Vacarme 15 / arsenal

l’île portugal entretien avec Pierre Léglise-Costa

Pierre Léglise-Costa fut le commissaire des Rencontres France-Portugal 2000. C’est comme spectateur et acteur de l’histoire contemporaine du Portugal, que nous lui avons demandé son point de vue, nourri également par ses activités d’enseignement à Paris VIII et de traducteur de Antonio Lobo Antunes.

Propos recueillis par Jean-Philippe Renouard et Lise Wajeman.

Existe-t-il un tabou autour des guer-res coloniales que livre le Portugal au Mozambique, en Guinée, en Angola ?

La guerre coloniale reste un sujet tabou dans une partie de la population, notamment chez tous ceux - et ils sont nombreux puisque le conflit dura treize ans - qui ont participé à la guerre. Cela reste une blessure terrible parce qu’il y a le souvenir d’avoir tué des gens et d’avoir connu des conditions de vie terribles ; mais, à l’inverse, certains regrettent la perte de l’empire. C’est un sentiment fort au Portugal même si on ne le raconte pas. Mais on a tellement asséné, sous le salazarisme, que les colonies africaines étaient le « sang du Portugal », constituaient la possibilité d’une croisade catholique en Afrique, voire le seul espoir du monde africain, que cela a fini par devenir une façon de penser.

Mais pourquoi, alors que la littérature et le cinéma portugais évoquent ces guerres, presque rien n’existe-t-il à propos de la Révolution des œillets ?

La littérature s’est en effet emparée de la guerre coloniale après la Révolution : Lobos Antunes, évidemment, mais Lidia Jorge (Je tiens Le rivage des murmures pour un excellent livre), et quelques autres romanciers. Cette guerre constitue une immense blessure. Ce fut la plus longue guerre menée par une nation coloniale pour éviter la perte de ses colonies. Des centaines de milliers d’hommes y ont participé. Des milliers y ont perdu la vie. C’était d’autant plus insupportable que cela restait secret, qu’on n’en parlait pas car la censure était totale. Je vais vous raconter une histoire terrible, ce devait être en 1971 ou 1972. Une nuit, je remontais l’avenue de la Liberté, la grande artère du centre de Lisbonne. Il devait être au moins trois heures du matin. Soudain j’ai vu venir vers moi des dizaines d’hommes estropiés. Les uns avec une jambe en moins, les autres manchots, certains sans jambe du tout en chaise roulante. Des hommes jeunes, très jeunes. Le choc fut tel que j’ai fait une chose affreuse : je me suis assis et les ai regardés passer. J’ai fini par aborder l’un d’entre eux qui m’expliqua qu’ils étaient tous des blessés de guerre confinés à l’intérieur de l’hôpital militaire de Lisbonne. Ils n’avaient le droit de sortir qu’au milieu de la nuit pour que la population ne les voie pas.

Quant à l’absence d’œuvres littéraires ou cinématographiques sur la Révolution des œillets, cela tient à cette “chose portugaise”, chose au sens de la res lusitania, qui est la difficulté à voir les effets positifs des événements, la difficulté à célébrer ce qui est exaltant. En 1988, le premier livre que j’ai dirigé sur Lisbonne était titré d’après un texte du père Antonio Vieira (dont parle le dernier film de Manoel de Oliveira, Parole et utopie ), « la nostalgie du futur ». Même ce qui se passera dans l’avenir, on va d’une certaine manière le regretter. Il y a quelque chose de fondamental dans cette attitude qui est profondément ancrée dans le Portugal. Il y a dix ans, j’ai écrit par provocation que le Portugal est une île. Maintenant je pense que c’est profondément vrai. Le Portugal est enfermé dans ses frontières depuis trop longtemps... depuis sept cents ans ! C’est un cas unique en Europe où tous les pays ont connu de grandes fluctuations de leurs frontières.

Les Portugais n’aiment pas les héros ?

Sous l’impulsion du Portugal, l’Europe qui regardait vers la Méditerranée s’est tournée d’un coup vers le front atlantique, vers l’Angleterre, les Flandres, les cités hanséatiques. Jamais les Portugais n’ont pris conscience de cet héritage. La vision historique des Portugais est étrange. C’est même la question-clef quand on regarde ce qui est raconté à l’école sur l’histoire du Portugal. En ce qui concerne le XXème siècle, entre 1926 et 1974, l’histoire qui est enseignée est celle que choisissait d’enseigner le régime fasciste. On enseignait uniquement des histoires qui exaltaient l’idée que le Portugal était unique, mais jamais les liens entretenus par le Portugal avec l’Europe ou le reste du monde. Un exemple : en 1822, le fils du roi du Portugal est devenu empereur du Brésil indépendant. Eh bien jusqu’en 1980, les mômes à l’école ne connaissaient pas la date d’indépendance du Brésil. Parce qu’on ne le leur apprenait pas. Pour le 25 avril, c’est un peu la même chose : les plus jeunes Portugais connaissent le jour puisqu’il est férié, mais ne se souviennent pas forcément de l’année exacte.

Est-ce à dire que le Portugal est une démocratie trop jeune pour bâtir une véritable histoire démocratique et qu’il n’existe aucune mythologie autour de la Révolution des œillets ?

Le Portugal est un pays qui aime les mythes mais il “mythologise” à l’envers. Il ne mythologise que ce qui est très ancien et qui a recentré et non ouvert le Portugal sur le monde. Même Vasco de Gama et la découverte des Indes, qui représentent la grande ouverture vers l’Orient, ont été présentés comme cela. Le Portugal, maintenant que la démocratie européenne est acquise, a oublié la défense des valeurs démocratiques.

Et puis les choses sont plus profondes. Je pense qu’il faut tendre un miroir aux Portugais. Non pas pour qu’ils voient ce qu’ils ont envie de voir, mais pour qu’ils réfléchissent à leur image, qu’ils aient une autre image de leur passé. Il faut faire quelque chose de cette tradition multiraciale : ils ont vécu cinq cents ans en Inde, en Chine, en Afrique. Il faudrait puiser quelque chose dans cette histoire et non pas en faire une épopée lointaine. Il y a par exemple dans l’architecture portugaise des morceaux de Chine, d’Afrique... Il faudrait peu à peu que les Portugais s’intéressent à autre chose que leur île. À l’Europe par exemple. Le sommet de Nice est exemplaire à cet égard. Bien sûr, les Français n’ont pas fait preuve d’une grande subtilité. Mais la France joue un rôle de tampon vis-à-vis de l’Allemagne. Quand la Pologne, la Hongrie et d’autres pays d’Europe centrale entreront dans l’Union, l’Allemagne se désintéressera du Sud. Cela relève du sens de l’histoire. Sans tampon français, les pays du sud seront plus ou moins abandonnés. Or le Portugal s’est dissocié des Français. Sans penser une seconde que ce n’était qu’un problème d’alliance, que la France était le seul pays capable d’apporter son soutien aux pays du sud... Quand le Portugal cessera de bénéficier de la manne européenne en 2002 parce que l’euro signifie la fin des grandes subventions, que se passera-t-il ?