d’autres. La première. Poursuivre une conversation banale, offrir son bras à une dame devant l’église, s’agenouiller pour prier ; ces choses, Frédéric les accomplit à la place d’autres choses — mais lesquelles ? Ce faisant, il décentre et retourne le monde comme un gant : l’église devient une non- église, sa prière, une non-prière. Êtres et objets ont l’air soudainement mis à nu, exposés et remplis d’une matière qui leur faisait défaut. Le monde est un chaos, il suffit de l’inverser, puis de se tenir au bon endroit, sur la ligne de fuite par exemple, pour qu’il se redresse comme une anamorphose. Par un acte qui est à la fois un non-acte, Frédéric permet à Witold de voir. Mais en fait, rien ne se dévoile, car rien n’est à dévoiler ; ce qui est exposé, arbitrairement, est une partie très réduite du monde : ce sont quelques morceaux qui s’ajustent, s’emboîtent plus ou moins. Les personnages sont immobilisés, non dans leur individuation, non dans leur substance, mais dans leur rapport organique.

« ... cette nuque traînée par la nuque et traînant par la nuque l’autre nuque ! »... « ... ses lèvres au (garçon) ne semblaient pas faites seulement pour ses lèvres à elle, mais pour son corps tout entier — et que son corps de (fille) semblait mu et régi par les jambes du (garçon) ! » Tout comme dans Cosmos la bouche de Léna se rapporte à celle de Catherette.

Voilà soudain les jeunes Karol & Hénia dotés d’un corps, contrairement à l’auteur qui en manque et que ce défaut, selon lui, fait écrire.

Ce qui advient, à l’exclusion de tout le reste, est une circonstance et son contraire comme son geste est l’opposé d’un geste. Une sorte d’assomption vide qui ne fait jubiler que ses auteurs, l’épisode laisse Karol & Hénia égaux à eux-mêmes.

Dans le désordre du monde, qui n’est qu’une circulation de surface, se cache un rébus capricieux, provisoirement fructueux si on parvient à le lire et qui ne renvoie qu’à lui-même.

Mais ceci n’était qu’une répétition abstraite ; après avoir suggéré le spectacle, Frédéric se doit de l’organiser.

La seconde. Un fond de jardin, un étang, quatre petites îles, une végétation dense, des canaux, du lichen verdâtre, des arbres hauts et nombreux, de l’herbe bien verte, une atmosphère lourde, le milieu d’un après-midi d’été. C’est là, au centre d’une des îles, que par hasard, Witold est soudain confronté à une scène, un drame, un tableau vivant. La jeune Hénia est assise sur un banc, la jambe dénudée jusqu’au-dessus du genou. Karol est étendu à ses pieds, son pantalon retroussé. Leurs regards s’évitent. Les figures sont pétrifiées, l’espace précis, leur présence semble à la fois artificielle au plus haut point et absolument nécessaire. L’air de ne pas y être, dépourvus de tout affect, ils sont néanmoins plus que jamais là. Une incarnation subtile, des corps intermédiaires, ni tout à fait matériels, ni tout à faits immatériels, qui baignent dans un curieux accord que la scène fabrique éperdument. Elle contient, à en exploser, une énergie considérable, mais tue — qui devra tuer. Une force d’autant plus électrique qu’elle ne débouche que sur un geste fugace, extravagant qui transforme le musée en théâtre : Hénia étend sa jambe et place son pied sur celui de Karol. Une très longue pose, le déclic d’un instantané pour une intrigue à peu près privée de contenu narratif. Sinon, tout est silence, immobilité. Le tableau se complète. L’ombre d’un pin, un tas d’aiguilles, Frédéric est assis là, un peu à l’écart. Witold saisit aussitôt qu’il est l’auteur de la scène, qu’il en a ordonné précisément les figures. Comme dans les Ménines, en beaucoup plus dépouillé, le peintre se représente (pour Witold spectateur) en train de peindre Hénia & Karol qui pourraient, à défaut de se refléter dans un miroir, se réfléchir dans les eaux à moitié stagnantes de l’archipel. Mais plutôt qu’à un couple royal, Karol & Hénia ressemblent à Adam & Ève, dérisoire restauration, dans la campagne polonaise, d’une harmonie doublée de son effondrement.

La pittura e cosa mentale, de même que tout le reste. Mais ici, le peintre n’est pas muet, il s’anime à la vue de Witold : « il faudra recommencer encore une fois », adresse-t-il à ses modèles. On ignore encore s’il craint que Witold ait manqué le geste ténu et inouï censé donner sa substance érotique à la scène ou s’il se réserve d’autres réjouissances. Tant il est vrai que tout est toujours destiné à quelqu’un.