Vacarme 15 / processus

motion pictures entretien avec Titina Maselli

Boxeurs, stades de football, gratte-ciel, réseaux de câbles dans la nuit, intensité du mouvement bloqué sur la toile : tel est l’univers pictural de Titina Maselli, qui partage sa vie et son travail entre Paris et Rome, mais dont la peinture - qui a inspiré de beaux textes, notamment de Giorgio Agamben et Jean-Luc Nancy, que nous reproduisons dans ce dossier - n’est reconnue qu’en Italie. Titina Maselli fait sa première exposition à Rome en 1948, s’installe à New York pour cinq ans en 1952, participe à de nombreuses Biennales de Venise. À propos de son œuvre, on a évoqué à la fois le Pop-art et le futurisme. Mais il serait vain de pousser les rapprochements trop loin : la peinture de Titina Maselli, téléscopage irrésolu, conflit sans victoire ni défaite, résiste tout autant à l’avant-garde pop américaine ou européenne qu’à l’esthétisation triomphaliste du mouvement, propre aux Italiens d’avant-guerre.

En France, Titina Maselli est avant tout connue comme scénographe. En 1974, les metteurs en scène de la Compagnie de l’Espérance, Jean Jourdheuil et Jean-Pierre Vincent, font appel à des peintres pour repenser, violenter l’espace scénique, imposer leur propre vision du texte. Titina Maselli réalise alors la scénographie de La Tragédie optimiste, de Vsevolod Vichnevsky. Depuis, elle multiplie les collaborations, régulières (Jourdheuil, Carlo Cecchi, Bernard Sobel depuis 1980) ou occasionnelles (Peter Zadek, Klaus Michael Grüber, Brigitte Jaques...).

Peintre nulle part exposée en France, scénographe peu sollicitée en Italie : la coupure géographique est aussi nette qu’inexplicable. Nous avons voulu demander à Titina Maselli comment deux pratiques artistiques peuvent ou non se rencontrer, forcer la rencontre, savoir comment deux espaces distincts peuvent s’enrichir et se nourrir l’un l’autre.

Mais voilà, Titina Maselli est la première à dire qu’il n’y a aucun rapport entre théâtre et peinture. On parlera donc de l’un, puis de l’autre. Le bonheur des récits, mêlés de souvenirs de rencontres, aura achevé de nous convaincre de cette scission. Mais c’était consentir à la séparation pour mieux jeter des ponts inattendus, emprunter des voies d’accès cachées : et au fil de la conversation sur le théâtre se rejoue la même scène, celle précisément qui éclate sur la toile peinte : sur la scène étrangère, le corps fait irruption, le peintre s’impose en force.

Entretien réalisé par Irène Bonnaud, Suzanne Doppelt, Christophe Triau et Sacha Zilberfarb.

Comment définissez-vous les rapports entre peinture et scénographie ?

Je fais une distinction très forte entre les deux. L’image du théâtre et l’image de la peinture sont fondamentalement différentes, ne serait-ce que parce que chacune stimule un temps de perception qui lui est propre. Dans la peinture, l’espace n’est pas réel, il est aplati ; son silence est opposé au sens et aux paroles sur la scène. Pour Bad Boy Nietzsche de Richard Foreman, monté par Bernard Sobel, j’avais reconstruit le Radeau de la Méduse de Géricault. C’était donc un espace « réel » dans lequel les acteurs jouaient. J’ai répondu un jour à la même question (elle lit un extrait d’interview ) : « Pas de figuration en aucune manière, l’abstraction en peinture arrive toujours. Une peinture, abstraite ou figurative, quand elle rejoint l’évidence de l’apparition poétique, c’est grâce à la forme atteinte, qui est la catharsis des premières intentions du langage. Donc elle ne souffre plus de nomination. » Cela dit, c’est vrai que le travail d’un peintre au théâtre donne quelque chose de différent. Il induit un manque d’anecdotisme. C’est un bloc visible plus immanent à l’espace scénique. Mais ce n’est pas parce qu’on transporte des éléments de la peinture sur la scène. C’est plutôt une manière de sentir involontaire. Les metteurs en scène qui font appel à moi ne me demandent pas une peinture, ni un décor. Ils cherchent quelque chose qui ne soit pas illustratif.

