Vacarme 15 / chroniques

au pays des saugrenus

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Petite, j’étais trop grande. La même taille, la même pointure que maintenant. Ainsi ma vie d’écolière s’écoula-t-elle toujours près du mur au fond de la classe, où j’étais assise, la dernière, pour ne pas gêner la vue des autres, petits, conformes. Sémaphore, on m’appelait. Ou bien alors girafe. Et, de honte, je marchais courbée vers l’avant afin de camoufler ma verticalité en une chose plus horizontale, et depuis lors je reste toujours penchée en avant, telle une pomme de terre, regardant le sol, comme s’il fallait regarder où mes pieds m’emportent à chaque pas. Ornée de ces très longues jambes rachitiques donc, je rêvais d’un autre monde où j’aurais été très petite, minuscule, au point de me faufiler entre les jambes des autres, et quelle joie alors...

En dépit de ces très longues jambes en bambou, je manquais pourtant d’imaginaire. Néanmoins, avec les yeux qui surplombaient ces mêmes jambes, je lisais des contes. Ainsi, et tout à fait subrepticement, un espoir de petite taille trouva chez moi un refuge et se mit à grandir à l’ombre de ma vue. Cet espoir venait donc d’un conte. Il me hantait.

En voici le contenu. Une femme, mère frustrée, accouche après une longue période de stérilité d’un tout petit garçon qu’on appelle Le Petit Poucet. Celui-ci, après avoir été la prunelle des yeux de ses parents, conquiert le monde avec le grand cœur qu’il a dans sa petite poitrine. Désormais je pouvais rêver que je devenais lui.

Voilà donc pour le background autobiographique. Chose dite et à réaliser par la suite. En prenant mon désir pour la réalité, il me fallait chasser ces jambes au fond de l’oubli et mettre des petites à la place et à l’appui. Il y eut donc ce voyage inouï chez le peuple des Saugrenus.

Comment cela a-t-il pu arriver ? Je ne me souviens pas. Un matin, je me suis réveillée petite dans un lit, au milieu d’une chambre aussi grande qu’une boîte d’allumettes et je n’en reviens pas encore de ce saut dans l’inconnu. J’ai secoué ma (petite) tête mille fois, ne sachant pas si je dormais, si je rêvais ou si malgré tout j’étais éveillée. La seule analogie qui me vienne à l’esprit serait celle d’un voyage au cours duquel on se réveille la nuit dans un lit étranger, ne sachant ni où ni comment on a atterri là.

Plus tard dans la matinée, je mis le nez dehors et aussitôt je compris que j’étais bel et bien chez le peuple Saugrenu. Les Saugrenus étaient ethniquement très proches des Lilliputiens et habitaient un territoire de couleur blanche : champs couverts de coton éternellement en germe, paysage raturé par des montagnes enneigées, routes bordées de fleurs d’amandiers, plages de sel, rochers calcaires et dunes de talc côtoyant collines de craie, éclairées par les faisceaux blêmes d’une lune toujours grande et pleine. Des navires blancs, voguant ou amarrés sur l’eau argentée, des ports gardés par des oiseaux d’albâtre et ainsi de suite à l’infini.

Et déjà j’ai oublié l’élément le plus surprenant du voyage : les plumes blanches. Partout ils avaient planté des plumes blanches, et elles étaient de toutes les tailles. Géantes et microscopiques. Aussi grandes que des arbres, ou aussi petites que des aiguilles. De toutes les tailles en somme, mais toujours blanches. Et les larmes. Chaque fois qu’un citoyen saugrenu, ou une citoyenne saugrenue, versait une larme, celle-ci se constituait immédiatement en une petite rivière, fleuve, ou lac, et même, de temps à autre, un océan se formait lors d’un deuil national ou d’un grand malheur. Car ce peuple de saugrenus « était souvent frappé de malheurs » et malgré les larmes, était régulièrement la proie d’une sécheresse chronique et d’une inhibition tenace. Lors des sécheresses les plus dures, ils imploraient la lune, et se rassemblaient en un cortège silencieux versant des larmes sur les contrées blanches, mais des larmes hélas salées qui ne pouvaient irriguer ni plumes ni amandiers.

