Vacarme 15 / processus

l’atelier absent

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L’artiste et son atelier, sujet qui ne paraît pas avoir beaucoup intéressé les anciens, ne commence à entrer véritablement dans la peinture occidentale qu’à la fin du 16ème siècle. Mais ce qui frappe dans les premières représentations du genre (par exemple le petit tableau de Rembrandt au Boston Museum of Fine Arts ) est le caractère parfaitement ordonné et vide de l’atelier, qui ne se distingue en rien d’une chambre quelconque.

C’est encore le cas dans le tableau de Kersting qui représente Caspar David Friedrich au travail (1811) : l’atelier est simplement une chambre anonyme et dépouillée, sans aucune trace matérielle d’activité, si ce n’est une petite table avec trois fioles en verre. Pas une toile posée sur le sol ou appuyée contre le mur, pas une tache de couleur sur le carrelage, pas un instrument oublié dans un coin.

En revanche, quiconque est entré dans l’atelier d’un peintre contemporain, sait à quel point tout porte les traces du travail en cours ou achevé, en conserve les vestiges et les indices jusque dans les détails les plus infimes. Comme si tous les gestes que le peintre avait dû accomplir pour fabriquer ses tableaux s’étaient inscrits dans l’espace comme dans une archive vivante. L’atelier est le milieu effectif entre la puissance créatrice de l’artiste et son accomplissement dans l’œuvre. Pour cette raison, au moins pour celui qui sait regarder, rien n’est plus instructif que la visite d’un atelier d’artiste. Ce que nous avons devant les yeux est l’image fidèle du processus laborieux et obscur qui conduit de la puissance à l’acte, du génie à l’œuvre, de la pictura pingens à la pictura picta. Tout comme un détective habile est capable de reconstruire dans le détail le déroulement d’un repas en observant avec soin les restes épars sur la table - ce que les Français appellent des reliefs de table - l’atelier conserve les minutes de la création.

Il n’est donc guère étonnant que les anciens, avec leur culte de l’œuvre achevée et de la forme parfaite, n’aiment pas exhiber la cuisine de l’art. Les modernes en revanche qui, des romantiques à Dada, théorisent la suprématie du processus créatif sur l’œuvre, exposent, chaque fois qu’ils le peuvent, les conditions matérielles de cette création et aiment se représenter dans leur atelier. Celui qui entre dans l’atelier de Titina est immédiatement averti qu’ici la frontière qui sépare atelier et habitation est imperceptible. On ne peut, à vrai dire, pas même parler d’un atelier au sens propre du terme. Il coïncide, selon les cas, avec le salon ou la salle à manger. Au vu de quelques toiles appuyées contre le mur ou enroulées sur le carrelage, nous nous rendons compte pourtant que nous sommes dans un lieu ambigu. Une photographie qui ouvre le catalogue de l’exposition de 1988 à Cavriago montre l’artiste dans son atelier romain. Titina est assise dans un grand fauteuil blanc et est en train de téléphoner : personne, à part les familiers du lieu, ne pourrait penser qu’il s’agit là d’un atelier. Comme les peintres anciens, Titina n’a pas d’atelier, n’exhibe pas les empreintes du processus créatif. Ce peintre si moderne retrouve, en cela, l’insolence d’un classique, un geste finalement privé de traces.

Mais à peine notre regard se pose-t-il sur une toile que tout change. On a souvent dit que les tableaux de Titina sont des champs de tension, dans lesquels chaque point, chaque ligne, chaque tache de couleur tend à capturer un mouvement.

« Du temps que le phénomène prend pour se déployer, il faut savoir rendre la force dynamique. L’apparition advient par le mouvement » lit-on dans une note fébrile du peintre. Les critiques se sont souvent laissés impressionner par l’impétueuse iconographie masellinienne, qui représente des joueurs de football et des boxeurs en action sur un fond de gratte-ciel, ou des rames de métro qui filent à toute vitesse. Je ne crois pas qu’il soit utile d’insister sur le caractère réaliste ou abstrait de ces images, pas plus que sur leur nature de métaphore de la vie métropolitaine. Si ces athlètes sont des allégories de quelque chose, c’est de la puissance même de la peinture et le mouvement que Titina essaie de capturer en eux est celui qui conduit la peinture de la puissance à
l’acte, le geste qui extrait les formes de la sylva ingens et qui les contient toutes en puissance.

Jean-Louis Schefer a insisté à raison sur la coexistence quasi stratographique des divers niveaux de signification dans la peinture de Titina. Pour ma part, je pense que ses toiles sont un relevé stratographique méticuleux du rapport entre la puissance et l’acte dans l’œuvre, une évocation extraordinaire de la présence de la pictura pingens dans la pictura picta, de la puissance créative au cœur même de
l’acte. Aristote a donné jadis une définition du mouvement qui n’a pas fini de donner à penser aux philosophes : « le mouvement, écrit-il, est l’acte d’une puissance en tant que puissance. » Cela signifie que le mouvement est un être hybride de puissance et d’acte, l’existence actuelle d’un virtuel. Les tableaux de Titina sont une illustration parfaite de cette définition. Surtout si l’on garde à l’esprit que le mouvement en question est celui de la pein-ture. La création artistique n’est pas, selon l’imagination commune, la transition irrévocable d’une puissance créatrice à l’œuvre en acte : c’est plutôt la conservation de la puissance dans l’acte, l’existence d’une puissance qui se donne comme telle, la vie et quasiment la danse du génie dans l’œuvre. En ce sens, ses paysages urbains crus, ses scènes métropolitaines ardentes sont l’atelier absent de Titina, la visualisation simultanée d’un processus créatif. Ici, sur ces surfaces vibrantes, l’artiste a finalement trouvé son atelier, elle est, à la maison, dans son atelier. The artist in the studio, c’est ainsi que devrait sonner le titre idéal du musée imaginaire masellinien.

Post-scriptum

Traduit de l’italien par Suzanne Doppelt