Vous discutez avec le metteur en scène avant la première proposition de scénographie ?

D’abord on parle beaucoup. Puis je fais une proposition qui donne déjà une dramaturgie qu’au fond j’ai élaborée moi-même. Si je dis cela, c’est pour donner une autorité littéraire au fait plastique. On ne peut pas travailler ainsi avec tout le monde. J’ai travaillé comme ça avec Jourdheuil, Sobel... Dans Les Géants de la montagne , j’avais construit une immense machine à écrire. Dans Pirandello, cette machine avait une signification précise pour moi. La pièce montre des acteurs réduits à un état de misère terrible. Le personnage que jouait Maria Casarès possède une œuvre, écrite pour elle par un poète qui est mort. Elle ne veut pas revenir à ce qui relève des effets d’une imagination quelconque. La machine à écrire, c’est le lieu de départ d’une œuvre accomplie. Maria Casarès l’avait très bien compris. Dans son jeu, elle était déterminée.

Il faut en tout cas qu’un metteur en scène croie à la grande importance de l’apparence plastique. Il faut une rencontre. Je ne crois pas que je pourrais travailler avec Peter Stein. Il a des idées et des exigences très précises.

Parce qu’il arrive déjà avec une dramaturgie préparée pendant longtemps, et qu’il n’est pas question qu’un scénographe ne s’y plie pas ?

Je crois. Lucio Fanti est le seul peintre, à ma connaissance, qui ait travaillé avec lui. Je ne sais pas s’il a pu faire ce qu’il voulait. Avec Jean Jourdheuil il a fait des choses magnifiques, Jean-Jacques Rousseau, par exemple. Il y avait une tente sur scène, parce que Lucio peignait des tentes à ce moment-là.

Si des premiers metteurs en scène ont fait appel à vous, n’était-ce pas justement parce qu’ils refusaient d’être directifs, mais voulaient se laisser guider par vous ?

La raison, c’est que Jean Jourdheuil et Jean-Pierre Vincent avaient fondé ensemble la Compagnie de l’Espérance. Ils avaient déjà collaboré avec Gilles Aillaud. Pour La Tragédie optimiste de Vichnevsky, Jourdheuil a pensé à moi. C’est parti de lui, parce qu’il avait déjà écrit un gros essai sur ma peinture. Il a aussi monté Dans la jungle des villes avec Aillaud. Il y avait également René Allio, qui était aussi dessinateur. Cela se faisait à ce moment-là. Et parallèlement, Grüber avait déjà commencé brillamment avec Arroyo, lequel a voulu collaborer avec Gilles Aillaud à la Schaubühne . Ils ont fait ensemble Les Bacchantes d’Euripide dans une mise en scène de Grüber. Ensuite ils ont beaucoup travaillé ensemble, pour Faust-Salpêtrière par exemple. Moi je n’ai jamais travaillé avec eux, sauf pour Sobel : avec Aillaud on a réalisé le décor et les costumes de Coriolan. En tout cas, c’est par la peinture que j’ai commencé à travailler pour le théâtre. Puis j’ai fait Mauser de Heiner Müller avec Jourdheuil à Paris, un succès. Sobel a aimé ce décor et il m’a téléphoné pour qu’on se rencontre. On devait se voir dans un café, place Saint-Michel, regardant le fleuve à gauche. J’entre, personne. J’essaie un autre café, personne non plus. Il y avait juste un ouvrier qui dormait sur la table, avec un béret. J’ai fait un peu de bruit avec une chaise, et j’ai compris à sa figure que c’était Sobel ! À partir de là on a commencé à travailler ensemble.

Comment cela se passe-t-il, quand vous faites seulement les costumes et pas les décors ?

C’est arrivé seulement avec Peter Zadek.
Il est contre le décor : ce qui lui plaît, c’est de mettre une boîte sur scène. Pour Richard III, il avait une belle boîte avec beaucoup de portes. Quand il m’a montré la maquette il m’a dit qu’il voulait que sortent de cette boîte des costumes plus près du futurisme que du réel. J’avais fait les costumes : les couleurs étaient très précises et les coupes assez osées. Le soir de la première, aux Festspiele de Vienne, Peter m’a dit : « Je crois que ce sera un grand succès. » Puis il a disparu. Deux jours après, la presse nous a tués, lui et moi. Ils ont dit des horreurs sur mes costumes.