Comment sont-ils ces gens si petits et si bien entourés de blanc ? Bien. Très bien même. Traits caractéristiques : Ils pleurent beaucoup / Pleurer est un rite national / Ils prient beaucoup / Ils psalmodient beaucoup / Ils murmurent beaucoup/ Ils ont un souffle collectif d’ambre / Ils courent beaucoup / Ils se faufilent beaucoup / Ils se caressent beaucoup / Ils se regardent beaucoup / Ils contemplent beaucoup les doigts de leur main gauche / Ils tendent la main / Ils portent des colliers de perles et des colombes / Ils marchent toujours à plusieurs en se tenant les bras. Les mois, chez eux ont des noms étranges : Vendémiaire, Brumaire, Pluviôse, Nivôse, Ventôse, Messidor. Et les jours décadi, septidi, sextidi, duodi. Ils mangent des galettes de riz et des cheveux d’ange, boivent du petit lait, passent leur temps à colorier des œufs, sirotent des horchatas et se couchent à cent dans un grand petit lit.

Ah, j’allais oublier les animaux. Ils sont aussi très blancs, outre les lapins et les pigeons, on peut compter d’autres espèces très rares chez les humains de la grande marche, espèces que je ne saurais pas nommer, mais que je peux décrire. Comme des hérissons couverts d’un duvet blanc et non d’épines, des oiseaux à plusieurs têtes, l’une chante, l’autre mange, une autre donne à manger aux petits, une autre porte un petit ruban en satin et ainsi de suite. Et d’autres animaux aussi parcourent le paysage, appartenant à l’espèce des Mammès. Un Mammès par là, un autre par ici. Que des Mammès, et ce sont eux qui se sont donné ce nom. Proches des mammifères. Oui. Six jambes, pourtant au lieu de deux ou de quatre, couvertes de fourrure argentée, parfois brillante ; j’ai même cru voir un animal fait de miroirs réfléchissants dans lesquels on peut contempler son visage.

Et moi alors, qu’est-ce que je faisais là ? Prenant mes désirs pour une réalité et sautant par-dessus mes jambes longues, vers l’avenir bien meilleur de la petitesse, j’ai éprouvé l’épanouissement et cela pour la première fois de ma vie. Vraiment. Ce voyage m’a rendue plus étrangère encore à moi-même que je ne l’étais autrefois grande, mais son terme était bien au-delà de ce que mon imagination avait espéré.

Ce peuple était donc petit, bien petit, ressemblant (oh quelle surprise !), au garçon du conte, et au peuple maintes fois célébré des Lilliputiens. Bien entendu, je suis devenue aussi petite qu’eux, les habitants de ce pays blanc de Saugrenus. C’est cela l’objet du voyage, n’est-ce pas ? Je suis donc devenue petite, mais, suis-je pour autant une Saugrenue ? J’avais naturellement été rétrécie sans avoir été raccourcie, et il me sembla que cela dépendait toujours du regard que je me portais dans la glace. Tantôt rétrécie, tantôt raccourcie, mais bel et bien rapetissée en somme. Mon rêve de toujours, pouvoir glisser dans la poche d’un bien-aimé, être là où l’on ne m’attend pas, se faufiler, se dérober et sauter par dessus tout.

Le pays Saugrenu m’avait ravi le cœur. Et, de bon gré, je l’ai donné. Qu’est-ce que l’on voit ? Je me le demandais à chaque pas. Et comment ai-je atterri là ? Je me le demandais depuis mes paupières fermées. Métamorphose d’une nuit d’été dans la chaleur subalterne du jour de fête de notre humanité bien près des grandes marches, et, au magicien, je dis : ne tire pas sur ma tête, laisse la voix qui berce, et tente un peu de nous penser.

Alors il dit : dis et psalmodie ce talisman : je veille, je rêve et je veille et je rêve. Je te cherche dans la nuit, dit-il encore, et jusqu’à quand et jusqu’où t’éloigneras-tu ? On t’a volée à moi. Je suis donc à toi, si on t’a volée à moi. Toujours la même pourtant en cette première étape sans que jamais je t’ai quittée. Peut-être l’ai-je fait trop tôt ce voyage, peut-être ? Bien en avance sur ma propre humanité. Ou en retard ? C’est cela voyager. Voler et se faire voler à soi-même et à celui qui voit. Je ne savais pas que saisir son rêve c’était déjà l’avoir perdu. Je voulais être petite et ensuite dormir petite au-dedans de moi, ou que faire sinon ?

Au pays des Saugrenus, j’étais près de ma terre, et seulement interdite de séjour. Je veux dire, dans la brume matinale, couverte de rosée, il fallait faire avec. Les yeux étant ces perles qui encerclent le lieu infinitésimal de tout séjour par cette brillance que l’on dit diaphane et nocturne. C’est cela. Un lieu dit de la brillance diaphane et nocturne, tel est le pays des Saugrenus.

