Vacarme 15 / processus

Estrelitta

par

Je commencerai en déclarant d’emblée qu’à la différence de certains écrivains, je suis issu d’une famille dont le commerce principal est l’affabulation, mais dont l’obsession primordiale est la vérité.

La famille de mon père était originaire de Macao, une petite enclave portugaise sur la côte chinoise dotée d’une réputation quelque peu languissante pour ses casinos et ses prostituées sensuelles. Comparée à Hong Kong, sa voisine prospère et énergique, elle n’avait tout simplement pas si bien réussi. Elle est pleine d’églises aux statues criardes, et le week-end, s’il fait beau, les gens conduisent jusqu’aux églises, parce qu’elles sont toujours situées dans les endroits les plus pittoresques, pour laver leurs voitures. C’est un rite qui allie la superstition religieuse au Grand Prix de formule 1, l’unique gloire de Macao. Pourtant, Macao a aussi produit de grands fabulistes. L’un des plus grands inventeurs, mon oncle Umberto Rosa de Castro, affirmait avoir été un prêtre jésuite et avoir fondé le monastère sur la face ouest de l’île de Coloane.

« Pourquoi t’es-tu défroqué ? », lui demandai-je un jour, après l’avoir rencontré habillé plutôt miteusement dans le hall d’un hôtel de luxe.

« ça ne rapportait pas », déclara-t-il.

Il s’avéra qu’il avait construit un faux monastère plein de faux ossements de saints et de vitraux en plastique et qu’il demandait un prix exorbitant aux visiteurs jusqu’au jour où les autorités et l’Église catholique s’en aperçurent. L’hyper-réalité était le commerce de mon oncle Umberto. L’histoire falsifiée et les parcs à thème, les roses en plastique et les noms réels. Il avait quitté l’église, disait-il, parce que pour lui les catholiques n’avaient pas plus le sens de l’humour que les communistes.

Il ne cessait de dire que quatre-vingt-dix-neuf serait une mauvaise année. Ce serait l’année où la Chine récupérerait l’enclave.

« Que feras-tu jusque-là ? », demandai-je.

« Je dirigerai un lave-auto. »

Au moins trois de mes oncles auront des problèmes quand une vérité remplacera l’autre en 1999. Ils ont truqué si souvent leurs vies qu’il ne leur restera plus qu’à aller aux États-Unis. Malheureusement ils n’auront pas droit à l’autobiographie là-bas. Aux USA elle est réservée aux célébrités. Iacocca, Trump, O.J. Simpson. Feriez-vous confiance à ces gens ? On voit ce qu’il y a de plus durable dans l’autobiographie : la vérité est ce que postule la célébrité ; pour se faire un nom il faut en avoir un. Et c’est le pouvoir (du nom), bien entendu, justifié par la notion de genre, qui dicte le nom authentique. (Alternative : pour se faire un nom il faut en avoir un. Et le jeu de l’authenticité est, bien entendu, un jeu de pouvoir, justifié par la notion de genre.) La catégorie « non romanesque » par exemple, permet de surseoir à l’incrédulité sans avoir recours à la séduction poétique. On commence à entrevoir ce que les genres ont de terrible ; ils emprisonnent chaque situation dans le prévisible. La catégorisation par genres exerce un pouvoir disproportionné sur les livres. Il n’y a qu’à demander à n’importe quel juge de prix littéraire comment ils classifient le romanesque, le non romanesque, la poésie, le théâtre et l’histoire.

Voici quelques exemples du pouvoir du genre et de la catégorisation. On trouve souvent mes deux romans Birds of Passage [Oiseaux de passage] et Double-Wolf [Loup double] sur les rayons « Faune et Flore » et « Nature ». Ils n’y sont jamais vendus. Mon roman After China [Après la Chine] est apparu une fois sur l’étagère « Voyage » et s’y vendit assez bien. Mon deuxième roman Pomeroy, que j’avais rédigé délibérément et de sang-froid comme une parodie de tous les genres qu’il pouvait contenir - le roman à suspense, le roman policier, le roman d’amour - recelait en son cœur un puzzle post-moderniste et une autobiographie à peine voilée. Voici ce qu’il obtint comme critique : « Avec Pomeroy Castro essaie tout simplement d’être admis sur l’étagère des romans policiers. » Ce qui signifiait bien sûr que je visais au plus haut.

Bien. Et moi qui pensais avoir essayé d’être admis sur les étagères « Déconstruction » et « Théorie Littéraire »...