Comment s’est passée votre unique collaboration avec Grüber ?

Grüber est quelqu’un qui capte très profondément les peintres. Il a un œil aigu. Il comprend parfaitement ce que la dimension plastique peut apporter au théâtre.
Si on lui fait une proposition, il perçoit immédiatement ce qu’il y a de plus sérieux dedans, et il demande qu’on développe. C’est ainsi que s’est passé mon travail avec lui. Pour Six personnages en quête d’auteur, à un certain moment, il a eu une grande idée : c’étaient des câbles électriques dans la nuit noire. Il m’a dit : faisons descendre les cintres. Au début de la pièce, des acteurs professionnels répètent, avec des chaises... C’était notre premier jour dans le théâtre. Il y avait là une scène tour-nante. Grüber a demandé de la mettre en mouvement. Les chaises, en tournant, battaient contre les cintres. Cela donnait une sorte de mitraillement. C’était un hasard, mais il a tout de suite saisi que c’était un parti à prendre. Il y a un moment de magie dans cette pièce, quand apparaît madame Pache. C’est un personnage qui n’a pas été pensé ni écrit par l’auteur, mais qui est nécessaire aux autres personnages. Elle est l’entremetteuse. Le père de cette famille de six personnages se demande : comment susciter cette personne ? Il dit aux dames : si vous me donniez votre chapeau, mettons ce manteau là, essayons de créer cette ambiance... Et, coup de théâtre merveilleux, madame Pache apparaît ! Grüber l’a montré dans ce mouvement, qui nous était donné par hasard, le premier jour. J’avais aussi réalisé un groupe d’objets urbains nocturnes : des affiches, des réclames, des grandes masses de lampadaires. Tout était en plastique noir brillant. J’avais tout peint moi-même, tous les plis étaient calculés. En général les six personnages arrivent en ascenseur, ou du fond de scène ou du fond public. Grüber les a fait sortir de ce groupe de décor accumulé, et venir comme des papillons de nuit aveugles, battant contre les cintres, les enjambant...

La collaboration avec les éclairagistes doit être très importante ?

En général il y a des inimitiés. On fait un travail entièrement pensé, calculé comme un tableau, on dispose les choses comme il est nécessaire qu’elles le soient, et les « grands artistes » éclairagistes arrivent avec leur plan de lumière et plaquent des lumières qui nient tout ce travail. En général les metteurs en scène crèvent de peur devant les éclairagistes. Toutes les fois que j’ai espéré qu’ils leur disent quelque chose, ils se taisaient. Moi je n’ai jamais fait les lumières, je n’en suis pas capable. Gilles Aillaud, lui, voit et peut dire comment les faire. Je n’y comprends rien, mais je vois quand on vous nie le sens de l’espace. La lumière peut tout faire. Les éclairagistes ont des connaissances techniques virtuoses et de l’expérience, mais ils n’ont aucun sens, sinon celui de faire, eux, une bonne chose. Mais cela est impossible, il faut que ce soit en harmonie avec le reste.

J’ai rencontré un metteur en scène très flatteur qui veut mettre en scène Attila de Verdi à l’Opéra de Montpellier. Comme décor, il veut des détails de mes tableaux, peints. Il y aura cinq tableaux, de grande proportion, et les personnages, devant, seront minuscules. Mais là aussi, l’éclairage peut tout abîmer. Si on projette la lumière sur le décor peint, on ne verra plus rien. Cela fait miroir. Si on n’éclaire pas du tout, alors ça apparaîtra. Il faudra alors, pour qu’il y ait apparition, moduler la lumière avec les chanteurs, qui seront un peu éclairés, mais pas trop. Il faut tenir compte des valeurs propres à la peinture.

On peut comprendre, en voyant vos scénographies, que vous ayez des conflits avec les éclairagistes, parce que vous travaillez beaucoup sur des matières brutes, énormes, envahissantes. Cela peut poser des problèmes.

