Vacarme 15 / processus

Shangai dancing (extrait)

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Nombre des écrits contemporains sur l’identité et sur les communautés minoritaires se concentrent sur l’acte de mémoire et donc sur le récit d’histoire(s) non-dites ou passées sous silence. Il y a peu, certains intellectuels français ---- on songe ici à Todorov et à ses Abus de la mémoire - ont demandé si certains membres de minorités historiques, étant donné leur histoire d’oppression et leur marginalisation, n’auraient pas le droit d’oublier. Mais l’oubli est-il une stratégie valable pour les minorités ?

Brian Castro : « L’histoire est une approche fameuse d’approximation. Se rappeler, pour beaucoup, est un acte d’imagination historique, c’est-à-dire une conscience faite de mots et non de forces d’expérience externes. Cet “imaginaire collectif” permet de constituer une expérience collective, de manière à ce que les majorités et les minorités aient ensemble un fort sentiment d’appartenance à quelque chose d’important, à savoir l’histoire. J’appellerais cela “l’axe de l’angoisse”. Mais d’autre part, l’oubli est un outil beaucoup plus optimiste. L’oubli débouche sur une trajectoire picaresque, une ouverture sur des futurs qu’il reste à déterminer. Mais il est plein d’embûches : la perte de sens, la trahison d’idéaux, la fin du partage. La souffrance collective fait place à la vulnérabilité individuelle conséquente. J’appellerai cela “l’axe de l’amnésie”. C’est opportuniste, et, comme pour la mode, sa mémoire s’arrête à la saison précédente. La parabole de l’histoire se retrouve sur ce graphe sur lequel on choisit de fixer l’être.

Je pense que c’est ce processus de sélection qui est intéressant. Je viens de finir une œuvre de fiction, Shanghai Dancing, dans lequel la mémoire et l’oubli s’opposent et s’imbriquent. Un personnage y danse pour oublier l’horreur, mais le fait qu’il se rappelle les pas de danse est une marque du passé. Un personnage féminin qui oublie vraiment, étant donné qu’elle souffre de la maladie d’Alzheimer, s’abandonne à un vide qui, tout en ne provoquant aucune douleur, ne peut ressusciter l’humain, recyclant une altérité involontaire. Ce sont des holographes de mon père et de ma mère.

Ainsi l’oubli n’est valable que s’il débouche sur une réinvention extraordinaire. En tant qu’écrivain, je suis las des récits répétés sur l’oppression historique, et pourtant je ne peux me permettre de relâcher mon emprise morale sur l’histoire. Je pense qu’il faut se demander ce qu’on gagne à ces répétitions, et à quel niveau de paradoxe et de complexité elles fonctionnent. »

Extrait inédit de Shanghai Dancing, le dernier livre de Brian Castro, qui doit paraître dans quelques mois en Australie.

Franz Kafka écrivit un jour que nous photographions les choses pour les chasser de notre esprit.

Parfois quand je pense au passé, j’étouffe ; quand je pense à une vie qui ne fut jamais, passant comme un éclair de papier bistre. La mémoire telle un daguerréotype ; composé d’acide protogallique, de protosulphate de fer et de cyanure de potassium. Mais ne soyons pas trop techniques. Pas tout de suite. ça fait trop de pose. Je me rappelle qu’à Shanghai, on avait coutume d’envelopper les photos dans du papier de soie. Tout comme cette histoire. De la même manière que tout dans l’histoire est enveloppé dans un tissu ; de mots ; de souvenirs, de mensonges.

Danser. Alors là, c’est autre chose. Il vous faut une patience infinie avec cela. Tempo et rythme. Grâce et désir. Se balancer d’avant en arrière comme la marée jusqu’à ce que quelque chose ait été rejeté sur le rivage ; la marée rejetait toujours quelque chose.

Je voulais découvrir ce que c’était, mais tout ce que je possédais, c’était une liasse de photos écaillées collées au compartiment en plastique des cartes de crédit de mon portefeuille.

Shanghai Dancing

Mon père ne l’avait mentionné qu’une seule fois, mais pas à moi. Il l’avait dit quand j’avais sept ans et que je me cachais sous les tables du club où il jouait du saxophone. Il y avait toujours deux ou trois femmes avec lui, leurs pieds chaussés de bas et de talons aiguilles étaient irrésistibles, parfois elles me faisaient sauter sur leurs genoux rythmés. J’ai appris très tôt à reconnaître certaines femmes.