... Les genres entretiennent une contradiction implicite car ils imposent des limites que l’écriture se doit de dépasser. Par conséquent, le glissement qui s’effectue nécessairement des préoccupations morales et spirituelles de la critique autobiographique vers des préoccupations psychologiques, narratives et sociologiques s’effectue précisément parce que l’écriture transgressera toujours les genres, et les utilisera toujours pour accomplir sa propre existence. J’écris précisément parce que je veux m’écrire hors d’un coin qui m’a été imposé de manière artificielle. L’élément autobiographique passe en premier parce que c’est la forme la plus directe de transgression. Le « je » évoque délibérément la multiplicité. Se déclare contre l’autorité. Se place au carrefour du risque. Je vois la critique comme un défi. J’utilise la théorie critique pour subvertir les genres. C’est en grande partie parce que ce que j’apporte à l’écriture est l’hybridité, un mélange de formes, un mélange de types de personnage et d’ethnicité. C’est ce qu’est le « je ». Une prolifération de « moi ». Une juxtaposition de différences.

J e suis non seulement portugais, anglais, chinois et français, mais je m’écris hors des catégorisations essentialistes paralysantes, hors du contrôle exercé sur les multiplicités.

L’hybridité est une propriété puissamment transgressive capable de déstabiliser les genres. Défier les limites critiques me semble être au cœur même de la vocation d’écrivain. Et ce n’est pas uniquement parce que les mythes culturels ont, d’une certaine manière, créé des postes frontière selon lesquels votre histoire personnelle décide si vous pouvez entrer ou non, mais aussi, parce que, tel l’épigone œdipien, le fruit de fortes traditions littéraires se doit de tuer son propre père pour pouvoir établir sa force d’écrivain... se nourrissant et détruisant de manière paradoxale tout comme le fait la déconstruction. Ainsi, l’on est constamment en train de renverser sa propre éducation, et d’inventer son histoire personnelle afin de contrefaire le temps, pour en finir avec la fixation sur la race et déstabiliser les genres traditionnels. Et c’est cette déstabilisation qui rend l’écriture intéressante, comme un croisement voulu entre les races. Comme l’a dit Jacques Derrida, les limites génériques ont aussi été utilisées comme limites raciales.

On réaffirme bien sûr l’autorité sur le produit créatif. Les critiques déclarent automatiquement que tous les premiers romans sont, d’une manière ou d’une autre, autobiographiques. Le mien ne l’était pas. Mon premier roman Oiseaux de passage a été qualifié de roman confessionnel par un critique... ce qui, tout de suite, supposa vraie la question des prétentions à l’authenticité qui, à leur tour, contrôlèrent et structurèrent ce qui pouvait être dit du roman. Est-ce que ces événements étaient véritablement arrivés aux Chinois en Australie pendant les années 1830 ? Le roman peut-il vraiment être autre chose qu’un morceau confessionnel d’intériorité façonné de quelques faits historiques ? On utilisait ici l’histoire, considérée comme stable et statique pour délégitimer mon roman. On ne s’inquiéta guère de ce que les Chinois eux-mêmes avaient bien pu écrire. Mais de toute façon, même cela n’a rien à voir. Ce qui importe c’est que la vérité ne peut être que dite et qu’elle n’a pas d’existence privilégiée dans la vie réelle en dehors du langage humain. Comme l’a dit Raymond Williams, il existe une définition négative de la fiction que l’on oppose à une définition pseudo positive du fait. Ces deux définitions omettent l’éventail de propositions et de modulations qu’implique toute appréhension de la réalité. On ne niera certainement pas que trois personnes différentes verront trois vérités différentes dans n’importe quelle situation ordinaire. Et quand il s’agit de distinguer entre la vie écrite et la vie vécue, fait et fiction deviennent des catégories dépourvues de sens.

