Vacarme 15 / processus

expression de Titina Maselli

par

Elle est toujours entrée dans la ville, la nuit, ou avec ce qu’il faut de nuit pour ouvrir la ville, tunnel, métro souterrain, ombres tombées de haut dans les puits béants entre les gratte-ciel, intérieurs des bars, stores baissés, épaisseurs entassées des parois, des barres ou des barreaux agencés et rivetés et des corps lancés là-dedans à pleine vitesse et à pleine poignée.

Elle est toujours entrée dans la ville, toujours déjà entrée et toujours en train d’y entrer, non pas comme une qui viendrait du dehors, mais comme celle qui vient de l’intérieur de la ville elle-même, de ses rues et de ses immeubles, et qui veut pénétrer plus à l’intérieur encore, dans le noyau nocturne et rayonnant de nuit de l’urbanité ramassée, entassée, amoncelée, pressée. Mais elle a toujours pénétré de même dans une machine à écrire, dans un corps nu assis derrière les barreaux d’une chaise, dans une bouteille au verre sombre ou dans un bifteck, dans une tranche de viande épaisse, à peine déballée de son papier, pesant son poids saignant de viande, sa lourdeur de matière nourrissante mais posée, peut-être perdue, sur l’asphalte de la rue, nature morte qui appuie sur le sol, qui ne dispose pas les objets mais qui les enfonce dans l’ombre. Elle pénètre toujours dans cette compression des choses : c’est là qu’elle a son expression.

Ou bien encore, une pastèque qui montre dans sa chair rouge de très gros pépins noirs, comme un retour du goudron, ou comme les fruits du marché qui sont des boules sombres aperçues seulement entre de sombres poutrelles d’acier entrecroisées. Ou bien les roues lourdement sculptées d’un camion.

Et encore, toujours, et toujours de même, elle est entrée dans les stades, bâtiments énormes parmi les énormes bâtisses de la ville, lieux larges, élevés, puissants et clos sur des espaces d’évolutions violentes, au-dedans desquels bat le pouls farouche de la force entraînée, et le murmure sourd ou les cris de la foule, et elle est entrée dans ces élans, dans ces bonds, dans ces prises de footballeurs, de basketteurs ou de boxeurs, dans ces cuisses, ces dos, ces épaules et ces bras trapus, où il n’est pas question de muscles ni de nerfs, ni de découpe ou de dessin des corps, mais essentiellement de masses et de vitesses, et des espaces qu’elles courbent, qu’elles tordent ou qu’elles lissent puissamment comme des étoffes lourdes et scintillantes.

Le plus souvent en pleine action, parfois tombés ou blessés, emmenés par des camarades, ils sont, ces sportifs, le mouvement de la cité, sa course, son trafic, son émotion, son rythme écrasant. Les voici qui giclent sur les parois de verre des immenses bâtiments, projetés d’un lieu qu’on ne sait si extérieur ou intérieur, et qui n’est qu’eux-mêmes, leurs blocs denses et intenses projetés, reflétés et diffractés à plat sur les surfaces larges et élevées. Le stade prend tout l’empan de la ville. Murs immenses et sportifs colossaux se saturent mutuellement, striés des innombrables fenêtres - hublots, baies, alvéoles, trous - d’où nul ne regarde, où nul ne jette les yeux : seule s’y donne à voir, sautant aux yeux, la silhouette monstrueuse et luisante de l’effort de la ville.

Nos yeux, à nous les spectateurs que cette peinture plaque devant elle, nos yeux reçoivent ces masses projetées sur eux à grands aplats épais et à fortes rayures et marbrures de flaques colorées. ça fonce sur nos yeux en longs jets de pigments éclatant aussitôt en amples nappes stables sur nos rétines, tandis que s’accomplit à une vitesse prodigieuse la fibrillation lumineuse dont nos paupières clignent.

La peinture de Titina Maselli touche l’œil : elle exprime une pâte fluide qu’elle dépose en film plastique sur le corps vitreux, sur l’iris, sur le cristallin. Notre œil n’est pas appelé à regarder, mais à s’enduire de peinture, à se coller, à se vernir, lustré de teintes larges et pleines, baigné, lavé dans leur éclatante coulée.

La puissance qui fait les villes, les camions et les stades, les poings et les genoux des joueurs, le sang du bifteck, cette puissance vient à la peinture sans médiation, du plus épais de sa pâte, de son mortier, de son huile ou de son plasma. C’est la puissance de ce qui veut manifester des vies et des mondes, des univers entiers échafaudés et leurs profondeurs abîmées dans des combles de nuit. La puissance de ce qui pétrit et de ce qui pétrifie, de ce qui foule et façonne, de ce qui bétonne et boulonne, de ce qui raidit l’acier dans les poutrelles et dans les entretoises, de ce qui glace le verre épais et glauque dans les parois alvéolées. La puissance qui jette les automobiles en files compactes sur des fonds de ciel rutilants, et des gens par milliers dans les stades, noyés de lumière blanche.

C’est la même technique puissante qui agence les barres et les tubulures du pont arrière d’un camion, saisi de dessous, peint en rose-beige ou en vert, et les reliefs profonds de ses pneumatiques. Ou bien encore, le tricot en forts chevrons d’un pull-over massif vu de dos dans un bar. Ou bien, les verrouillages serrés qui brident les uns aux autres les câbles électriques tendus bleus ou noirs sur fond de ciel carmin ou tête-de-nègre.