Il n’y a pas de problèmes. N’éclairons pas, c’est tout. Un jour j’ai eu un grand éclairagiste, Jacques Rouveyrollis. C’était pour l’opéra de Dallapicolla mis en scène par Sobel, Il prigioniero. J’avais eu l’idée d’un chœur entièrement vertical. Les chanteurs qui étaient tout en haut tiraient un fil de la manche des autres en bas : des grands pans de tulle rouge se soulevaient et cela figurait le bûcher. Rouveyrollis avait parfaitement compris ce que je voulais. Il a modulé, tamponné, pour créer une
surface vivante de lumière.

Il y a souvent l’idée d’une surdimension dans votre scénographie. La verticalité - ou pour Couvre-feu l’horizontalité - est très prononcée. La machine à écrire des Géants de la montagne était très grande. On pense aussi aux immenses camions de Mauser... Ce sont des objets disproportionnés qui font irruption sur scène.

C’est vrai qu’il y a une volonté d’occuper l’espace en force, avec une masse. Le vide de Lucrèce : la nature des choses, c’était aussi une occupation en force. Le public était sur la scène, et la scène était le mur de gradins que j’avais recouverts de tissus bleus et rouges. Il s’agissait de recréer l’ampleur d’un monde d’atomes. Le rouge se frayait un chemin entre le bleu et le bleu entre le rouge. C’était parfait, dans le sens d’un tableau, où l’on règle millimètre par millimètre, pour voir si telle fenêtre va ou non, parce qu’autrement ça n’apparaît pas, ou alors ça apparaît trop. Cela rappelle effectivement un travail pictural que j’ai fait. Pour Couvre-feu, le décor était immense. Il y avait des voies de chemin de fer sur vingt mètres de profondeurs. Les deux salles du théâtre étaient réunies. De temps en temps une grande vague venait du fond, couvrait les voies et repartait.

Comment procédez-vous ? Réalisez-vous des maquettes ?

Je ne fais pas les maquettes moi-même. Je fais des petites boîtes de la taille de paquets de kleenex. Et puis un assistant fabrique la maquette. Je rêverais de faire des expositions de mes maquettes. Il ne reste rien du théâtre, seulement des photos qui ne disent rien. Il me reste trois maquettes. C’est un désastre.

Les décors que vous faites supposent, voire imposent une circulation.

C’est pour ça que dans un certain sens je fais de la dramaturgie. Jourdheuil est content de ça. Brigitte Jaques, ça ne lui convient pas. La vertu, l’art de ses mises en scène, c’est de faire entrer et sortir les acteurs, régler les apparitions. Si elle a des objets devant, ça ne lui plaît pas. Elle n’a besoin de rien, elle n’a pas besoin d’un peintre. Quand elle a monté La Place royale de Corneille, c’était magnifique : on lui avait fait un vrai café, avec une vraie porte tournante. Elle n’a pas besoin de corps envahissant.

Vous faites une distinction radicale entre théâtre et peinture. Or vous avez aussi peint une machine à écrire.

Oui c’est vrai. Des téléphones aussi... Quand le Pop-Art est apparu, c’était une grande opération de Washington, il y a eu une exposition très importante à Venise en 1964. J’avais une grande cimaise dans cette exposition. Quand je suis arrivée pour le vernissage, beaucoup de galeristes et d’amis, en me voyant, se sont écriés : « Ah ! voilà la grand mère du Pop-Art ! » Ils voyaient pour la première fois le Pop-Art américain, et se disaient que j’avais déjà touché ces choses-là, même si c’était différemment. Dans les années 1970, j’ai participé aux biennales de Venise avec les artistes du Pop-Art italien. J’y ai consenti parce que je m’en sentais proche, mais je sentais aussi qu’il y avait beaucoup de choses en plus dans ma peinture. Eux, ils avaient fait table rase. C’était une volonté de virginité que j’avais partagée, mais à un degré plus élaboré. En Italie, je suis une artiste isolée. Je suis considérée comme une originale. À l’exception de courts moments, je ne fais pas partie de la peinture italienne. Maintenant les jeux sont faits, mais je ne suis pas mécontente.

Dans votre peinture, il y a comme un écrasement, une compression entre deux plans : le décor, la ville dans une sorte de fond, et le personnage. Dans votre travail pour le théâtre, de grosses masses prennent beaucoup d’espace et absorbent des individus. N’y a-t-il pas quelque chose d’équivalent ?