Les prétentions à la vérité de la science, de la littérature, de l’histoire, des mythes et de la fiction continuaient à m’intéresser et à me déranger. Sigmund Freud était bien le sujet de mon troisième roman. Voilà quelqu’un qui se fichait pas mal de bousculer toutes ces formes. Freud était imposant, impressionnant, brillant et autoritaire. Il était tout ce qu’il fallait au dix-neuvième siècle pour que l’autobiographie retrouve sa grandeur et pour maintenir l’ordre à l’intérieur de ses strictes frontières. Mais il n’en fit rien. Freud décréta, sans se dérober, que les romanciers avaient toujours la préséance sur les scientifiques. Il fit de prétendues « découvertes » à partir de ses propres rêves. Il écrivit sur les autobiographies sans les classer selon une quelconque échelle sociale ou littéraire. Il découvrit que l’on pouvait tirer profit des « mensonges », que l’inconscient étaient uniquement visible à travers les fictions que les patients inventaient pour le représenter. « L’Inconscient » pouvait très bien se substituer à ce mot problématique de « vérité ». Freud manipulait et structurait aussi ses dossiers médicaux pour créer ses théories. C’est ainsi qu’avec Double-Wolf j’ai tenté de tirer le trait entre auto et biographie tout comme Freud l’avait fait. Prenant l’identité de l’un de ses patients, j’incorporai le dossier à la théorie litté-raire, en adoptant l’auto-récit au sens nietzschéen du terme et en le mêlant à une vulnérabilité personnelle transcendante. Ceci constituait l’annonce de la mort du sujet unifié en même temps que la confirmation de l’autonomie de l’écriture comme quelque chose d’entendu et de reçu. Une double opération.

C’est en écrivant Double-Wolf que je me suis mis à lire Nietzsche sérieusement. Comme l’a dit Derrida, en écrivant Ecce homo, Nietzsche « s’est raconté sa vie ». Selon Derrida, Nietzsche transmit le texte au monde pour qu’il le signe et le lui renvoie : « L’oreille de l’autre me dit moi et constitue les autos de mon autobiographie. Quand, bien plus tard, l’autre aura perçu, d’une oreille assez attentive ce que je lui aurai adressé ou désigné, alors ma signature aura eu lieu. »

Une sorte de détour via l’autre puis renvoyé à un expéditeur décédé. Derrida décrit ceci comme une forme de thanatographie. Nietzsche parle de sa propre maladie et de la mort de son père au même âge que le sien quand il écrit - quarante-quatre ans - se présentant comme « déjà mort ».

À quarante-quatre ans, j’écrivais mon roman Drift [À la dérive], je voulais en quelque sorte « m’entendre parler », faisant parler par ma voix un auteur mort afin de pleurer la mort littérale d’une culture, celle des Aborigènes de Tasmanie. Sous le nom de B.S. Johnson j’ai pu utiliser le trope de l’auto/biographie à fond, franchissant les frontières comme bon me semblait, car je trouvai le détour via l’Autre... c’est-à-dire que je m’habituais et je devins assez sûr de moi pour écrire alors dans une forme qui excluait l’hypothèse d’un « sujet unifié ». Je n’étais plus intimidé par les critiques qui essayaient pour ainsi dire de me « dénicher », mettant en question l’utilisation que je faisais dans mes romans de personnages qui, bien que morts, n’étaient plus réels. Dans Drift j’ai un Autre aborigène, Tom McGann, qui est en mesure de rendre le corpus textuel de Bryan Stanley Johnson, de le ramener afin qu’on l’entende de nouveau, dans une sorte de retour éternel. C’est sans doute le critique Paul De Man qui a parlé de cela le plus justement. Dans son essai Autobiography As De-Facement (L’auto-
biographie en tant que dé-figuration), De Man fait de certains tropes les étais de la forme autobiographique. Bien qu’il parlât de Wordsworth, il en va de même pour la fiction que pour la poésie. Il suggère que la qualité épitaphique à l’œuvre dans l’autobiographie soit un re(m)-placement de la vie en faisant du langage la mort. Le trope « prosopopéique » qui consiste à « apostropher une entité absente, décédée ou sans voix, présupposant une possible réponse de cette dernière et lui attribuant le pouvoir de la parole », restitue la mortalité. Dans Drift cette interpellation fictive venant du mort et s’y adressant ou selon De Man, « cette voix d’outre-tombe », est une gravure ou graphein, ma complainte pour le génocide du peuple aborigène de Tasmanie. Il est incarné par B.S. Johnson, un écrivain anglais qui se suicida en 1973.