Tout au long de ce voyage, une voix me parvenait et me disait au creux de l’oreille : toi tu dors, et moi je veille. Tu es loin au-delà, et ici, moi je nous pense, je soupire après toi, je te cherche, je te cherche et je ne te trouve qu’en moi et je te cherche encore. Comprends-tu ? Essaie de comprendre. Je te cherche dans ta nuit, tu n’as pas mal, tu n’as pas eu mal à cause de moi. Dans ton pays nouveau veille sur nous, garde nous. Et encore la voix qui m’appelait « douce épouse mystique et de chair, autrefois cramponnée et agrippée » demanda : l’es-tu encore, à moi ? Et le souffle sur le sel inscrivit ceci : je rêve désespérément d’un monde où nous pourrions habiter et mourir ensemble, respirer chanter danser, je sais que tu es là hors de moi, mais en moi, désormais devenue mon cœur. Ma seule espérance veut dire ça : en mon cœur, toi. Je te cherche partout, dans ma nuit et dans ta nuit interminable et dans le jour qui manque de venir. Je t’appelle tout le temps. Et la voix signait ainsi : ton fou.

Au pays des Saugrenus, j’ai connu ce que jamais je n’aurais connu, la voix et la terre. Blanches. Mais pourquoi la terre n’aurait-elle pas été blanche et cristalline noircie à l’avenir par des mots ? Car blanchie et bien petite me voulais, écrite pour l’amour de Dieu dans ce grand livre et ainsi serais-je moi-même bâtie sur l’ombilic d’un rêve déjà acquis et à jamais perdu. Que les pages se noircissent chez les Saugrenus ; laissez-moi m’inscrire là auprès du cristal et des plages de sel, ne me retirez pas de ce bannissement tellement voulu et je ne serai plus aveugle à l’avenir. Promis.

Et que fallait-il penser de tout cela ? Ce que je cherchais je l’ai trouvé, mais elle est loin de moi, autrefois grande et désormais petite, celle qui avait perdu l’espérance de le devenir. Je cherche encore dans la nuit argentée les plumes qui seules pourraient me tracer dans le paysage. Il me fallait jaillir au-delà de moi, qui ne contenais plus ce qui avait été déjà là ; l’inconscient étant désormais trop grand pour ce moi que je suis devenue et tout cela, est-ce la faute du pays des Saugrenus ?

NON. Ce n’est pas juste, je voulais voyager chez eux et je le voulais de tout cœur et de chaque souffle. Écris sur les feuilles argentées, tu auras un peu plus d’espace ailleurs et n’oublie pas que tu as pris aux Saugrenus un peu de leur terre. Elle n’est pas à toi.

Pourtant, moi, autrefois grande devenue petite, je souffrais d’un mal et d’une folie. Je les avais déjà stigmatisés. Et ce mal le voici : Un inconscient demeuré dans la démesure. Que faire en effet de mon inconscient devenu dorénavant trop grand pour moi ? Le vider, me direz-vous, certes, mais où ? Peut-être le verser dans les rivières de larmes, ou alors le donner en pâture aux animaux qui peuplent ce paysage. C’est cela : mon inconscient sera recyclé dans les entrailles de ci-devant et beaux Mammès. Et qu’adviendra-t-il de lui ? Une nourriture pour la terre et le paysage. J’espérais pour lui qu’il serait blanc et non pas noir comme l’encre des calamars. Une poche remplie de blanc qui, une fois crevée, le libérerait pour qu’il s’intègre dans le paysage et passe inaperçu, ceci une bonne fois pour toutes.

Je serai subséquemment débarrassée de mon mal encombrant. Et de toutes les façons je ne manquerai pas d’en avoir un autre. Car vivre chez les Saugrenus me fera sécréter d’autres inconscients bien plus petits ceux-là, conformes à ma taille et que je pourrai porter facilement en moi. Mais un seul et unique inconscient suffit. Et s’il m’en vient plusieurs, la solution est simple. Les autres, ceux qui auront été récemment sécrétés, seront donnés ; je les donnerais (pourquoi le cacher ?) volontiers en pâture aux Mammès.

Ce problème résolu, il me reste celui de la nuit. Les nombreuses nuits qui m’assiègent et m’encerclent et me retiennent de jaillir et de noircir le paysage ; mais que fait-on de la grâce qui se tait ? Et la voix me dit : veille et reste auprès des choses et sache que même notre tragédie est interdite à tout événement et sache aussi que l’autre tragédie aura pour nom l’oubli.

Non. Je disais, non. Je tremble devant le temps, l’oubli, ici, au pays des Saugrenus.