Non, dans ma peinture, c’est un entrecroisement, une imbrication. Ce n’est pas le fait que l’être humain est absorbé par la matière. Deux énergies sont superposées : celle de l’effort humain et celle de l’espace. Au théâtre, les acteurs sont des mouches, en comparaison des dimensions gigantesques de l’espace. Comment un acteur pourrait-il faire l’expérience de cette imbrication ? Le théâtre est un espace réel, on ne peut pas faire entrer le décor dans l’acteur. Évidemment, au théâtre comme en peinture, inconsciemment, quelque chose d’intérieur pousse à sortir certaines images. Mais je ne peux pas imposer l’expérience de ma peinture sur la scène du théâtre.

Je repense à cette idée du corps encombrant dont nous avons parlé : cela a peut-être à voir avec quelque chose que l’on
ressent quand on peint. C’est un poids dans la poitrine qui pousse à peindre. Probablement, d’une manière plus simple, dans le théâtre cette pression se résout dans un grand objet, alors que dans le tableau il y a toute une élaboration. Ce qui me pousse n’est pas une force physique, elle a plutôt à voir avec le souffle.

En France vous êtes connue pour votre travail de scénographe, alors qu’en Italie c’est surtout pour votre peinture.

En Italie, cela fait longtemps que j’expose, mais je ne fais pas tellement de scénographie, sauf avec Carlo Cecchi. En France ma peinture n’a pas marché. Je ne sais pas pourquoi. Mon ami Gilles Aillaud, qui prépare une grande exposition pour le Centre Georges Pompidou me dit : « C’est in-ex-pli-ca-ble ! » Il y a quelques années j’en ai souffert. Mais la scénographie m’a beaucoup soulagée. J’ai toujours continué à peindre, mais au moins, grâce au théâtre, je n’étais pas complètement ignorée. J’aime beaucoup la France, mais je ne peux pas changer ma peinture. Il y a trente ans, à peine arrivée en France, j’ai fait une grande exposition à la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence. Ensuite, j’ai participé à une autre grande exposition, à l’ARC, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. J’avais trois salles avec des tableaux immenses. Du point de vue professionnel, c’étaient des débuts très encourageants. Après, il n’y a plus rien eu. J’ai tout de même exposé dans certaines expositions collectives de « La nouvelle figuration », notamment à « Mythologies quotidiennes », une grande exposition figurative. J’aurais dû revenir à Rome, mais en même temps l’exil me plaît. Je ne vais pas demander qu’on m’expose. J’ai l’horrible défaut d’être la fille d’un critique d’art. J’ai tellement vu de peintres lécher les bottes des critiques que je ne peux pas demander quoi que ce soit. En Italie, en revanche, ma peinture marche.

La grande ville est une dimension importante de votre peinture. On y voit des paysages urbains très denses, très imposants.

J’ai vécu à New York pendant quatre ans. J’y étais mieux que partout ailleurs. À New York il y a ces contrastes, cette dimension aérienne extraordinaire faite de verre, d’océan qui se reflète dans le cristal. Et puis l’ombre tenace de ces montagnes que sont les gratte-ciel. Il n’y a qu’à la montagne qu’on trouve ces ombres profondes et froides. Et ces petites maisons avec leur fire escape où vivent les immigrés qui ont construit tout ça. C’est une géographie très belle inventée par l’architecture. C’était il y a cinquante ans. On me dit que c’est de moins en moins comme ça, que c’est devenu chic. New York, c’est un paysage à moi.

Antonioni, à propos de vous, parle de confusion entre peinture et vie, peinture et sentiments, vêtements...

Oui. Il est très amusant. C’est dans un article qui date des années cinquante. La fin est très drôle. Il raconte qu’un soir, à Rome, je peignais un paysage nocturne. Je peignais souvent dehors la nuit. Quelqu’un m’a crié : « Peintre, peintre, peignez-moi la bite ! » ça s’est vraiment passé. L’abjection romaine remontait à la surface.

La ville, la nuit, un monde masculin : c’est l’univers de vos tableaux. Vous ne peignez pas de femmes, sauf dans vos autoportraits.