Alors que j’abordais le projet auto/biographique avec probablement à ce moment-là l’intention complètement intériorisée et inconsciente de discréditer l’autobiographie, genre dépassé et dénué de sens, De Man déconstruisait l’autobiographie en tant que genre impossible. Il déclarait que le statut supposé référentiel de l’autobiographie exposait au grand jour le caractère fictif de toute référentialité, notant qu’il était tout aussi possible que le projet autobiographique produise et détermine la vie. Autrement dit, la critique générique, la critique théorique, la théorie littéraire, l’imposition de formes rigides apporteraient vraiment beaucoup à la production écrite. Dans mon cas, c’est exactement cette considération et le désir d’échapper aux formes habituelles qui furent à l’origine de plusieurs de mes romans. Mais, cette signature, ce retour à soi d’un projet auto/biographique dans lequel je ne suis plus présent, mais dont je ne puis plus éviter la défiguration, est précisément cette moralité de style à laquelle je faisais allusion plus haut. Engagée dans une dialectique d’oppositions à propos de la vérité et de la responsabilité, prise au filet d’omissions et de contradictions, elle incarnait une vulnérabilité totale. Comme d’habitude, l’écrivain s’était fourré dans une impasse.

Ainsi, la lecture influence l’écriture. C’est bien sûr le projet post-moderne, un projet que beaucoup d’écrivains essaient d’éviter parce qu’il nécessite trop de lectures. Mais il est vrai que de découvrir que j’écrivais dans le mode prosopopéique me donna suffisamment de confiance en moi pour continuer, en me rendant compte qu’il y avait un étayage intellectuel à ma fiction et pas seulement des réintégrations de sensibilité et d’histoire. La théorie critique permet ainsi une certaine confirmation du projet d’écrivain. Le prosopopéique englobe ce projet d’hybridité... le croisement de deux mondes et de deux genres ; de deux mondes dans les termes de l’expérience du masque et de celle de l’auteur ; de deux genres dans les termes de l’autobiographique et du biographique. Cela ne s’effectue pas sans dégâts. Ces antithèses ne peuvent pas être conciliées sans constructions d’inauthenticité. Et pourtant, je préfère cela au genre de restrictions appliquées par un critique comme Philippe Lejeune quand il dit : « Une autobiographie est un narratif rétrospectif en prose produit par une personne réelle concernant sa propre existence, se concentrant sur sa vie individuelle, et en particulier sur le développement de sa personnalité. »

Enfin, l’autobiographie démontre l’impossibilité de totalisation ou de clôture de n’importe quel texte écrit. Une telle forme « bâtarde » ainsi que la collaboration d’auteurs posent problème au critique traditionnel et aux marchands de livres. The Woman Warrior [La femme guerrière] de Maxine Hong Kongston en entrelaçant les faits, la fiction, les mythes et le souvenir franchit bien des frontières. Il en va de même pour l’ouvrage de Germaine Greer, Daddy, we hardly knew you [Papa, nous te connaissions à peine]. Les critiques de ce dernier montrèrent combien certaines personnes avaient du mal à accepter les croisements de genres. Pour moi, le croisement des genres permet de soulager les pressions schizophrènes exercées sur la dichotomie de l’authenticité et de l’inauthenticité. D’une certaine manière, il rétablit les formes bicamérales de la vie mentale, une sorte d’inspiration divine retranchée de la conscience positiviste et répressive actuelle. Si vous franchissez les frontières, vous n’avez pas vraiment besoin de les défendre.

Mon oncle Umberto, un ancien jésuite, s’amuse beaucoup aux U.S.A. en écrivant sa biographie. Il est déjà passé deux fois à la télévision pour promouvoir un livre qui n’existe pas encore. Du côté de ma mère, le côté où l’on est obsédé par la vérité, rien n’a été dit. Je lui ai demandé une fois pourquoi elle n’écrivait rien de sa vie. Après tout, sa mère était de Liverpool et était partie en Chine au début des années 1920 pour convertir les Chinois au christianisme. Son oncle avait été tué par un vague groupe politique à Nankin juste avant la guerre.

« Pourquoi n’écris-tu rien ? », demandai-je.

« À quoi bon ?, répliqua-t-elle. C’est tout dans ma tête. »

« Je veux dire pour les autres. Peut-être que c’est moi qui devrais l’écrire ? »

Elle secoua la tête. « C’est mieux là-dedans, dit-elle en se touchant les tempes. Et de plus, pourquoi veux-tu que les autres le sachent ? »

Je pensais que c’était probablement la manière chinoise de transmettre l’his-toire. C’est certainement la manière aborigène. Pourquoi devons-nous toujours tout écrire ?

J’allai chercher un stylo. Ma mère me rappela.

« Quand vas-tu te décider à reprendre le lave-auto de ton oncle et te mettre à gagner de l’argent pour de vrai ? »

(1996)