Shanghai Dancing. Rien encore. Pas de eurêka, pas de brûleur bleuté au-dessus de ma tête.

Cette nuit-là, alors que je dormais dans notre appartement, je fus réveillé par des bruits de pas. Le bout d’une corde tapant doucement la vitre ; des tennis sur le rebord de la fenêtre. Quand je me retournai, mon père apparut, allongeant un coup de batte de base-ball et l’intrus dégringola cinq étages. J’entendis un bruit sourd ; comme la pastèque que j’avais fait tomber, un jour, sur le sol de la cuisine.

Le corps du cambrioleur était étendu sous une couverture sur la route. Sa chute n’avait été amortie que par le panneau de Coca-Cola en dessus du restaurant de ma mère. Je trouvai une mèche de ses cheveux dans le tube du néon. Je le collai avec du scotch dans un petit carnet que j’avais gardé, surtout pour me convaincre de ma propre objectivité.

C’était peu de temps avant qu’on ne m’envoie à l’étranger.

J’ai survécu quarante ans en Australie. Mon esprit n’était jamais au repos. Le temps passa. Puis j’ai éprouvé un besoin pressant de retourner en Chine. De retourner dans ces villes qui surgissent et s’effondrent, découvertes de temps à autre par la marée du souvenir.

Un jour, me sentant extrêmement bizarre après une promenade vivifiante sous la pluie avec mon chien, je fis ma valise et sortis à jamais de ma vie. Je faisais l’expérience d’une ataraxia que l’on dit être la tranquillité de Dieu. Les espaces sauvages ne contrôlaient plus l’angoisse qui était en moi, et je n’avais d’autre résolution immédiate que de mettre un pied devant l’autre. Je me couvris la tête d’une capuche. Elle me concentrait sur son chemin comme un homme saint en pèlerinage.

Shanghai Dancing. Quelque chose dans le sang.

Cela fait quarante ans que je n’étais pas retourné où j’étais né. Cette étendue d’eau sale. Il bruinait. C’était ainsi que mon grand-père était arrivé, des pièces percées sur une ficelle autour du cou... un marin portugais cherchant fortune.

Le long du Bund, des arbres d’hiver fourchaient dans la brume flottant entre les lampadaires. Une odeur marécageuse de rivière caressait l’air froid. Il me semblait, en marchant sous ces arcades, qu’un autre esprit que le mien m’accompagnait, une ombre de folie parlant quand il ne fallait pas et sans tenir la mesure.

Je dus me payer quatre martinis pour me remettre.

Shanghai Dancing.

C’était difficile de retrouver la trace de mon père. Il était
descendu une fois dans cet hôtel... Il s’appelle de nos jours l’Hôtel de la Paix. Comme si quiconque croyait qu’il y ait jamais eu la paix. À l’asile psychiatrique où les touristes ne vont pas, on peut voir les psychopathes et les schizophrènes en pantoufles dansant d’avant en arrière en souriant entre des fils de fer barbelés, exorcisant leur souffrance. La paix, la paix. Je les connais comme moi-même.

En 1932, c’était le domaine de mon père. Le voilà, revêtant son costume de toile écrue et sa cravate tricotée, téléphonant à ses amis. Il hèle une voiture et se rend au Cercle Sportif où il rencontre des Françaises, ils jouent et se baignent. Déjeuner à trois heures au Club américain puis, une sieste dans la Salle de Lecture, le journal sur les yeux, jusqu’à ce que le valet le réveille à six heures pour se faire raser et masser avant de retourner se changer au Cathay pour un thé dansant ; ce n’est qu’une petite fête dansante informelle avant les cocktails pris sur la véranda tachetée d’ombre et de lumière où l’on fixe de futurs rendez-vous d’affaires. Neuf heures, c’est l’heure de l’apéritif sur son bateau de plaisance, les plaisanteries ricochant sur l’eau alors qu’ils grignotent du canard laqué dans des crêpes et à minuit, quand les cabarets commencent à s’animer, ils vont à l’Ambassadeur, puis au Canidrome, ou encore au Café Vénus d’où ils se dirigent en convois de pousse-pousse vers les boîtes des quartiers pauvres, boîtes haut de gamme, bas de gamme et sans gamme, vantant toutes leurs taxi-girls à un dollar la danse. Le lendemain matin, il rentre à son hôtel sentant l’alcool et le parfum et il commande au magasin de lingerie fine un coffret de sous-vêtements en soie et un bouquet de roses à envoyer à quelque femme mystérieuse de l’Avenue Joffre. Puis tout recommence. Midi ; ses jumelles d’opéra pour inspecter ses bateaux ; tout ce travail. Shanghai Dancing.

