Vacarme 15 / arsenal

l’avortement sous expertise (entre la France et les Etats-Unis)

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Les lecteurs de Vacarme sont familiers d’Éric Fassin. Dans le n°4/5, il interrogeait les enjeux politiques de la rhértorique anti-américaine en France. Et c’est à ses travaux sur les politiques d’une expertise qui prétend échapper au politique, que nous avions consacré l’entretien d’ouverture du n°12. Il y parlait, entre autres, de la façon dont il en était venu, au nom de l’idée qu’il se fait de la sociologie, à travailler en conjonction avec des militants. C’est ce qu’il faisait encore le 5 janvier dernier à l’occasion du colloque « Avortement, droit de choisir et santé » organisé au Sénat par l’association Prochoix, dont les actes paraissent ces temps-ci aux éditions du même nom. Il y faisait le pari d’un recul de l’emprise de l’expertise en France. La nouvelle est trop encourageante pour ne pas lui donner un maximum de publicité.

Pour mieux comprendre le rôle de l’expertise médicale dans le débat qui s’est récemment ouvert en France sur l’avortement, je voudrais proposer un double éclairage, à partir des travaux que j’ai développés depuis plusieurs années dans deux domaines : d’une part, l’histoire de l’avortement aux États-Unis ; d’autre part, l’histoire du débat sur le PaCS en France. Dans le premier cas, il s’agit bien des médecins, dont je rappellerai le rôle crucial à des tournants dans l’histoire légale, politique et sociale de l’avortement aux États-Unis. Dans le second cas, qui nous est le plus familier puisque nous sortons à peine du débat sur le PaCS, le discours expert n’est pas venu des sciences de la vie, mais des sciences humaines, psychanalyse, anthropologie ou sociologie. Ce double éclairage d’histoire sociale ouvrira je l’espère sur une réflexion politique : proposer comme je le fais une analyse sociologique des politiques de l’expertise, c’est nous inviter à engager une réflexion politique sur l’expertise.

L’avortement aux États-Unis : le pouvoir des médecins

La comparaison avec les États-Unis n’est pas seulement un effet de ma spécialisation : l’association « Pro-Choix » ne doit-elle pas son nom aux « pro-choice », et les travaux de Caroline Fourest et Fiammetta Venner ne soulignent-ils pas à la fois les parallèles et les importations transatlantiques ? On sait par exemple que les « pro-life » américains ne nous sont pas étrangers. En outre, l’actualité nous rappelle combien l’enjeu politique reste brûlant, à l’heure où George W. Bush entre en fonctions. Si ses premiers gestes de président le marquent bien, depuis la nomination dans son Cabinet de John Ashcroft à la Justice, jusqu’à la décision de ne plus financer les organismes internationaux qui soutiennent l’avortement, il ne faut pas s’en étonner : c’est la droite religieuse qui la première lui a accordé son soutien dans la course à la nomination ; et le candidat n’a pas manqué de déclarer son admiration pour les deux juges les plus conservateurs (y compris en matière d’avortement) de la Cour Suprême - Antonin Scalia et Clarence Thomas.

Ce n’est pourtant pas cette inquiétante actualité américaine qui nourrira mon propos. C’est qu’en effet elle est paradoxalement rassurante par son exotisme et son extrémisme même : notre bonne conscience politique est apaisée à peu de frais grâce au contraste avec un pays qui s’apprête à remettre en cause le droit à l’avortement, sans pour autant renoncer, bien au contraire, à appliquer la peine de mort sans états d’âme. Plutôt qu’un contraste, c’est un parallèle que je voudrais donc esquisser, qui devrait nous amener à réfléchir sur le rôle des médecins dans la définition politique et juridique de l’avortement. De ce point de vue, l’histoire américaine éclaire bien l’actualité française : elle nous pose des questions, parce qu’au lieu de nous satisfaire d’opposer l’obscurantisme américain à une France éclairée, elle nous amène à interroger le rôle d’élites éclairées, des deux côtés de l’Atlantique.