C’est vrai. Peindre une femme ?... Je peins des êtres humains. Je peins des boxeurs ou des footballeurs, parce que ce sont des corps en mouvement, pas pour peindre des hommes. Le corps humain en mouvement, ce sont les sportifs. Dans le stade, il y a un mur immense de hurlements qui se lève. Je n’y connais rien en sport. Il y a longtemps, je roulais avec mon frère dans les rues, et on est arrivés près du stade. On entendait des cris. J’ai voulu entrer, on a trouvé des billets, on s’est assis, tout en continuant de parler, en regardant de temps en temps. À un moment, j’ai demandé à quelqu’un : « Pardon, qui joue ? » Il m’a regardée, offensé, et ne m’a pas répondu. Moi je regardais juste les couleurs.

Les cris, la masse... cela peut être terrifiant, un peu fasciste aussi.

Oui. C’est le Minotaure. L’exaltation de masse, c’est un phénomène impressionnant. C’est extraordinaire, mais pas parce que c’est beau. Je n’y vois aucune beauté. Ces gens luttent payés. L’adrénaline est à eux, mais ils font ça parce qu’ils sont payés : ce ne sont pas des athlètes anciens. La compétition est organisée, ce sont des mercenaires du mouvement. Ils sont dans un rôle imposé, tout en participant avec leur corps. Même s’il y a risque, même s’ils payent de leur personne, cela n’a rien d’héroïque. C’est ça qui m’intéresse : une fiction sans la valeur.

Alliez-vous voir des matches de boxe ?

À New York, un été. L’ex beau-père d’un ami écrivain était le président de boxing club du Madison Square Garden . Le lieu était une baraque en bois sonore. Il m’avait donné un billet pour des petites soirées avec des boxeurs peu connus. C’était des matches d’été, où ils se tuaient. Ils n’étaient pas bons, ils ne connaissaient pas les ruses et n’avaient pas d’expérience. J’y suis allée trois ou quatre fois pour dessiner. J’allais aussi au Stillman Gymnasium pour faire des croquis. On pouvait assister aux entraînements, pour un dollar. Le public était une horreur. C’était une véritable salle de torture. Un jour, j’étais à Madison Square Garden . Entre deux matches, un homme balayait le sol. Il m’a regardée. Je lui ai dit deux mots. Il a compris que j’étais italienne et m’a répondu, dans un dialecte du sud de l’Italie : « Je suis content qu’une Italienne vienne dessiner ici. Qu’ils ne croient pas que nous sommes seulement des balayeurs. »

À cette époque, alors que vous viviez à New York, les motifs de votre peinture se sont cristallisés et sont restés les mêmes.

C’est vrai, je les peins toujours. Il y avait quelque chose de difficile à définir et que je cherche à peindre. C’est quelque chose qui touche à l’ineffable.

Votre peinture balaye tout anecdotisme et se concentre sur une action essentielle.

Elle se concentre sur le devenir, sur l’apparaître. C’est ce mouvement qui m’intéresse. Il faut monumentaliser cela, le fixer par la peinture.

C’est un mouvement de libération ?

Non, de progrès. Mais pas dans un sens optimiste. C’est un cheminement, progresser dans l’espace jusqu’à l’apparition. Ce mouvement n’a ni début ni fin, c’est un fragment de mouvement, une énergie. Le passage de la vie à la mort, si vous voulez. Évidemment, cela se traduit dans des scènes épisodiques. On ne peut pas peindre le chaos, on cherche dans le réel des combinaisons d’éléments qui contiennent des possibilités allant dans ce sens.

Vous parlez de monumentaliser.

Je voulais dire par là communiquer, publier. Quand Proust écrit des choses que nous avions tous senties, mais dont nous pensions qu’elles étaient inexprimables, qu’il était inutile de même les penser et de les dire à un autre, quand il les expose de sorte que tout le monde peut les comprendre, c’est une diffusion merveilleuse. Quelque chose est donné. C’est ce que je voudrais faire. Pour moi c’est essentiel. Il importe alors peu de varier les motifs. Un train qui passe à travers une décompositions d’étages, de bâtiments... Il faut trouver des éléments qui capturent ou expriment cela.