Mais c’était moi qui devais, des années plus tard, guetter ses angoisses ; entendre son essoufflement alors qu’il avait tout perdu et qu’il mendiait dans les rues et puis, soudain, dans son complet d’emprunt bourré de billets de loterie il s’effondra mort dans le caniveau.

*

Je pensais à ces billets de loterie quand je rencontrai Carmen à une exposition de photos. Carmen, une branchée de Shanghai, parlementait furieusement sur son portable. Elle avait une explication pour tout. Elle disait que si votre main gauche ne savait pas ce que faisait votre droite, vous pouviez accomplir des miracles.

Je demandai à Carmen de sortir avec moi. Au dîner, j’appris qu’elle était photographe. Elle disait que ce n’était pas tant enregistrer la vérité qui l’intéressait que d’enfreindre les règles de la réalité.

Elle s’aperçoit que je ne réagis pas, et en un bref instant que je ne peux qualifier que de prescient, elle dit nonchalamment :

« Tu es hanté par un effet fantôme créé par des temps de pause trop longs. Tu as laissé ouvert trop longtemps l’obturateur de ton âme. »

Carmen est habillée de soie noire. Je veux la toucher.

Shanghai Dancing, je lui demande. Tu en as entendu parler ?

Bien sûr.

Carmen et moi nous sommes sortis ensemble deux ou trois fois. Il y avait quelque chose entre nous mais je ne savais pas quoi. Route Xizang nous avons découvert l’un des derniers Palais de Danse et nous avons découvert que nous dansions bien ensemble, au son d’un très mauvais orchestre.

Plus tard, en buvant un cognac, Carmen m’a dit qu’elle était capable de tout. Elle avait quitté Shanghai pour Pékin avec, disait-elle, l’intention de ne jamais revenir, mais elle était là. De retour.

Je comprenais.

C’est comme un rubato, je lui dis. Chopin s’en servait beaucoup. Une ville t’attire, un règlement que tu stipules de ta main gauche tout en essayant de trouver un rythme différent avec la droite. C’est du temps volé.

Je me rendis compte que j’en faisais trop.

Elle laissa échapper un panache de fumée de sa cigarette.

« Alors, tu as des affaires à régler ici. »

Je décide de dîner avec Carmen le lendemain. Je bois des martinis assis au bar près du hall, en attendant que la chaleur doucereuse me revienne comme le kérosène d’un avion. Je regarde les trolleybus qui glissent entre les arbres tendus de fils électriques. J’attends deux heures. Elle n’arrive pas. Je pense à mon père. Un jour il m’a donné un conseil, il m’a dit que pour papillonner il fallait être sans cœur.

Je paye pour les péchés de mon père.

Je remonte celle que l’on appelait la Route du Puits Bouillonnant et soudain je vois Carmen entrer dans un restaurant avec un autre homme. Je me cache près d’un terrain de construction en plein vent, trahi mais étrangement libéré. Des cendres, s’envolant d’un tonneau de pétrole en feu retombent sur mes épaules. Un homme aux larges épaules vêtu d’un veston trop grand se réchauffe les mains aux flammes.

Mon père.

C’est pour toi que j’écris cela. Dis-moi si c’est de la fiction. Dis-moi combien je peux dévoiler. Mais je sais que j’enfreindrai la règle. Tu peux compter là-dessus. Je ramasse une planche de bois. Elle ressemble à une batte de base-ball.

Je pense à l’intrus qui mourut en tombant du cinquième étage quand j’avais sept ans. C’était mon demi-frère. Vous voyez, les volets auraient dû être fermés car il y avait une alerte au typhon. Mais si je voulais vraiment savoir ce qui s’était passé j’allais devoir être très vigilant, car là-bas, au-delà d’ici, il n’y a pas de règles pour la logique des choses, et s’il y en a, les morts les changeront sans cesse.