L’histoire politique récente de l’avortement aux États-Unis est tout entière définie par une date, et une décision : c’est en 1973 que la Cour Suprême rend son arrêt Roe v. Wade, qui empêche les États d’interdire l’avortement, du moins pendant le premier trimestre de la grossesse. Les juges devançaient ainsi le Législateur, et tranchaient la question au niveau fédéral. L’extrême politisation du débat date bien de Roe v. Wade : c’est alors que se constitue, en réaction, cette Moral Majority qui en 1980 devait porter au pouvoir Ronald Reagan, et continuer de peser sur les Républicains dont elle définit pour une bonne part l’agenda politique. Aujourd’hui
encore, la précaire majorité de la Cour Suprême qui reste favorable à cette décision historique, et dont on sait qu’elle pourrait bien basculer à la prochaine nomination, est un des enjeux politiques les plus brûlants de la vie politique américaine.

La politisation extrême de cet arrêt fausse toutefois la perspective historique. Dans le débat actuel entre conservateurs et progressistes (on parlerait plutôt, outre-Atlantique, de liberals), tout se passe en effet comme si l’histoire de l’avortement se divisait en deux périodes : avant 1973, l’interdiction ; après 1973, la légalisation. Autrement dit, c’est l’histoire d’un progrès que racontent les progressistes - de la répression à la libération ; et à l’inverse, c’est l’histoire d’une décadence que leur opposent les réactionnaires - de l’ordre au désordre. Si la version progressiste doit rencontrer en France plus de sympathie, encore importe-t-il de la nuancer, voire de la corriger. Non seulement parce qu’aujourd’hui, en pratique, le droit à l’avortement est déjà remis en cause dans beaucoup d’États (les entraves sont plus graves encore qu’en France : on le sait, des médecins en sont morts, et cette violence spectaculaire n’est que la partie la plus visible d’une campagne de dissuasion et d’intimidation) : ces restrictions ne font que confirmer l’histoire, en suggérant qu’on pourrait bien revenir en arrière.

S’il faut corriger l’histoire, c’est plutôt sur trois autres points qui nous ramènent avant 1973, et tous trois se rapportent au pouvoir médical. J’évoquerai chacun, dans l’ordre chronologique. Premier point : les lois contre l’avortement ne renvoient nullement à une répression éternelle. Le texte de l’arrêt Roe v. Wade le rappelle d’ailleurs, c’est seulement dans la seconde moitié du XIXème siècle qu’en l’espace d’une vingtaine d’années, les États mettent en place une législation très restrictive. À l’inverse, au début du XIXème siècle, aucun État n’avait légiféré en matière d’avortement : il n’était pas illégal, et même, il était toléré. On le voit, nous sommes loin d’une image convenue, qui renverrait la politisation actuelle de l’avortement, et plus généralement des questions sexuelles, à la culture intemporelle d’une Amérique puritaine.

Pourquoi ce basculement juridique ? C’est à la « croisade des médecins » (pour reprendre l’expression de l’historien James Mohr) que les États-Unis doivent la première politisation de l’avortement, au milieu du siècle. La profession nouvelle, ou plutôt, les médecins en voie de professionnalisation se mobilisent alors contre l’avortement pour affirmer leur pouvoir. Il s’agit pour eux de contrôle, et les femmes sont bien l’enjeu de cette bataille. D’une part, le rapport de pouvoir concerne ces femmes de la bourgeoisie qui aspirent à un contrôle des naissances dans le mariage (l’historien Daniel S. Smith a parlé à ce propos d’un véritable « féminisme domestique ») : alors que ces femmes attendent l’aide de médecins dont elles se voient comme les « clientes », ceux-ci n’entendent pas abandonner pareil pouvoir à celles dont ils prétendent faire leurs « patientes ». D’autre part, le rapport de pouvoir se joue avec les concurrentes des médecins, sages-femmes et autres héritières d’une pratique thérapeutique non « régulière », c’est-à-dire aussi non régulée. La législation qui est alors mise en place contre l’avortement renvoie bien à ce double contrôle, des « patientes » et des « avorteuses » : en se professionnalisant, les médecins prennent un pouvoir sur les femmes.