La puissance dont l’art fait surgir et agence ces blocs complexes, ces réseaux serrés, ces pâtes de matières ductiles ou résistantes, ces chairs, ces ciments, ces tungstènes, ces pavés de néon ou de sodium - qui fait tout cela se presser du néant, toujours en risque d’y retourner, cette création ou cette expression d’un monde de forces étirées, bandées, plaquées et toujours à la fin sans autre raison que la puissance même, glorieuse et terrifiante, de leur venue à l’œil - cette puissance n’est pas une autre que celle de la nuit elle-même qui se reçoit comme un éclat de son propre abîme, qui fait ainsi ou qui laisse sortir de soi la lumière qui la raye et qui la dévore, qui la gonfle et qui l’aplatit. Scène de la nuit de la création, machinée au cœur de la cité.

Mais la lumière qui vient ici à l’être n’est pas d’une autre provenance ni d’une autre substance que la nuit elle-même, son identité souveraine et sauvage, égarée dans son vide sans mesure. Elle en est la poussée et la diffraction, la multiplication, la population. Fouillis de rails ou rais d’une motocyclette, angles contrariés de feuilles en buisson vert pâle, et toujours les alvéoles en pâte de verre des buildings écrasants. La ville se peuple et rend tous les yeux citoyens de sa lumière plombée, violente, déchirante, immobilisée.

Ce n’est pas un éclairage qui baigne un paysage depuis les hauteurs, car le ciel, ici, n’est pas une voûte en surplomb. Rien dans les hauteurs, que la hauteur accablante des tours de verre et d’aluminium brossé. Le ciel est lui-même le fond nocturne de la nuit d’où la lumière luit et où elle retourne. Cette lumière sourd de l’étalement de la couche de goudron qui asphalte les rues, et elle sourd identiquement de l’étalement de la couche de peinture qui couvre la toile.

Titina Maselli cherche le moment - l’instant ou l’éternité - de la nuit créant la lumière ex nihilo, de son propre vide nocturne. L’instant ou l’éternité d’une claque et d’une flaque de lumière balancée à ruisseler sur les parois immenses et grillagées de la ville monstrueuse : la ville qui montre le redoutable, l’inquiétant et remarquable pouvoir de l’homme qui élève de telles murailles de hublots, qui tresse de tels câbles tendus d’électricité, qui brasse et qui façonne ces briques de gaz, de fer, de fonte, de béton armé.

Il se lève ici une urbanité plus enfouie que toute civilisation, et comme l’extrémité rouge et noire de toute civilisation, où la nuit et la ville partagent un pouvoir insolite : la création d’un monde où les signes sont balayés, barrés, brouillés. C’est en ce point ou par cette avenue, par ce tunnel ou par ces rails, à même l’asphalte ou l’acier, que la peinture est entrée dans cette création. D’un pinceau large, reproduisant le glacis ou la croûte des peintures industrielles qui couvrent les poutrelles, les plaques, les rivets, les gants de boxe ou les lames de store, elle strie les signes. Elle barre, elle raie, elle coupe, elle froisse, elle déconstruit en morceaux anguleux toutes les possibilités de signification.

Les lettres que pourrait donner à lire un journal enveloppant le bifteck, une enseigne au-dessus du stade ou bien la réclame d’un maillot de sportif sont à la fois rehaussées, empâtées et hachées par la peinture, qui les rend illisibles, mais pour peindre aussitôt à gros traits appuyés une autre, une tout autre possibilité de lecture : non plus d’un sens, mais d’une puissance.

Les traits, les taches et les masses, avec les couleurs larges qu’aucun effet de jour ou de source ne vient border, ombrer ni tamiser, ces peintures sans nuances ni nuages, avec pigments robustes, éclats, dépôts et strates, densités et tensions, définissent un autre système : insignes sans signes, lexique et syntaxe aux codes trempés dans la pâte même, greffés dans la peau de couleur ou dans le muscle ou dans le métal boulonné.

Cela n’a rien à voir avec un langage, c’est une expression au sens propre et littéral du mot : c’est une pression au dehors, comme d’un tube de peinture, sur cet ample dehors au décor de grandes toiles étalées, étirées, la pression d’une poussée nocturne de la tête et du ventre, de la main de Titina Maselli

La pression d’une masse immense et impérieuse, secouée comme le passage d’un métro express à travers la station, calme comme l’image soudain fixée, photographiée, de ce même métro. Ou bien, un lourd camion vu de dessous son pont arrière, ou bien un goal bloquant la balle pris en plongée verticale : toujours l’expression vient battre la toile et plaquer sur son plan toutes les couches, les taches et les stries qui jaillissent du fond nocturne. C’est une saturation, un excès, un dégorgement de la nuit, de la ville et de la foule qui expriment leur puissance menaçante et jubilatoire. L’expression de Titina Maselli : son visage de peintre. Notre visage donc aussi, tourné vers cette peinture, exprimé en elle, et la ville où nous sommes entrés pour ne plus en sortir.

Post-scriptum

Texte écrit pour l’exposition organisée en 1997 par l’Institut Culturel Italien de Strasbourg.