Vacarme 15 / arsenal

« une révolution telle qu’elle doit être » entretien avec Maria de Medeiros

Depuis longtemps, la comédienne Maria de Medeiros avait le projet de mettre en scène l’épopée des capitaines d’avril. Elle a vingt ans quand elle rencontre Salgueiro Maia, héros de cette révolution et qui deviendra le protagoniste de Capitaines d’avril. Écrit et dirigé par une jeune femme de 35 ans qui n’a pas vécu directement l’événement, le film est la première fiction réalisée sur l’événement majeur de l’histoire portugaise contemporaine. D’où cette rencontre avec Maria de Medeiros pour évoquer la genèse d’un film, à la fois maladroit et bouleversant, et la manière dont il a été perçu au Portugal.

Entretien réalisé par Jean-Philippe Renouard et Lise Wajeman.

Le projet de Capitaines d’avril est né il y a longtemps ?

Beaucoup des capitaines d’avril ont tenu des journaux pendant la guerre coloniale, puis pendant les journées de la Révolution. Ils se sont un peu décrits comme si, ce jour-là, ils s’étaient vus dans un film. Ces journaux sont extrêmement durs, on comprend le traumatisme que ces jeunes gens ont vécu pendant les
treize années que dura la guerre coloniale. Le contrepoint avec la description de la Révolution est magnifique ; là, ils manifestent un sens de l’humour extraordinaire. J’ai découvert ces textes alors que j’étais très jeune. Enfant, j’ai eu la chance de vivre cette période révolutionnaire et comme pour presque tous les Portugais, la Révolution a constitué un événement à la fois intime et politique important. Ce qui est frappant, c’est que chaque Portugais raconte « sa » Révolution des œillets, d’un point de vue absolument subjectif, il en est le protagoniste absolu.

Le film travaille cette rencontre entre le subjectif et l’histoire, entre l’intime et l’épique .

Cela tient aux capitaines eux-mêmes. Ils étaient atypiques au sein de l’armée, tous plus ou moins antimilitaristes. C’est dans leurs récits de la Révolution que j’ai découvert ce contraste entre l’épique - la conscience qu’ils étaient en train de modifier profondément l’histoire de leur pays -, et une quotidienneté, une véritable intimité. Ils font partager des sentiments dont je me suis fait l’interprète. Je n’ai pas voulu élever un monument solennel, pompeux, mais rester fidèle à leur souci du détail historique. Ils ont une approche de l’histoire qui est intime, qui fait que tout le monde peut s’identifier à eux.

Les premières images du film montrent des images très dures de la guerre...

Il était important de montrer quel traumatisme ils avaient vécu. Quand on regardea posteriori cette Révolution, on peut penser que tout a été d’une facilité extraordinaire. Pourtant les capitaines ont été violemment attaqués par la suite. Certains ont dit qu’ils n’avaient rien fait, que cette révolution avait été une promenade touristique. Ce qui est faux. Si les choses se sont passées ainsi, c’est à cause de leur extraordinaire habileté et du choix qu’ils ont fait. La plupart étaient des militaires de carrière qui revenaient de la guerre coloniale. C’étaient des hommes d’un grand courage physique, qui n’avaient pas peur de se battre. Néanmoins, tous m’ont dit qu’ils n’avaient jamais eu aussi peur parce que, ce jour-là, ils avaient le destin du pays en main.

Comment expliquez-vous qu’il a fallu attendre vingt-six ans pour voir la première fiction sur la Révolution des œillets ?

Je peux le comprendre. Il y a eu d’excellents documentaires. Mais c’est difficile d’écrire une fiction autour de sa propre histoire. Moi j’avais neuf ans, donc je n’avais pas de vie antérieure au 25 avril. Une grande partie de la société portugaise a toute une histoire avant le 25 avril, une histoire dont on ne veut pas forcément parler. Pendant cette révolution, il n’y a pas eu d’esprit de revanche, pas d’exécutions. Le contrecoup, c’est qu’on se retrouve dans une structure différente, démocratique, mais les mêmes sont toujours en place. Cela a créé des zones d’ombre dans la société portugaise qu’on n’a pas forcément envie d’aborder. Certains ont été choqués que cette histoire soit racontée par quelqu’un de la deuxième génération, que ce soit une femme, que ce soit une actrice. Curieusement, ce sont plutôt des hommes politiques ou des historiens qui m’ont défendue. D’autres encore ont été choqués de découvrir des détails cocasses et ont cru, par méconnaissance historique, que je les avais inventés.

Quelle a été la réaction des militaires vis-à-vis d’une femme explorant le film de guerre ?

J’ai beaucoup interrogé et consulté les capitaines d’avril. Je leur ai présenté les différentes versions du scénario parce que je ne voulais en rien trahir leur esprit. Ce qui a choqué aussi au Portugal, c’est que je montre les faits dans une perspective complètement militaire. Les civils ont une vision différente où ils sont les protagonistes. Moi je suis restée solidaire des militaires.

Quelle fut la réaction des Lisboètes en voyant se reproduire sous leurs yeux des scènes qu’ils avaient vécues il y a vingt-cinq ans ?

Chaque figurant dans la foule a pris son rôle comme celui d’un protagoniste de la Révolution. Pour les scènes de liesse populaire, quand je disais « coupez », ils ne s’arrêtaient pas... alors nous remettions les caméras en marche pour saisir ces moments incroyables. Les rôles s’inversaient, nous ne faisions plus de la mise en scène mais du documentaire. Ce qui était beau, c’est qu’il y avait parmi les figurants beaucoup de gens qui avaient réellement vécu la Révolution et qui, vingt-cinq ans après, contribuaient à recréer ces moments. Il y avait aussi des situations plus extraordinaires, comme un monsieur qui était figurant et se trouvait tout le temps devant la caméra car il voulait être sur tous les plans. J’ai dû lui expliquer : « Monsieur, vous ne pouvez pas être à la fois dans le champ et le contre champ. » Il m’a raconté qu’il faisait partie des blessés du 25 avril quand la police politique a tiré. Sa vie avait été en danger et, vingt-cinq ans après, il était sur les mêmes lieux à crier « assassins, assassins ».