Deuxième correction historique : non seulement l’avortement ne fait pas l’objet aux États-Unis d’une interdiction qui aurait existé de toute éternité, mais si l’on considère même la période qui s’ouvre à la fin du XIXème siècle, et qui s’étendra jusqu’aux années 1960, il convient de dire que l’avortement est moins interdit que régulé. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de rappeler l’importance d’ailleurs considérable des avortements clandestins, qui ne manqueraient pas de revenir avec une nouvelle interdiction. L’illégalité n’est dans ce cas que l’envers de la loi. En revanche, l’avortement thérapeutique est institué par la loi aux États-Unis : le flou de sa définition consacre le pouvoir de décision du médecin. En effet, la décision est laissée à son appréciation, voire (pour jouer sur les deux sens du mot) à sa discrétion.

La distinction entre l’avortement clandestin et l’avortement thérapeutique est alors essentielle : ce sont les deux faces d’une réalité, mais aussi ce sont alors deux réalités socialement très contrastées - l’avortement clandestin concerne surtout les jeunes filles pauvres, souvent de couleur ; l’avortement thérapeutique est réservé pour l’essentiel aux femmes mariées de la bourgeoisie blanche. Le contrôle médical est aussi un contrôle social, et la norme sexuelle s’impose de manière inégalitaire. L’avortement, pendant le siècle qui précède Roe v. Wade, n’était donc pas interdit, mais seulement régulé : c’est bien ainsi que se marque alors le contrôle des médecins.

Troisième et dernière nuance historique, qui nous transporte vers un troisième moment de la chronologie, dans les dernières années qui précèdent Roe v. Wade. Avant 1973, les lois contre l’avortement sont remises en cause. On pense toujours au rôle du féminisme américain, qui prend son essor dans la seconde moitié des années 1960. Encore faut-il rappeler, dès la première moitié des années 1960, le rôle des médecins : à côté des juristes, ils se battent pour une modernisation du droit, qui rattraperait l’évolution des mœurs. N’allons pas croire pour autant qu’ils renoncent à leur pouvoir : ils proposent en effet, non pas l’abrogation des lois contre l’avortement, mais leur réforme. Comment comprendre leur évolution ? Sans doute les raisons humanitaires comptent-elles dans le changement des mentalités auquel on assiste alors dans la profession médicale ; mais c’est aussi parce que l’arbitraire de la décision médicale en matière d’avortement thérapeutique commence à jouer contre l’intérêt des médecins que la prise de conscience s’accé-lère. La réforme permettrait, en précisant leur responsabilité, de les protéger aussi.

J’aimerais pour conclure cette première comparaison, transatlantique, faire entendre dans l’actualité française les échos de la préhistoire américaine de Roe v. Wade. Sans doute la bataille de l’avortement oppose-t-elle ceux qui veulent interdire, et ceux qui veulent autoriser, dans une logique de répression ou de libéralisation. Mais l’enjeu est aussi de contrôle : les médecins aux États-Unis n’ont pas fait disparaître l’avortement par la loi - ils ont pris le contrôle d’une pratique que leur activisme juridique avait définie : les avortements légaux. C’est tout l’enjeu en France de l’avortement thérapeutique. On a beaucoup commenté les propos du Professeur Israël Nisand sur l’eugénisme : ne pouvait-on pas y entendre l’écho des mouvements anti-avortement ? Encore faut-il bien entendre sa proposition : non pas refuser d’étendre la période légale de l’avortement de dix à douze semaines, mais soumettre cette période au contrôle des médecins, sur le modèle de l’Interruption Médicale (et non Volontaire) de Grossesse. Bref, l’enjeu n’était pas d’interdire ou d’autoriser, mais plus précisément d’étendre avec le domaine de l’avortement thérapeutique l’empire des médecins.

Le PaCS en France : l’expertise des sciences humaines

La deuxième comparaison ne porte plus sur des espaces nationaux différents et des époques éloignées, mais sur la France, et sur des actualités successives : le débat sur l’avortement a pris forme au lendemain des discussions sur le PaCS. Comme la première, cette seconde comparaison renvoie à mes intérêts de chercheur et de citoyen : c’est donc bien entendu parce que j’ai consacré beaucoup de temps à réfléchir sur le PaCS que j’y songe aujourd’hui. Mais le rapprochement ne tient pas qu’à moi, et il n’est aucunement accidentel : il faut l’entendre dans l’argument de Daniel Borrillo lorsqu’il oppose aujourd’hui, à propos de l’avortement, comme hier, à propos du PaCS, une logique de la reconnaissance à une logique de la tolérance.

L’actualité du PaCS est trop récente pour que quiconque l’ait oubliée ; c’est ainsi qu’au début de l’été 2000, alors qu’on prêtait à Martine Aubry l’intention de faire marche arrière sur le dossier de l’avortement, chacun avait en tête les reculades des Socialistes lors du débat sur le PaCS, et tout particulièrement leur absence lors d’un premier vote à l’Assemblée en octobre 1998. De même, lorsque Janine Mossuz-Lavau évoque la bonne tenue relative du débat sur l’avortement, ce n’est pas seulement par rapport aux débats des années 1970 à l’occasion de la loi Veil, mais aussi en réaction aux outrances des propos entendus dans l’hémicycle en 1998 et en 1999. Les leçons du PaCS jouent donc un rôle dans le débat sur l’avortement, et l’on ne s’étonnera pas de retrouver certaines des mêmes figures - comme Jean-François Mattéi, et bien sûr Christine Boutin, la plus visible contre l’une et l’autre lois, ou son antithèse paradoxale, Roselyne Bachelot.

Il importe d’ailleurs de bien distinguer les deux logiques complémentaires de ce rapprochement. D’une part, on retrouve les mêmes positions : on peut esquisser une homologie idéologique entre les deux débats, en tout cas pour les positions les plus tranchées et les moins équivoques. C’est ainsi que la passionaria anti-PaCS est aussi la présidente de l’Alliance pour les droits de la vie, tandis que l’association Pro-Choix s’est battue également sur les deux fronts, dont elle articule les logiques - on retrouverait d’ailleurs la même articulation entre les deux réflexions chez des chercheurs comme Marcela Iacub. Mais d’autre part, certains profitent du second débat pour effacer le souvenir du premier, et corriger leur image. Les conservateurs modérés et leurs alliés de la gauche conservatrice y réfléchissent à deux fois avant de commettre la même erreur d’appréciation sur l’opinion publique. Et certains, en particulier chez les intellectuels, tentent aujourd’hui de se refaire une image de gauche bien écornée par les débats sur le PaCS.

Je ne me propose pas ici de développer tous les aspects de cette double comparaison, à la fois homologie et contraste entre les deux débats, puisque c’est seulement sur la question de l’expertise que je voudrais prolonger mes analyses. Dans un cas comme dans l’autre, pour le PaCS et pour l’avortement, commençons par remarquer le recours à l’expertise. On pourrait s’en étonner, mais il se comprend aisément : l’incertitude politique cherche à prendre appui sur des vérités certaines, que le politique n’hésite pas à demander au savant. Autrement dit, dans un cas comme dans l’autre, le politique demande à la science des réponses qui transcendent le débat démocratique. Il va de soi (mais il n’est peut-être pas inutile de rappeler) que la science ne propose jamais de vérités définitives. Mais on conçoit la tentation d’un certain nombre de politiques, mais aussi de certains savants : les premiers demandent aux seconds une garantie, et en contrepartie leur délèguent une autorité. Bref, on voit bien les bénéfices de légitimation mutuelle.

Le rapprochement ne doit pas faire oublier un contraste évident. Ce ne sont pas les mêmes qui interviennent dans l’un et l’autre cas. Non seulement les personnes des experts sont différentes selon qu’il s’agit d’avortement ou de PaCS (ce qui n’est pas le cas dans le champ politique), mais ce sont aussi les professions de l’expertise qui changent. Dans le cas du PaCS, ce sont les sciences humaines qui ont été invoquées - l’anthropologie et la psychanalyse, ainsi que la sociologie. Sans doute les médecins les plus lucides comprenaient-ils qu’il ne suffisait pas d’invoquer la nature pour fonder la différence des sexes : les atours de l’ordre symbolique semblaient nécessaires pour donner, sinon du sens, du moins un peu d’allure à cette banalité du sens commun. En revanche, dans le cas de l’avortement, c’est bien du côté des médecins qu’on entend les paroles autorisées, qu’il s’agisse de gynécologues, d’obstétriciens ou d’échographes : ce sont les professionnels qui parlent.