N’y avait-il pas un risque à raconter l’histoire d’une révolution en soulignant les moments de pure comédie, le risque que le 25 avril soit perçu comme un coup d’État d’opérette ?

Ce qui m’intéressait, c’est le côté atypique de cette révolution. Une révolution correspondant à un archétype ne m’intéressait pas. Le message de cette révolution est important : à un moment où les conflits armés continuent d’être la solution, où les trafics d’armes constituent la base de notre richesse et de notre bien-être économique, il est important de montrer comment on peut voir basculer un pays du côté de la liberté sans le recours aux armes. Cela pose le problème de la désobéissance, qui est d’actualité. La lecture que je fais de cet événement, c’est aussi qu’il se passe en pleine guerre froide. Derrière les capitaines, il n’y a aucun bloc, au moment où ils ont fait la révolution. Cela n’a peut-être duré que vingt-quatre heures parce qu’ensuite tout s’est perdu très rapidement. Mais à l’origine de l’action de ces capitaines, il y avait une conviction personnelle, morale, un sens intime de la justice, une prise de responsabilité considérable de chacun d’entre eux. C’est ce qui m’a intéressée, plutôt que de raconter une révolution telle qu’elle doit être. Parce que je pense qu’une révolution telle qu’elle doit être, c’est comme ça.

Les capitaines d’avril étaient-ils préparés à des dérapages ? Étaient-ils prêts à se battre ?

Ils étaient surtout décidés à ne pas tirer. Ils étaient armés mais tous m’ont dit : « Tirer aurait constitué la solution de facilité. » C’est ce qu’ils étaient habitués à faire tous les jours. Ils sont héroïques parce qu’ils ont choisi la voie la plus difficile, celle de ne pas tirer de coups de feu. Ils sont également héroïques dans leur manque d’ambition. Ils sont héroïques là où ils acceptent d’être dépossédés de leur victoire, d’être balayés par le flux de l’histoire. Ils savent qu’ils déclenchent une suite d’événements qui va les balayer et l’acceptent.

Les capitaines sont-ils en général restés dans l’armée ?

Presque tous ont quitté l’armée. Ils ont fait l’acte de leur vie, mais ça en valait la peine parce que c’était un geste de réhabilitation très important pour eux. Il y avait un très grand malaise dans la société portugaise du fait de la guerre coloniale. Ce n’est qu’aujourd’hui, trente ans après, que se constituent les premières associations d’anciens soldats qui s’estiment psychologiquement détruits par la guerre coloniale. Ces soldats étaient méprisés par les colons qui disaient : « Qu’est-ce que c’est que ces connards qui n’arrivent pas à nous défendre et à gagner cette guerre ? » Puis ils revenaient au Portugal et étaient méprisés par la société qui les traitait de « chiens obéissants au gouvernement ». La situation était invivable pour eux. Ils ont fait la révolution pour résoudre ce malaise. En fait, ce n’est ni avec les colons, ni avec les gens de la métropole que ces soldats avaient le plus d’affinité, mais avec les guérilleros qu’ils combattaient. Il se créait de vrais liens entre eux, ce qui a beaucoup contribué à la révolution telle qu’elle s’est déroulée... dans un esprit de guérilla urbaine.

Le fait de dissocier l’armée de la population civile est-il une manière de reprocher à la société civile une certaine forme de passivité ?

Tous les capitaines ont dit combien ils ont été surpris de l’appui populaire sur lequel ils ne comptaient pas. À la fin de la matinée du 25 avril, ce coup d’État militaire était devenu une révolution populaire. La population est descendue dans la rue et les a inondés de fleurs, de nourriture... Eux ont fait un putsch que le peuple de Lisbonne a transformé en Révolution des œillets. Car c’est aussi quelque chose de subversif cette histoire de fleurs : ce que représentent les œillets, c’est que ce jour-là, il n’y a pas eu de relation commerciale. Rien ne s’est vendu, tout s’est donné, à commencer par les fleurs, mais pas seulement. Les gens leur apportaient du café, des cigarettes, de la bière et de la nourriture. Un soldat m’a raconté - si j’avais mis cette histoire dans le film, personne ne m’aurait crue - qu’il conduisait un des blindés dans la ville, avec le hublot ouvert et tout d’un coup un poulet rôti lui est tombé sur la tête. Je crois que la population de Lisbonne n’a pas été passive, cette façon de les acclamer et de les chérir a été une chose importante.

Il semble curieux que les guerres coloniales soient devenues sujets de fiction dans la littérature et au cinéma mais pas cet événement enthousiasmant que fut la révolution ?

Mon interprétation qui peut être contestée, c’est qu’il existait une résistance civile importante et courageuse. Beaucoup de gens se retrouvaient dans la clandestinité, étaient emprisonnés, subissaient la torture. Et tout d’un coup, des brutes qui ne comprenaient rien à la politique, qui jusque là avaient été des « chiens obéissants », sont à l’origine d’un coup d’État exemplaire, ne prennent pas le pouvoir mais l’offrent à une nouvelle classe politique sur un plateau d’argent. La classe politique portugaise a toujours eu un peu de mal à digérer la façon dont elle a acquis le pouvoir. Il y a presque un complexe d’Œdipe par rapport aux capitaines d’avril qui ont souvent été maltraités et continuent de l’être d’une certaine manière.