Je voudrais maintenant approfondir le parallèle, en deux points. Dans le cas de l’avortement, l’invocation de l’eugénisme est pour le moins paradoxale. En effet, historiquement, l’expertise médicale s’est mise au service de l’eugénisme : il s’agit bien d’un contrôle des populations s’appuyant sur la science, dans un souci d’amélioration pensée comme modernisation ; et l’on sait que ce contrôle des populations supposait un contrôle des femmes. Le renversement rhétorique est donc remarquable, qui oppose toujours les médecins aux femmes, mais pour faire basculer le stigmate eugéniste des premiers aux secondes : c’est ainsi que la décision d’avorter reviendrait au médecin, aux dépens de la femme.

On a ainsi le sentiment d’une expertise qui n’ose pas dire son nom : Israël Nisand ou René Frydman ne dirigent-ils pas des services hospitaliers importants dans la pratique du diagnostic génétique préimplantatoire ? D’où le rapprochement avec le débat sur le PaCS : il n’est pas moins remarquable que les spécialistes des sciences humaines hostiles à la loi, par crainte qu’elle ne débouche à terme sur une remise en cause des lois de la filiation, se soient pris au jeu de l’expertise, tout en récusant le label d’expert - voire même en construisant leur réputation scientifique sur la critique de l’expertise.

Bref, et ce sera mon premier point dans ce parallèle, l’expertise a mauvaise conscience, dans l’un et l’autre cas. Nous sommes plus proches de l’Amérique des années 1960, que des années 1860.

Le point de vue de Roger Bessis, publié dans le quotidien Libération le mardi 3 octobre 2000, est révélateur de ce malaise. D’un côté, c’est en tant que président du Collège français d’échographie fœtale qu’il signe une tribune intitulée : « N’allongez pas le délai de l’IVG ». D’un autre côté, se laisse entendre une certaine gêne sur l’autorité de cette parole autorisée : « Les médecins n’auraient pas leur mot à dire en la matière. C’est passer sous silence les risques de dérive sanitaire et éthique qui serait inacceptable. La plus élémentaire conscience nous contraint à nous exprimer, à provoquer le débat. Il ne nous appartient ni de légiférer ni de dicter la morale républicaine. Mais confrontés quotidiennement à l’interruption de grossesse, nous devons intervenir sur un sujet où notre expérience est à même d’éclairer la population et ses élus. »

Si le premier point porte sur l’ambivalence des experts sur leur rôle, le second point tient à l’ambiguïté politique de l’expertise. On retrouve la même ambiguïté dans les deux débats successifs : ce ne sont pas des experts réputés conservateurs qui ont fait obstacle à la loi du PaCS, ou à la réforme de la loi Veil ; au contraire, ce sont des médecins ou des sociologues qui se disent et se pensent progressistes - et qui étaient unanimement perçus comme tels jusqu’alors. René Frydman et les féministes n’étaient-ils pas naguère du même côté ? Israël Nisand n’a-t-il pas d’abord été l’objet d’attaques virulentes venues des « pro-vie » ? On conçoit la difficulté rencontrée par beaucoup à comprendre ce qui se jouait autrement que comme un renversement, ou une trahison.

En réalité, ces experts proposent une position qui se lit difficilement politiquement parce qu’elle se veut de « juste milieu » : d’une part, ils se veulent « progressistes » ; mais d’autre part, ils veulent un progrès « raisonnable ». On voit bien le risque pour eux de se retrouver, au moment du changement social et juridique, du côté des conservateurs, bref, de basculer politiquement. De la même manière que les associations féministes pour l’avortement, les associations homosexuelles ont eu la surprise de se trouver opposées dans le PaCS à des intellectuels qui paraissaient acquis à leur cause, pour avoir travaillé ensemble autour du sida, ou même pour avoir signé ensemble des pétitions pour la reconnaissance des couples homosexuels. On comprend cet étonnement : il révèle une transformation de la politique de l’expertise.

L’émergence d’une « gauche conser-vatrice », en particulier chez les intellectuels, se comprend en effet comme la résultante d’une double logique. En premier lieu, l’expertise, lorsqu’elle tente de fonder scientifiquement une position de « juste milieu », assimile les deux sens du mot « raison » : ce qui est raisonnable (politiquement) et ce qui est rationnel (scientifiquement). Bref, la science ne ferait que redoubler, pour mieux le justifier, le sens commun. En second lieu, la définition du raisonnable qui sous-tend cette pratique de l’expertise repose sur une autre assimilation, entre le sens commun des élites, et le sens commun de la nation : ce faisant, elle méconnaît les transformations des mentalités, plus ou moins rapides selon les milieux sociaux. De fait, double paradoxe historique de la France actuelle, l’opinion publique devance les élites dans le domaine des mœurs, tandis que les associations les plus radicales, féministes ou homosexuelles, semblent plus proches du « sens commun » populaire...

Pour ne pas conclure

J’ai tenté de montrer comment l’emprise de l’expertise recule en France aujourd’hui, du moins si l’on en juge par l’échec des experts dans les deux débats évoqués - PaCS et avortement. Sans doute ces deux exemples ne suffisent-ils pas à décrire le poids de l’expertise dans nos sociétés - par exemple, dans le domaine économique, où la compétence semble plus que jamais investie d’autorité, au détriment de la politique. Du moins peut-on y voir une évolution limitée : le débat sur les mœurs apparaît de plus en plus comme un débat démocratique, qui engage des valeurs politiques et non des vérités scientifiques. Sans doute quelques-uns opposent-ils encore le caractère responsable des experts à l’irresponsabilité des femmes, pour prendre l’exemple de l’avortement, ou des homosexuels, en matière de filiation. Leur argument pourrait pourtant bientôt paraître aussi obsolète que ceux des opposants au vote des femmes, alors jugées irresponsables. Comme si l’ouverture d’un droit nouveau n’avait pas pour vocation, en démocratie, au lieu de les présupposer tels, de rendre les citoyens responsables.

Même en se restreignant au domaine des mœurs, c’est peut-être faire preuve d’un optimisme naïf que de parier ainsi sur la défaite politique d’une expertise ambivalente sur son rôle, enfermée dans les ambiguïtés du « juste milieu » et les contradictions de la « gauche conservatrice » : rien n’est jamais joué, et il est toujours prématuré de conclure. Aussi voudrais-je mettre en garde pour finir contre un risque que fait courir la confusion politique et rhétorique de l’époque aux défenseurs du PaCS, et de la réforme de la loi Veil - et dont on peut craindre qu’il ne se manifeste bientôt dans le débat public. Dans l’un et l’autre débats, on a opposé aux revendications des homosexuels ou des femmes le reproche d’égoïsme. Sans doute peut-on arguer que c’est l’individualisme caractéristique de notre modernité qui explique l’ascendance de ces droits nouveaux. Mais chez les critiques de ces droits, l’individualisme prend une coloration morale : c’est l’égoïsme de la femme qui avorte pour partir en vacances ; l’égoïsme de l’homosexuel qui choisit d’avoir un enfant, quitte à faire de l’homme un simple « étalon », dans le cas de la lesbienne, tandis que le gay fera de la femme un simple « ventre ». Cette critique morale est d’autant plus efficace politiquement qu’elle résonne avec la critique, venue de gauche, des méfaits du capitalisme : l’individualisme, c’est alors le « libéralisme ». C’est le marché qui est visé, qui fait du fœtus ou de l’enfant des valeurs matérielles parmi d’autres.

On le voit, la rhétorique moralisante conservatrice peut rejoindre une rhétorique politique progressiste, en confondant dans la critique de l’individualisme les intérêts égoïstes et la loi du marché. Aussi importe-t-il pour les mouvements féministes et homosexuels de bien prendre au sérieux ce risque idéologique, c’est-à-dire de répondre aux inquiétudes venues de la gauche, pour mieux éviter leur confusion avec celles issues de la droite. Il ne s’agit donc pas seulement de déplorer, en miroir des conservateurs de tous bords qui s’inquiètent de la « perte de repères symboliques », la perte de repères politiques qui fait prendre à beaucoup leur droite pour leur gauche. Encore faut-il se donner les moyens de penser l’articulation entre les revendications des femmes et des homosexuels, d’une part, et les revendications sociales qui depuis toujours nourrissent la gauche. Autrement dit, il convient de penser en même temps les enjeux de discrimination et d’inégalité, les questions réputées « minoritaires » et les soucis « majoritaires » en termes de classes. C’est alors qu’on évitera l’alliance contre-nature entre les défenseurs de la morale traditionnelle et les critiques du marché, scellée par les experts de la gauche conservatrice.